Some of us are Brave...

par Hugo Harari-Kermadec, Lisbeth Sal, Naïma Anka Idrissi

25 juillet 2011

Bien qu’elle ne soit pas nouvelle, la question de l’articulation des oppressions entre elles et avec l’exploitation se pose avec acuité dans les luttes d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse de l’organisation des femmes voilées et plus largement des mobilisations des quartiers populaires, c’est d’emblée ce type de questions qui sont posées. Dans cet article, nous souhaitons montrer que pour résister il est nécessaire d’appréhender l’articulation des oppressions pour éviter de passer à côté des besoins réels des opprimé-e-s, voire de participer à les diviser.

L’universalisme, l’histoire et les principes

Avant tout, il nous semblait important de revenir sur la notion d’universalisme qui y est pour beaucoup dans la construction de la domination, en particulier en France. Issu de la philosophie des Lumières, l’universalisme cherche à construire l’intérêt général par opposition aux intérêts individuels. Au moment où la notion a été introduite dans la philo­sophie, c’était révolutionnaire dans la mesure où ça s’opposait aux intérêts des nobles et du clergé. Elle a d’ailleurs été utilisée par Olympe de Gouges ou Toussaint Louverture [1]. En même temps, forgé par des bourgeois blancs mâles hétéros et valides, l’universalisme a fini par camoufler l’existence de discrimina­tions. L’universalisme conduit aussi à la construction de principes qui seraient intangibles, universels et sur lesquels il s’agirait de s’appuyer dans les luttes pour l’émancipation. Dès que l’on met en doute l’existence de tels principes, on peut être taxés de relativistes (« Tu n’es pas contre les religions ? Tu soutiens l’excision ! »). Pourtant, nous savons tous et toutes que les principes atemporels n’existent pas. Nous pouvons avoir des principes mais ils sont ancrés dans une société. À quoi bon défendre l’indépendance de classe sous le socialisme, par exemple ?

Comme les principes, les normes varient dans l’histoire et peuvent être réinvesties, c’est-à-dire acquérir un sens nouveau par la façon dont les gens les vivent. Elles n’ont pas un sens valable en tout temps et en tout lieu. Il n’y a donc pas une seule façon de se battre pour l’émancipation. Ainsi, au début du XXe siècle, plusieurs stratégies, à première vue contradictoires, sont employées par les féministes : tandis que Marguerite Durand (directrice de La Fronde, un quotidien féministe), revendique sa féminité pour « enlever aux hommes superficiels cet argument que le féminisme est l’ennemi du goût et de l’esthétique féminine » [2], Madeleine Pelletier (première femme aliéniste, on dirait aujourd’hui psychiatre), revendique son refus de toute relation sexuelle et adopte une apparence délibérément masculine : « mon costume dit à l’homme : « je suis ton égale » » [3]. Finalement, à leur manière, toutes deux revendiquent l’égalité.

Il n’existe pas de ligne toute tracée, de schéma émancipateur universel. Les formes que prennent les luttes pour l’émancipation, de même que les outils auxquels ont recours les opprimé-e-s, varient au cours de l’histoire. Ce qui est fondamental, c’est que les opprimé-e-s eux ou elles-mêmes soient moteurs dans leur lutte et puissent s’emparer des outils qui font sens au moment où ils ou elles luttent.

Nommer les oppressions : l’exemple de la race

Malgré leurs caractéristiques spécifiques, les oppressions possèdent des caractéristiques communes. Elles présentent une privation de droits pour les populations dominées, une violence symbolique et physique poussant à la résignation, une stigmatisa­tion par le dénigrement systématique du groupe opprimé, une hiérarchisation et/ou une naturalisation de la différence. Les dominations de sexe, de classe et de race recoupent toutes ces caracté­ristiques. Cependant, les catégories de sexe et de race ont une histoire différente de celle de la classe, ce qui rend ces deux notions difficiles à appréhender par celles et ceux qui sont venu-e-s au militantisme par le marxisme, tant au niveau théorique que politique. Pourtant, en tant que dispositifs de naturalisation du pouvoir et par les rapports de domination qui s’y jouent, ces deux catégories prennent tout leur sens comme catégorie d’analyse critique [4].

