La révolution ne fait que commencer !

par Gigi Ibrahim

7 juillet 2012

Je veux commencer par vous donner quelques éléments sur ce qui s’est passé récemment, et mettre l’accent sur des points qui ont peut-être été absents dans les médias. On parle beaucoup des élections, des islamistes, etc. Il manque tous les détails qui constituent vraiment la révolution telle qu’elle existe dans la rue. Excusez-moi si je vais dire des choses un peu en vrac, mais il y a tant de choses qui se sont passées en un an que c’est vraiment difficile de les résumer ! Parfois je ne sais pas vraiment par où commencer, mais je vais essayer…

Traduit de l’anglais par Sylvestre Jaffard.

Cela fait un an que la révolution a commencé, et fondamentalement nous faisons toujours la même chose que ce que nous faisions il y a un an sur la place Tahrir : nous manifestons, nous protestons, nous faisons grève, nous occupons, nous mobilisons, et nous sommes confrontés aux même choses, et à plus.

Un système global

Nous comprenons que le régime est un système global qui est enraciné profondément dans chaque institution, dans chaque conseil municipal, dans chaque entreprise. Imaginer que nous avons renversé le régime en seulement 18 jours est absurde. Les médias décrivent toujours la révolution comme ayant eu lieu pendant 18 jours sur la place Tahrir. En fait la révolution ne fait que commencer maintenant, un an plus tard, après toute une série de conflits et de batailles sur le terrain. La rue n’a pas été calme un seul jour depuis que la révolution a commencé. Nous devons construire sur cette base. Nous comprenons que renverser Moubarak, qui était simplement la figure en haut de cette pyramide n’est pas suffisant. Il y a encore des centaines et des milliers de Moubarak que nous devons renverser. Pour les médias, pour les gens, et même pour des militants, maintenant c’est automatique : si on veut obtenir quelque chose, il faut aller à la place Tahrir. Tahrir a été le symbole et le cœur de la révolution. Mais beaucoup de gens ont tendance à oublier comment Moubarak a été renversé. Oui, la place Tahrir était importante. Tahrir était un endroit très symbolique et un point de pression. Mais ce qui a vraiment scellé le sort du dictateur, ce sont les trois derniers jours de grèves de masse dans toutes sortes de secteurs qui ont mis tellement de pression sur le système qu’il en était réduit à l’alternative « soit on sauve Moubarak, soit on sauve le système », et ils ont décidé de sacrifier Moubarak pour sauver le système. Et le système est toujours en place.

Répression

Le système est bien vivant et utilise tout ce qu’il a à sa disposition pour tuer la révolution. Que ce soit les procès militaires qui ont été utilisés contre les révolutionnaires – 12 000 personnes ont subi des procès militaires depuis le début de la révolution. Que ce soit l’utilisation de tanks pour nous écraser comme à Maspero [devant les locaux de la TV d’état, ndlr], dans beaucoup d’occasions avec des gaz lacrymogènes qui ont entraîné la mort, que ce soit par l’utilisation d’armes, de balles réelles : les batailles se radicalisent et font plus de morts à mesure que la révolution avance. Beaucoup de martyrs sont tombés, et pas seulement durant les 18 jours. Je crois que plus de 3 000 personnes ont perdu un œil. Cela n’est pas un hasard, cela veut dire que le régime vise les révolutionnaires. Ils veulent aveugler, tuer la révolution.
Une bonne partie de la tactique qu’ils ont utilisée contre nous, c’est la propagande par les médias. C’est l’arme magique de tous les régimes, quand on répand la désinformation pour attaquer les révolutionnaires, pour dire que tous ceux qui sont sur la place Tahrir sont des voyous, sont payés, viennent de l’étranger. C’est complètement stupide, mais nous, les Socialistes Révolutionnaires, avons été accusés d’être financés par la CIA ! Ils ne lisent même pas notre introduction qui explique qui nous sommes ! Mais la personne moyenne qui ne comprend pas peut être trompée par ce genre de propagande.

Donc nous sommes confrontés à tout cela. Et malgré toutes les batailles, tout le sang qui a été versé, toute la propagande qui est utilisée contre la révolution et les révolutionnaires — par différents acteurs : les Frères Musulmans, la télévision d’état, ou même des chaînes privées, le régime a beaucoup d’armes pour écraser la révolution… et malgré tout cela, la révolution ne fait que commencer ! Elle devient plus forte que jamais. Le 25 janvier 2012 a vu le plus grand nombre de gens dans la rue dans toute l’histoire de l’Égypte ! Cela signifie clairement que la révolution ne fait que commencer. On ne faisait que s’échauffer jusque là !

