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3 juin 2011
Le succès, plus ou moins récent, de la notion de précarité au sein du monde militant, qu’il soit associatif, syndical ou politique, et plus largement, dans le débat public, est largement lié à l’émergence de luttes menées depuis une vingtaine d’années par des collectifs auparavant invisibilisé-e-s au sein des organisations traditionnelles du travail (intermittent-e-s du spectacle, mouvements de chômeurs...). Cette notion, qui « s’oppose de manière polémique à celle, rivale et symétrique, de flexibilité, prônée par la classe dominante » [1] a probablement connue son pic de célébrité lors de la révolte des jeunes du printemps 2006 en subvertissant le projet de Contrat Premier Embauche (CPE) en « Chômage Précarité Exclusion ».
Comme le soulignent Sophie Béroud et Paul Bouffartigue dans un ouvrage collectif paru en 2009 [2], ce succès est largement dû à la polysémie du mot, qui est à la fois sa force et sa faiblesse. Du SDF au travailleur sous-payé, en passant par l’étudiant salarié ou encore le travailleur sans-papiers, les figures de ce que certains ont appelé le « précariat » sont multiples et recouvrent souvent des réalités très différentes.
Les limites évidentes de tels concepts ne doivent cependant pas en occulter l’importance pour l’élaboration d’une stratégie anticapitaliste au XXIe siècle. En s’intéressant à la figure de l’opéraïsme italien dans un précédent numéro [3], John-Samuel McKay a rappelé l’importance d’une analyse vivante de la composition de classe pour adapter l’intervention des révolutionnaires aux nouvelles formes de luttes qui y correspondent. La déstabilisation des formes d’emploi, l’augmentation du chômage et l’éclatement des collectifs de travail sont autant de thèmes qui devraient retenir notre attention pour l’élaboration d’une telle analyse.
Le succès de cette notion dans les luttes de ces dernières années, ainsi que la crise du mouvement ouvrier traditionnel et le discrédit du marxisme qui l’a accompagné ont conduit à l’idée assez largement partagée que la précarité serait une innovation dans l’évolution du capitalisme. En réalité, chômage, précarité et exclusion sont au coeur de l’exploitation, ils ne constituent pas un phénomène conjoncturel mais bien un aspect essentiel du rapport salarial. Celui-ci repose en effet sur la transformation de la force de travail en marchandise qui présuppose deux facteurs de précarité pour le travailleur salarié [4] :
La nature même du capitalisme consiste en un bouleversement permanent des « rapports de production [et donc] des rapports sociaux » [6] du fait de la concurrence intercapitaliste pour le partage de la plus-value globale et des bouleversements produits par la lutte des classes elle-même. « Ce bouleversement continuel de la production » [7] en transformant sans-cesse les conditions d’emploi et de travail des salariés, rend leur sort pour le moins incertain.
Ce qui est nouveau dans cette « vague de précarisation généralisée » relève en fait des transformations provoquées par la crise structurelle que traverse le capitalisme depuis le milieu des années 70 et qui met fin à une période « historiquement brève (un gros quart de siècle, allant de la fin des années 1940 au milieu des années 1970, les fameuses « trente glorieuses » chères à Jean Fourastié) et géopolitiquement délimitée (les États capitalistes développés), [durant laquelle] la précarité à semblé disparaître de l’horizon du salariat » [8].
En réalité, même durant cette période, l’instabilité et la fragilité salariale ont constitué une réalité très concrète pour de nombreux travailleurs, notamment dans certains secteurs d’activité tels que le commerce. De ce point de vue, les luttes ouvrières de 1936 semblent d’ailleurs avoir marqué un tournant important mais pas total, comme le montre par exemple la chercheuse Anne-Sophie Beau, dans un article traitant de la gestion de la main-d’oeuvre au sein d’un grand magasin lyonnais entre 1886 et 1974 :
« Face à la diminution du temps de travail des salariés, les employeurs vont se battre pour obtenir du gouvernement la possibilité de ne pas donner simultanément à l’ensemble des salariés le deuxième jour de repos hebdomadaire (autre que le dimanche) de manière à ce que les magasins ne restent fermés qu’une journée par semaine. Ils parviennent à leur fin un an plus tard : dans chaque rayon sont formés des groupes de quatre salarié-e-s qui prennent leur deuxième jour de repos « par roulement » les lundi, mardi, mercredi et samedi et sont alors remplacé-e-s successivement par un-e même salarié-e, recruté-e dans ce but et qui ne travaille donc que quatre jours par semaine. » [9]
On voit comment l’obtention d’acquis sociaux a, en même temps, suscité des tactiques de contournement de la part du patronat, notamment par la mise en place de temps partiels d’un caractère nouveau :
« Ce sont en effet les premiers emplois qui ne sont pas installées uniformément à tous les postes de travail, mais quasi-exclusivement réservés à la vente, et qui sont clairement sexués puisque seules des femmes les occupent. » [10]
Cette capacité d’adaptation des capitalistes, même en période de fortes luttes ouvrières, tient dans la nature profondément inégalitaire du rapport salarial décrit plus haut.
On voit ainsi que si la précarité est une donnée inhérente au capitalisme, les formes qu’elle revêt ainsi que son intensité évoluent au gré des transformations des rapports de production. L’explosion de la précarité à partir de la fin des années 70 ne s’explique pas autrement : le démantèlement du rapport salarial issu de la période « fordiste » et le développement de la « flexibilité » de la force de travail, ainsi que la mise en concurrence de celle-ci sur le plan international, ouvrent alors la porte à l’aggravation des inégalités, la montée du chômage, etc. En fin de compte la véritable « innovation » de cette période sera l’apparition sur le terrain juridique du travail précaire : « les années 70 ne sont pas celles de la naissance de ces modes d’emplois, mais celles de leur inscription dans la loi, inscription qui leur permet de devenir visibles et dicibles » [11].