La naturalisation tient en la croyance à des caractéristiques naturelles qui justifient l’oppression. Si aujourd’hui le concept d’égalité des sexes semble admis, au moins dans les discours, des livres comme Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus [5] ou le programme Scènes de ménage par exemple continuent à inscrire l’idée, par le biais de l’humour, de différences « naturelles » entre les hommes et les femmes. Ainsi, les procédés utilisés visent toujours à tourner les femmes en ridicule en leur reprochant d’être « trop » par rapport à la norme masculine. La diffusion de ces clichés perdure et à vocation à dévaloriser les femmes : ainsi quand elles occupent des postes dans les métiers relatifs aux soins à la personne, leur travail est moins reconnu car il s’agirait de capacités liées à leur sexe et non d’un savoir faire appris ; elles sont souvent considérées comme des « commères » ou des séductrices ; on considère que les milieux de travail féminins sont plus difficiles car elles « se crêpent le chignon ». Ces petits sketches diffusent des idées sexistes et légitiment les positions subalternes des femmes car ils n’interrogent jamais les logiques et constructions sociales de genre.

On trouve des procédés similaires avec la question de la race. L’idéo­logie universaliste empêche le recours à ce terme car « les races n’existent pas ». Comme l’explique Eric Fassin, le dialogue est biaisé dans la mesure où les termes du débat sont réduits à des oppositions telles que « êtes-vous universalistes ou différencialistes ? Êtes-vous républicain ou communautariste ? ». Dans Sexe, Race et Pratique du pouvoir, Colette Guillaumin écrit : « si la réalité de la « race » n’est en effet pas bio-naturelle, n’est en effet pas psychologique (quelque tendance innée de l’esprit humain à désigner en l’autre un être de nature…), elle est cependant. Car il n’est pas soutenable de prétendre qu’une catégorie qui organise des états (le troisième Reich, la République sud-africaine, etc.), qui entre dans la Loi, n’existe pas. Il n’est pas soutenable de prétendre que la catégorie qui est la cause directe, le moyen premier du meurtre de millions d’être humains n’existe pas. » [6]. S’il est évident « qu’il n’y a qu’une race, la race humaine », la race comme rapport social de domination existe et l’occulter ou le fuir c’est participer à entretenir les discriminations. Parler de « race » c’est s’inscrire dans les processus sociaux, c’est participer à la connaissance des réalités des rapports de domination qu’elle sous tend. S’il faut être conscient des risques d’entériner les catégories raciales de sens commun qu’il s’agit de combattre, il s’agit aussi de « penser le contenu des catégories raciales et des pratiques racistes, qui ne se présentent pas toujours comme telles aujourd’hui et qu’il faut exhumer de fait et de discours qui les recouvrent et les occultent » [7]. C’est dans cette optique que nous parlons de « race », de « racialisation » ou de « personnes racisées ». De plus, comme le souligne Colette Guillaumin « le discours est un perpétuel champ de la vérité » [8], il s’agit alors d’écouter les personnes concernées quand elles parlent, d’entendre la manière dont elles se définissent. Ainsi, comme beaucoup d’autre, Gérard, élève de lycée professionnel interviewé, dit « Je suis un black d’où ? Je suis un black de ma cité ! ». Ces catégories montrent « la complexité et l’ambiguïté du rapport à soi et du rapport aux autres » [9] et participent de techniques d’empowerment : décortiquer les mécanismes d’une identité, à la fois subie et fondatrice de soi, permet de s’armer contre les oppressions.