Les travailleurs poussent la révolution en avant

C’est très facile, même pour des militants et des gens qui participent à la révolution égyptienne d’être découragés en voyant que les Frères Musulmans et les salafistes ensemble contrôlent 70 % des sièges au parlement, ou que nous nous faisons réprimer violemment à chaque fois que nous manifestons, mais voir ce nombre de gens dans la rue réclamant la fin du pouvoir militaire me donne énormément d’espoir, des gens qui se sont radicalisés tellement vite, de façon très avancée et progressiste. Ce qui me donne particulièrement de l’espoir c’est la classe ouvrière. Pour moi c’est le baromètre qui indique comment vont les choses. Si la classe ouvrière n’est pas mobilisée, je m’inquiète. Si la classe ouvrière est active et mobilisée, je sens que la révolution est sur la bonne voie. 2011 a vu le plus haut nombre de grèves, d’occupations. Tout de suite après les 18 jours, alors que les travailleurs avaient déjà commencé à se mettre en grève dans différents secteurs, ça ne s’est pas arrêté. Dans les trois mois qui ont suivi (février, mars et avril), il y a eu le même nombre de grèves que pendant la totalité de 2010. La revendication numéro un, ce n’était pas seulement le salaire minimum, le droit de se syndiquer, de meilleures conditions, etc., mais de purger les institutions des dirigeants corrompus qui sont liés à l’ancien régime. Pour moi, ça, c’est la révolution. Des travailleurs qui se mettent en grève pour des revendications politiques, même si c’est juste pour un salaire minimum, ça c’est la révolution. Gagner ces petites batailles dans chaque institution pour virer les mini-Moubarak, élire son patron ! Il y a des hôpitaux et des institutions où ils ont réussi non seulement à destituer les dirigeants, les gérants, etc. mais aussi à se syndiquer, à organiser des élections indépendantes et à élire leur patron. Imaginez que vous élisiez votre patron ! On ne peut pas faire plus démocratique.

Oui, la place Tahrir était importante. Mais ce qui a vraiment scellé le sort du dictateur, ce sont les trois derniers jours de grèves de masse dans toutes sortes de secteurs

Tahrir et les usines : une seule main

Le mouvement ouvrier est en essor depuis décembre 2006, de façon non-organisée, spontanée. Imaginez si ce mouvement ouvrier est au moins un peu coordonné et organisé. Notre but est de construire au maximum des organisations dans la prochaine période, d’avoir une grève générale dans un futur proche, et il y a un modèle qui s’est formé depuis douze mois : à chaque fois qu’il y a une confrontation où une grande manifestation sur la place Tahrir, une vague énorme de mouvements dans les entreprises s’ensuit, et c’est logique : les travailleurs sont toujours parmi les derniers à se mobiliser parce qu’ils courent des risques importants, ils ne peuvent pas se permettre de passer un mois sur la place Tahrir sans aller travailler, sans s’occuper de leur famille. Mais quand ils rentrent dans la lutte, ils ont cette arme politique qui peut vraiment faire bouger les choses. Les travailleurs ont besoin de confiance, du soutien des masses. Quand ils voient que les gens prennent la rue et sont dans la ligne de front pour défendre leurs droits, ça donne confiance aux travailleurs pour bouger et demander leurs droits. Les médias, et le régime en général, essaient de casser ce lien. Ils essaient de diviser et de dire : « ça n’a rien à voir avec la révolution, ce sont des groupes spécifiques avec des intérêts spécifiques qui n’ont rien à voir avec la révolution ». En fait ils sont le cœur de la révolution, c’est grâce à eux que Moubarak a démissionné. C’est par eux que cette révolution va continuer et réussir. La question sociale ne sera pas réglée sur la place Tahrir. Ça aura commencé à Tahrir, mais la question sera réglée dans les universités, les usines, etc.

C’est ce que nous essayons de dire en ce moment : Tahrir et les usines sont une seule main. Nous essayons de construire la solidarité : que quand les manifestants de Tahrir se font réprimer, les travailleurs leur viennent en aide, et que quand les travailleurs sont en lutte, les manifestants de Tahrir les soutiennent.