Cette innovation n’a bien entendu pas que des aspects symboliques, car même si l’introduction de la précarité dans la loi s’est faite sous l’angle de l’exception à la règle, l’apparition même d’une telle exception a offert au patronat la possibilité d’étendre sa surface et de reconfigurer l’organisation du travail en l’utilisant comme variable d’ajustement. C’est ainsi qu’entre 1982 et 2006 le taux d’emplois en « statuts précaires » parmi les salariés est passé de 5,8 à 12,4% [12] (contre 20% de fonctionnaires et 68% de salariés du privé en CDI) tandis que le taux de chômage a plus que triplé entre le début des années soixante-dix et aujourd’hui [13] ou encore que 25% des salariés gagnent, en 2011, moins de 750 €/mois. [14] Un autre aspect important de cette évolution est qu’elle touche des populations particulières : que ce soit les femmes ou les travailleurs sans-papiers, les jeunes mais aussi les vieux salariés.
Derrière ces chiffres impressionnants (et certainement en-dessous de la réalité [15]) se cache toutefois la diversité de situations dont nous parlions en introduction : selon qu’il s’agit des chômeurs, des travailleurs précaires (sous-catégorie forcément floue et sujette à discussion, elle aussi, et dans laquelle on range pêle-mêle : les intérimaires, les contrats à durée déterminée, les stagiaires et contrats aidés) ou encore les « travailleurs pauvres », les problématiques de luttes et leurs formes d’organisation ne sont pas les mêmes. En termes de rapport au collectif de travail par exemple il semble compliqué de tirer un trait d’union entre les différentes catégories de « travailleurs précaires » : « On peut supposer qu’avoir un statut précaire implique une forte instabilité. Mais ce n’est pas toujours le cas : il est des travailleurs de la fonction publique qui sont depuis des années dans le même emploi tout en ayant un statut précaire. » [16] Ce qui est certain, par contre, c’est que la crise a provoqué une augmentation sensible de ces différentes catégories et que l’influence de cette augmentation sur le monde du travail n’est pas seulement quantitative.
C’est pourquoi une stratégie anticapitaliste gagnerait à être enrichie d’une véritable prise en compte des problématiques développées par les collectifs de précaires. Les revendications telles que le droit au revenu, par exemple, ne peuvent être mises en opposition avec les revendications « historiques » du mouvement ouvrier, en l’occurrence le droit au travail. C’est l’articulation dialectique entre ces revendications et surtout, entre les formes d’organisation qui y correspondent (syndicats, collectifs de chômeurs, comités de quartiers ?) qui est à inventer. De ce point de vue le débat engagé par la commission précarité du NPA dans le dernier numéro de la revue Tout est à Nous ! [17] est un pas dans le bon sens, qui devrait servir d’appui au développement du débat dans l’organisation. D’autres thèmes devront être abordés pour mieux cerner la réalité de la classe ouvrière aujourd’hui, comme les questions d’individualisation des statuts à l’intérieur de chaque entreprise et d’éclatement des collectifs de travail. Nous ne pourrons faire l’économie d’une telle réflexion si nous voulons développer demain les formes organisationelles appropriées à l’émergence d’un double pouvoir.
[1] Introduction à l’ouvrage collectif dirigé par Sophie Béroud et Paul Boufartigue, Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Éditions La Dispute, 2009, p10.
[2] Ibid, p10.
[3] Voir « L’opéraïsme italien », John-Samuel McKay, Que Faire ?, n°4, disponible en ligne : http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-no04-aout-septembre-2010/article/l-operaisme-italien.
[4] Pour lire une description plus détaillé de ce rapport organique entre exploitation et précarité, voir : « La précarité gît au coeur du rapport salarial », Alain Bihr, revue Interrogations ?, n°4, disponible en ligne : http://www.revue-interrogations.org/article.php?article=82.
[5] Ibid.
[6] Manifeste du parti communiste, Karl Marx, Friedrich Engels.
[7] Ibid.
[8] « La précarité gît au coeur du rapport salarial », Alain Bihr, op. cit.
[9] « La gestion de la main-d’oeuvre dans le grand commerce : un usage continu de la précarité (XIXe-XXe siècle) », Anne Sophie Beau in Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Éditions La Dispute, 2009.
[10] Ibid.
[11] Anne-Sophie Beau, Un siècle d’emploi précaire, Payot, Paris, 2004, cité dans « Ce qu’il y a de nouveau dans le travail précaire », Patrick Cingolani, in Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, op. cit. p72.
[12] Source : Insee, enquête emploi. Année des données : 2007.
[13] Source : Insee, enquête emploi. Année des données : 2007.
[14] FO-Hebdo, n°2973, mercredi 2 février 2011.
[15] Sur les enjeux liés aux chiffres de la précarité voir la vidéo du débat organisé par commission précarité du NPA lors de sa première université d’été en 2009 : http://www.dailymotion.com/video/xac5jv_23-08-09-debat-sur-la-precarite_news.
[16] Jean-François Germe, « Instabilité, précarité et transformation de l’emploi », Critiques de l’économie politique, n°5, 1978, cité dans « Ce qu’il y a de nouveau dans le travail précaire », Patrick Cingolani, in Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, op. cit. p66.
[17] Tout est à Nous !, la revue, n°17, disponible à la Libraire La Brèche : http://www.la-breche.com/.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.