Des revendications liées au contexte politique

Chaque oppression est un rapport social. Elle est donc à prendre en compte dans une logique de rapport de force par rapport aux autres, en ce sens, elles varient en fonction des contextes, des mouvements sociaux dans lesquels elles sont imbriquées, et ne peuvent de ce fait êtres analysé-e-s sur une échelle unidimensionnelle. Aujourd’hui, en France, même si l’égalité entre les hommes et les femmes est loin d’être atteinte (sans parler des remises en cause), la situation n’est plus la même qu’au xixème siècle et n’est pas la même qu’en Amérique latine ou en Inde. De la même façon, le racisme en France n’est plus le même que celui du temps de l’exposition coloniale de 1931 et n’a que peu à voir avec celui d’Amérique latine où les descendant-e-s d’immigrés, blanc-he-s ou arabes, sont dans des positions de domination vis-à-vis des américains « de souche ».

Il s’agit chaque fois de mesurer finement les situations politiques pour établir
des revendications émancipatrices.

L’intersection de la race et du sexe a principalement été traitée dans le contexte de l’esclavage et du post esclavagisme. On peut distinguer trois vagues dans l’histoire du féminisme afro-américain.

La première concerne la lutte pour l’aboli­tion de l’esclavage, la deuxième est celle de la lutte des femmes pour obtenir des droits civiques et enfin la troisième à pour objet de faire reconnaitre le lien existant entre le racisme et le sexisme. Durant la deuxième vague les femmes noires se retrouvèrent devant une difficulté. D’un côté elles devaient lutter contre le féminisme des américaines blanches qui ne prenaient pas en compte la condition des femmes noires et d’un autre elles devaient faire face aux reproches des hommes noirs qui ne voyaient pas dans la lutte contre le sexisme une possibilité viable de parvenir à la lutte contre le racisme et opposaient donc les deux combats.

L’intérêt du black feminism tient dans l’analyse de l’intrication entre sexisme
et racisme. Dans les sociétés esclavagistes, les femmes étaient logées à la même enseigne que les hommes, elles effectuaient le même travail et avaient les mêmes contraintes.

En stigmatisant les noirs comme de pares­seux efféminés, le racisme esclavagistes est même allé jusqu’à produire une « inver­sion relative des positions de sexe » [10] qui permettaient aux noires « d’atténuer » la domination de sexe.

Aujourd’hui, le racisme s’érige par l’affirmation de différences culturelles dé­finies comme hiérarchiquement inférieures et inhérentes aux groupes minoritaires. C’est par le biais des questions de sexe et de sexualités qu’est instrumentalisé le discours raciste. Il s’opère une naturalisa­tion des races par la naturalisation des différentes cultures. La culture et/ou la religion des populations issues d’Afrique du Nord et/ou d’Afrique Subsaharienne sont souvent imaginées comme « plus » sexistes et « plus » homophobes que les cultures occidentales.

C’est donc sous couvert d’une cause noble, l’antisexisme et/ou la lutte contre l’homophobie, que se met en place une stigmatisation forte des populations raci­sées. En exacerbant certains signes cultu­rels (le port de la burqua par exemple) et des faits divers isolés (les viols collectifs ou « tournantes »), le discours politique présente le groupe minoritaire comme homogène. Les hommes racisés sont appréhendés comme « naturellement » sexistes et homophobes, et les femmes racisées sont perçues comme soumises « par essence ». D’une part, on constate un préjugé raciste sur la culture de l’Autre et d’autre part il y a une essentialisa­tion de cette culture présentée comme « naturellement » sexiste. En dénonçant des pratiques du groupe minoritaire comme sexistes « par essence », le risque est que le groupe minoritaire et tous ses membres soient assimilés au sexisme, et que, par opposition, les violences sexistes du groupe majoritaire soient occultées. De cette manière, on observe aussi une assimilation entre couleur de peau et culture ou religion.

En effet, le groupe minoritaire, la minorité visible, est appréhendé comme un groupe homogène, contrairement au groupe majoritaire, la majorité invisible, qui a le privilège d’être appréhendée de manière individuelle. Dans un de ces article, Leti Volpp [11] montre comment deux comportements identiques, des mariages entre des jeunes filles mineu­res et des garçons plus âgés prennent des dimensions tout autres s’il s’agit de personnes blanches ou de personnes non blanches. Elle expose que le couple blanc a le privilège de l’individualité, c’est à dire qu’on qualifiera son comportement de « déraisonné » alors que le couple de non-blanc est homogénéisé c’est-à-dire qu’on attribuera son comportement à sa culture.