Le 25 janvier 2012 a vu le plus grand nombre de gens dans la rue dans toute l’histoire de l’Égypte ! Cela signifie clairement que la révolution ne fait que commencer

Radicalisation

On me pose souvent des questions sur les élections et les Frères Musulmans. Je ne peux pas vous dire combien de fois j’ai entendu dire : « La révolution a échoué, les Frères Musulmans ont gagné, la révolution est perdue ! », et à chaque fois le peuple gagne, et le peuple est surpris de lui-même. Dès qu’on pense que c’est fini, qu’on est en recul, ou vaincus, le peuple se soulève et démasque tout le monde. Il y a un processus de filtrage en cours. Chaque groupe politique qui n’est pas réellement avec cette révolution se fait démasquer à un moment ou un autre. Et je suis pleine d’espoir parce que c’est en train de se faire à une vitesse incroyable. Il y a tellement de gens qui disaient : « Essayons les élections, et on verra ce qui en sort, donnons-leur une chance ». Mais cette période d’ « état de grâce » s’est terminée très rapidement.

Quand le parlement a eu sa première session le 23 janvier, des milliers de gens ont manifesté et ont présenté leurs revendications au parlement. Du fait de sa composition et de ses pouvoirs limités, le parlement ne pourra évidemment pas répondre aux espoirs qui étaient placés en lui. Ça, nous le savons en tant que militants, mais les masses voulaient faire cette tentative, cette expérience d’un modèle démocratique parlementaire. Mais ce qui est formidable, c’est que l’alliance du régime avec les Frères Musulmans est tellement visible – les dirigeants islamistes sont allés rencontrer le Conseil Suprême des Forces Armées (CSAF) et sont restés à distance des journées de Tahrir – et du coup quand les manifestants sont allés au parlement hier, il y avait toutes sortes de groupes avec toutes sortes de revendications. Les Frères Musulmans ont formé une chaîne humaine pour empêcher les manifestants de manifester devant le parlement ! Ça a déclenché une vraie guerre entre les manifestants et les Frères Musulmans, au point que les slogans que nous avons contre l’armée sont maintenant utilisés contre les Frères Musulmans. Parce que le fond de l’affaire est que les Frères Musulmans ont été co-optés par l’ancien régime, ils sont l’ancien régime, ce sont des capitalistes opportunistes, ils sont comme le PND, le parti de Moubarak, mais avec une barbe ! Ils utilisent la rhétorique de l’islam pour mobiliser, pour que les gens votent pour eux. Je regardais des interviews qu’ils ont fait des électeurs. Il y avait des symboles, et donc cette femme disait : « J’ai voté pour la pomme ». « C’est qui la pomme ! » « Euh, je ne sais pas, il paraît que c’est un homme bien ». Les gens ne savent même pas pour qui ils ont voté ! Mais ils veulent une vie meilleure. Ils veulent un salaire minimum. Ils ne veulent pas être harcelés par la police. Ils veulent une bonne éducation, un bon système de santé, etc. Du fait de leur alliance avec le régime, avec le CSAF, les Frères Musulmans ne peuvent jamais satisfaire ces attentes, et ceci est en train d’être rendu visible très rapidement. On le voit à leur attitude : le fait qu’ils ne sont pas présents quand il y a des confrontations, etc. A mon avis, ce parlement ne va pas durer, il montre déjà ses limites. Bien sûr il y a encore des gens qui y croient, qui disent : « voyons ce qu’ils font. » Mais je ne pense pas qu’il y ait une quelconque démocratie sous un régime militaire. Ce parlement peut être à 70 % Frères Musulmans, ou à 70 % Socialistes Révolutionnaires : nous ne gagnerons pas cette révolution tant que le CSAF est au pouvoir. Nous avons trop sacrifié pour nous contenter d’une démocratie parlementaire. Notre but c’est la démocratie directe, et pour y arriver la révolution doit continuer, les revendications doivent être satisfaites. Cela ne peut pas se faire sans démanteler le régime, et le CSAF est l’épine dorsale de ce régime. Le CSAF est composé de 19 généraux de Moubarak qui protègent l’élite, les hommes d’affaire, et les intérêts des états-Unis et d’Israël dans la région. C’est le véritable ennemi, et nous ne pourrons pas le vaincre simplement avec un parlement différent ou avec tel ou tel président ou telle ou telle constitution : ces combats seront gagnés sur le terrain, dans les luttes ouvrières, étudiantes, les luttes dans la rue contre la police et la répression.