Construire les résistances

Saba Mahmood, dans Politique de la piété dissocie autonomie (ce que je suis capable de faire sans aide ou autorisation) et puissance d’agir (ce que je peux objectivement et m’autorise subjective­ment à faire). L’auteure propose de sortir d’une vision binaire oppression-résistance pour étudier les paroles et les actions des femmes dans des sociétés patriarcales, sans forcément les interpréter comme des actes de résistance, même inconsciente. « La capacité d’agir se trouve non seulement dans les actes de résistance aux normes mais aussi dans les multiples façons dont on habite les normes ».

Saba Mahmood défend ainsi que les femmes du mouvement des mosquées en Egypte parviennent à « saper » large­ment les normes de la société libérale-séculière égyptienne (femme-objet et injonction de consommation par exemple) tout en gagnant une certaine marge au sein même des normes religieuses.

En investissant le champ religieux, ces femmes se saisissent de l’autorité des textes islamiques, sans pour autant contester la validité du patriarcat. Elles parviennent alors à se sortir des contra­dictions que la société leur impose (être valorisante socialement pour le mari car séduisante et en même temps une bonne épouse pieuse) et à imposer, partiellement, un changement de point de vue dans l’interprétation des textes, pour aller vers un point de vue moins patriarcal et d’avantage centré sur la vie réelle des femmes égyptiennes.

Autrement dit, les oppressions croisées n’impliquent pas forcément une addition de ces oppressions et des difficultés qui se cumulent. Ainsi une ouvrière, à l’intersection des normes de classe et de genre, peut utiliser la norme de genre pour camoufler la norme de classe. Autrement dit, elle peut se maquiller, avoir recours à la chirurgie esthétique, s’acheter des vêtements très chers pour qu’on ne la perçoive pas comme une femme de la classe ouvrière. Inversement, elle peut refuser tout attribut de genre pour mettre d’abord en avant la fierté ouvrière.

Aujourd’hui plus que jamais, la prise en compte des intersections est nécessaire
dans la lutte pour l’émancipation tant au niveau individuel qu’au niveau col­lectif. Pour prendre un exemple, dans les quartiers populaires, la stigmatisation liée à la race touche les filles au même titre que les garçons. Il se crée alors des résistances collectives face à cette oppression. Dans un entretien réalisé avec une élève d’origine tunisienne, la jeune fille expliquait que selon les contextes elle privilégiait le respect de la norme de genre ou la transgressait pour résister à une domination de race et/ou de classe. Dans sa cité, au milieu de ses pairs, elle explique qu’elle porte une attention particulière à son vocabulaire car « je suis une fille, faut parler bien », cependant dans le cadre scolaire qui est souvent vécu comme un lieu d’exclusion et que E. Debarbieux définit comme un lieu où s’exerce « un affrontement entre une « violence civilisatrice » et une « résistance à cette force » [12] elle affirme que « je répond, j’m’en fous de dire des gros mots, faut pas qu’elle (l’enseignante) se croit supérieure à moi ». Il y a donc des choix de résistance qui s’opèrent suivant les situations et selon qu’elles mobilisent tel ou tel rapport de domination.

Pour construire ces résistances, les soutiens à la lutte, qu’il s’agisse des hommes dans les mobilisations féministes, des blanc-che-s dans les luttes contre les discriminations etc. doivent prendre en compte les privilèges qu’ils/elles ont, en termes de bénéfice, que procure ces normes et dont sont exclu-e-s les déviant-e-s.En effet, une même situation prend un sens tout à fait différent suivant qu’on est dans la norme ou qu’on en est exclu. Si les implications ne sont pas les mêmes, les réactions seront alors aussi différentes et c’est seulement ainsi que les opprimé-e-s, acteur-trice-s de leurs luttes tendront vers l’émancipation.

Articulation des oppressions

Pour chaque rapport social de sexe, de race ou de classe, le groupe dominant opprime le groupe dominé en imposant des situations, des pratiques ou des normes qui ne lui correspondent pas. Cependant, tou-te-s les opprimé-e-s ne font pas la même expérience de la domination : « Une certaine Johnnie Tillmon écrivit en 1972 : "Je suis femme. Je suis noire. Je suis pauvre et je suis grosse. Je suis d’âge moyen. Et je touche des allocations sociales [...] J’ai élevé 6 enfants [...] J’ai grandi en Arkansas, où j’ai travaillé 15 ans dans une blanchisserie avant de venir en Californie en 1963, je suis tombée trop malade pour pouvoir continuer à travailler. Des amis m’ont aidée à obtenir des aides sociales. Les allocations, c’est comme les accidents de la route, ça peut arriver à n’importe qui mais ça arrive surtout aux femmes. Et c’est pour ça que les allocations sociales sont un problème féminin. Pour pas mal de femmes des classes moyennes de ce pays, la libération de la femme est une question de prise de conscience. Pour celles qui vivent avec les allocations, c’est une question de » [13] Johnnie Tillmon exprime ici que les femmes des classes moyennes ne vivent pas le patri­arcat de la même façon que les femmes de milieu populaire, et l’oppression raciale vient sans doute renforcer cette différence. Pour aller plus loin, on peut ici pointer une des limites de la stratégie d’intégration (qui consiste à esquiver l’oppression par la volonté de réussir comme si l’on faisait partie du groupe dominant) : il est plus facile de s’intégrer lorsqu’on est victime d’une seule oppression. Si, aujourd’hui, des femmes sont de plus en plus diplômées et accèdent à des emplois nécessitant une certaine qualification, des femmes victimes du racisme restent très majoritairement cantonnées à des emplois précaires. Des contre-exemples existent, mais pour une Rama Yade, femme et noire mais également fille d’un diplomate sénégalais aisé, combien de femmes migrantes contraintes à la précarité ?

Dans le capitalisme, les oppressions s’articulent à l’exploitation. Vue dans la perspective de l’exploitation, les op­pressions servent de points d’appui pour les détenteurs du capital afin de perpétuer leur domination et ainsi poursuivre leur course au profit. Elles permettent bien sur de diviser les travailleurs et les travailleuses, et en ce sens on peut parler de « diversion » lorsque les attaques du gouvernement français contre les Rroms pendant l’été 2010 passent au premier plan médiatique devant la crise économique. Mais les oppressions n’ont pas qu’un rôle idéologique : elles ont aussi des bases matérielles, elles permettent directement d’arracher plus de valeur aux opprimé-e-s qu’aux ouvriers blancs.

Le travail domestique permet ainsi de faire baisser la valeur de la force de travail, dans la mesure où une partie du coût de la vie des travailleur-se-s n’est pas payé. L’esclavage, lorsqu’il était organisé à une échelle de masse, a sans doute été à la base de l’accumulation primitive du capitalisme naissant. Aujourd’hui, la surexploitation des sans papiers en occident et plus encore des migrants en Chine est l’une des seules bouffée d’oxygène d’un capitalisme asphyxié.

Bien sûr, l’exploitation, qu’elle soit directe ou articulée avec une oppression,ne peut se maintenir à long terme unique­ment par la contrainte (justice, police, armée). Le discours dominant entretient alors un couvert idéologique qui permet de maintenir l’ordre établi à moindre frais. C’est là qu’en France intervient l’universalisme, maintenant les « autres », les non-blancs, hétéro, male, bourgeois et valides, dans des situations de dominés, et en fait des « subalternes » [14]. Les idéologies qui accompagnent les oppressions participent donc de la structure du pouvoir et acquiè­rent ainsi une autonomie vis-à-vis de l’exploi­tation économique, à laquelle elles ne se réduisent pas, même « en dernière analyse ». Avec cette autonomie, chaque oppression se charge d’un potentiel émancipateur global : remettre en cause une oppression, ce n’est plus seulement priver les capitalistes de surprofits, c’est aussi se battre sur le terrain politique, opposer légitimité et légalité, et finalement poser la question du pouvoir. Si aujourd’hui, il est théoriquement acquis qu’il n’existe pas un front principal, celui de la lutte des classes, et des fronts secondaires, les luttes antiracistes ou féministes, notre pratique militante est encore héritière de cette hiérarchisation : nous avons peine à construire de véritables fronts sur ces questions qui sont souvent reléguées au second plan.