Débats

Je veux juste parler un peu plus de ce qui se passe actuellement, et des types de discussions qui existent et où se situe la gauche par rapport à elles. Ce que dit tout le monde aujourd’hui c’est « Nous voulons la fin du régime militaire ». Nous voulons que l’armée « transfère » le pouvoir. (« Transfert » est devenu le mot magique, comme si le pouvoir était une boîte et qu’on pouvait la passer à quelqu’un !) Mais suivons cette logique. Certains veulent « transférer » le pouvoir au parlement, qui de toute évidence n’a aucun pouvoir sous le CSAF. Certains veulent des élections présidentielles et ne pas écrire de constitution avant ces élections. Nous, les Socialistes Révolutionnaires, nous disons qu’il y a une troisième option : finir notre révolution ! Et ça se fera dans la rue, dans les usines, dans les facs, avec les étudiants, et les pauvres et les travailleurs, se battant tous pour leurs droits. Mais nous ne pourrons pas accomplir cela sans organisation. Aujourd’hui c’est le mot-clé en Égypte. Quand cette révolution a commencé, c’était très spontané, ce n’était pas organisé, il n’y avait pas de dirigeants, c’était beau et magique mais je peux vous dire une chose : vivre sur la place Tahrir 18 jours ou un mois, ce n’est pas facile ! Ça peut paraître romantique, mais croyez-moi quand vous ne prenez pas de douche pendant une semaine, personne ne veut faire ça !

Il y a un processus de filtrage en cours. Chaque groupe politique qui n’est pas réellement avec cette révolution se fait démasquer à un moment ou un autre. Et c’est en train de se faire à une vitesse incroyable

Pendant tant d’années on nous a empêché d’occuper l’espace, d’être dans un endroit pour échanger des idées, faire de la politique de façon ouverte, tout devait être secret. Donc c’était merveilleux d’être à cet endroit pour discuter de politique, avoir tellement de débats. C’est vraiment magnifique quand on va sur la place Tahrir de voir tous les groupes agglutinés, en train de discuter. Mais la question est de savoir ce qu’on fait à partir de ça. Je suis allé dans des tas de mouvements d’Indignés : Occupy Wall Street, Occupy Sheffield, etc. et c’est fantastique parce qu’ils ont été inspirés par la place Tahrir, par l’idée de la place Tahrir. Mais ce qui n’est pas mis en valeur dans les médias c’est qu’on occupe un endroit pour échanger des idées, et après on met ça en pratique ! On emmène Tahrir dans sa fac, dans son usine, etc. et c’est comme ça qu’on démantèle le système. Je connais tellement de gens qui s’honoraient de ne pas être membre d’un parti – et c’est vrai : la majorité des gens qui ont participé à cette révolution ne faisaient partie d’aucune organisation – mais maintenant ils se rendent compte que si on se coordonne, si nous nous organisons, si nous lions toutes ces luttes, les grèves, les mouvements étudiants, si on mène des actions coordonnées plutôt que chacun dans son coin, cela aura un impact beaucoup plus important. Et c’est exactement le rôle des Socialistes Révolutionnaires : nous essayons de coordonner et de lier toutes ces luttes, de prendre les blocs les plus révolutionnaires dans chaque secteur et de créer un grand bloc révolutionnaire.

Les travailleurs sont toujours parmi les derniers à se mobiliser parce qu’ils courent des risques importants. Mais quand ils rentrent dans la lutte, ils ont cette arme politique qui peut vraiment faire bouger les choses

L’alternative

Quand une grève générale aura lieu, une alternative sera créée sur le terrain. Nous avons vu tant de fois qu’à partir de luttes les gens trouvaient des moyens de résoudre les problèmes, et c’est ça l’alternative. L’alternative sera créée par l’expérience et le processus de la révolution. Mais cela demande beaucoup de travail, beaucoup d’énergie. Nous avons besoin du soutien de tout le monde, nous avons besoin que les gens soient informés de ce qui se passe, nous avons besoin de mouvements de solidarité dans le monde entier, afin que quand les étudiants de l’université du Caire subissent la répression ils sachent que les étudiants de Londres et ailleurs sont en solidarité avec eux. Et c’est réciproque : l’Égypte est un endroit très important, si la révolution est accomplie en Égypte par les travailleurs, les étudiants, les pauvres des villes, quand cette révolution gagnera on verra une Palestine libre, une Syrie libre, un Yémen libre, un Bahreïn libre, un monde arabe libre qui montre que nous pouvons prendre le contrôle de notre avenir et de nos vies, et il est clair que cela aura un effet mondial, comme le début de la révolution a déjà eu des effets sur le reste du monde. ■

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