Pourtant, ne serait-ce que la montée de l’extrême droite remet ce type de fronts à l’ordre du jour en particulier contre l’islamophobie, une des formes que prend le racisme, aujourd’hui.

De la même façon, considérer qu’une oppression prime sur une autre ne permet pas de donner des perspectives politiques émancipatrices aux opprim-é-s en lutte et pire, conduit à leur division. Les victimes de l’oppression « mineure » sont alors sommées de « s’intégrer », de justifier leur attitude vis-à-vis de l’oppression « principale » avant de pouvoir lutter contre la seconde. Sarkozy l’a bien compris. Surfant sur une aspiration à l’égalité entre les hommes et les femmes, il propose à Fadela Amara de participer à son gouvernement comme secrétaire d’état à la ville, sous couvert de lutte contre le sexisme dans les quartiers populaires. Par ce biais, une version édulcorée de « féminisme », se revendiquant d’une laïcité parfois explicitement islamophobe, occulte les dominations sociales, raciales et culturelles en jeu. Cette prétendue démonstration d’intégration récuse toutes formes de critiques contre la République, présentée comme unique voie vers l’égalité. En attendant, ce sont les musulman-e-s qui sont particulièrement stigmatisé-e-s et l’épouvantail intégriste agité par l’extrême droite, la droite et une partie de la gauche alimente cette forme parti­culière de racisme.

P.-S.

Le titre de cet article vient de celui du livre de Gloria Hull, Patricia Bell Scott et Barbara Smith All the women are white, all the blacks are men, but some of us are brave, sur le black feminism, 1982.

Notes

[1Entretien avec Daniel Bensaid, Quand l’histoire nous désenchante, réalisé par Gilbert Wasserman, Irène Jami et Patrick Simon : http://www.mouvements.info/Quand-l-histoire-nous-desenchante.html

[2Metz( A.), «  Marguerite Durand et la belle époque du féminisme  », in Metz( A.), Rochefort (F.) (dir.), Photo Femmes Féminisme, 1860-2010, Collection de la bibliothèque Marguerite Durand, 2010, Paris bibliothèques, p. 24.

[3Jami (I.), «  Forces et faiblesses du féminisme féminisme français  », in Dermenjian, (G.), Jami (I.), Rouquier (A.), Thébaud (F.), La place des femmes dans l’histoire, Une histoire mixte, p. 308.

[4Dorlin (E), Sexe, race, classe pour une épistémologie de la domination, 2009, PUF, p. 7.

[5Gray (J), Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, 1999, J’ai Lu.

[6Guillaumin (C.), Sexe, Race et Pratique du pouvoir, Côté-femmes, 1992, p. 216.

[7Fassin (D), «  Nommer, interpréter. Le sens commun de la question raciale  », in D. Fassin et E. Fassin, De la question sociale à la question raciale  ?, La Découverte, 2006, 2009, p. 33.

[8Guillaumin (C), L’idéologie raciste. Genèse
et langage actuel, Gallimard, Paris, 2002, cité par D. Fassin, p. 34.

[9Ibid, p. 34.

[10Bereni.L, Chauvin.S, Jaunait.A, Revillard.A, Introduction aux Gender Studies, De Boeck, 2008.

[11Volpp, (L) (2006). «  Quand on rend la culture responsable de la mauvaise conduite  ». Nouvelles Questions Féministes, 25 (3), 14-31.

[12E. Debarbieux. Et al., «  Le construit «  ethnique  » de la violence  » in Charlot B., Emin J.C., Violences à l’école. état des savoirs, Paris, Armand Colin, 1997.

[13Zinn Howard, Une histoire populaire des États-Unis, p. 579.

[14Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler  ?, traduit en français en 2009.

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