Qu’est-ce que l’exploitation ?

par Amy Leather

13 janvier 2011

Le terme « exploitation » évoque des images de conditions de travail affreuses, des « sweatshops » en Inde ou en Chine, ou le travail des enfants employés par les fabricants de vêtements occidentaux. Nous imaginons des gens trimant de l’aube au couchant, pour un salaire de misère, sous la coupe de patrons brutaux et sans scrupules.

Une telle « exploitation » nous est présentée comme exceptionnelle - à l’inverse de la « normalité » de la vie au travail de la plupart des gens, en particulier dans des pays comme la Grande Bretagne et la France.

Karl Marx avait une compréhension différente de l’exploitation. Loin d’être exceptionnelle, expliquait-il, l’exploitation constitue un trait fondamental du capitalisme.

Pour Marx, l’exploitation ne se situait pas seulement au niveau du salaire ou des conditions de travail, elle constituait le processus même par lequel le capitalisme retire un profit du travail que nous effectuons.

Pour comprendre ce que Marx voulait dire par exploitation il nous faut commencer par son explication de l’origine du profit : la théorie de la « valeur-travail ».

Marx expliquait que le travail humain est la source de toute valeur. A l’époque, de nombreux économistes partageaient cette vision. Mais Marx allait plus loin - il proclamait que la quantité de valeur créée par les gens au travail était plus grande que celle qu’ils recevaient en échange sous forme de salaires.

Par conséquent, le capitaliste vole aux travailleurs une partie de la valeur que leur travail a créée. Cette « plus-value » constitue la base du profit.

Cette façon de voir est un anathème pour tout économiste ou commentateur officiel. Ils considèrent généralement que le monde du travail comporte un échange équitable - « une paye honnête pour une honnête journée de labeur ».

Les mêmes nous expliquent que les travailleurs sont « gourmands » lorsqu’ils réclament des augmentations de salaire supérieures à ce qui est considéré comme « équitable ». De telles revendications « égoïstes », se lamentent-ils, mettent en danger « la santé de l’économie toute entière ».

Vous avez dit équitable ?

Mais pour Marx, cette idéologie de « l’échange librement consenti et équitable » masque l’exploitation qui structure le système capitaliste. Elle cache l’exploitation mise en œuvre quotidiennement dans une société où une infime minorité d’êtres humains réalise d’énormes profits à partir du travail effectué par l’immense majorité.

Mais comment Marx en est-il arrivé à une vision aussi radicale ? Le capitalisme, à l’époque où il écrivait, en était juste à ses débuts, mais déjà il pouvait se rendre compte à quel point il était différent des sociétés précédentes.

Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les gens avaient travaillé principalement pour leur consommation personnelle. Ils produisaient des choses qui satisfaisaient directement leurs besoins, que ce soient les produits alimentaires qui poussaient sur leur terre ou les habits qu’ils confectionnaient à la maison.

À l’inverse, le capitalisme n’est concerné que par la production de marchandises - les objets ne sont pas produits pour l’usage immédiat, mais pour être vendus sur le marché.

Les marchandises doivent au bout du compte avoir une certaine utilité, mais il faut qu’elles soient échangées contre de l’argent avant que leur producteur ne puisse bénéficier de ses efforts. Les marchandises ont donc toutes ce que Marx appelait une « valeur d’échange ». Leur prix reflète cette valeur d’échange.

Mais comment cette valeur d’échange est-elle déterminée ? Marx répondait que la chose que toutes les diverses marchandises achetées et vendues sous le capitalisme ont en commun est d’être des produits du travail humain. C’est cela qui fournit la base de l’échange.

Dans les sociétés antérieures, avant que l’argent ne devienne d’usage universel, les humains procédaient au troc, échange direct d’un bien contre un autre. La quantité de ce qui était échangé dépendait généralement du temps qu’avait pris la fabrication des objets.

Deux personnes ne procédaient à l’échange de deux produits que s’ils avaient nécessité à peu près la même quantité de travail - sinon cela n’aurait pas semblé une transaction équitable. Ce n’était pas seulement un troc d’objets qui avait eu lieu, mais l’échange du temps de travail des personnes concernées.

La méthode du troc est, à l’évidence, gaspilleuse de temps et pas très efficace. En même temps que la production de marchandises s’est mise à augmenter, l’usage de la monnaie a pris de l’importance comme moyen d’égaliser des produits différents.

Auparavant, une table aurait pu être échangée contre deux chaises sur la base de la quantité de travail utilisée. Désormais une table pouvait valoir 50 euros, et donc le prix de chaque chaise était de 25 euros.

Le prix demandé reflète toujours la quantité de travail consacrée à la fabrication du produit, mais l’utilisation de l’argent - dans la mesure où il peut être échangé contre n’importe quelle marchandise - a supprimé la nécessité de l’échange direct entre producteurs.

La monnaie nous permet d’égaliser des choses qui semblent ne rien avoir en commun, que ce soit en termes de matériaux, de mode de fabrication ou d’usage concret.

C’est pour cela que sous le capitalisme l’argent nous semble être le but de la production. S’en procurer est souvent ressenti comme notre but personnel essentiel, puisqu’il nous permettra d’acquérir des choses susceptibles d’améliorer notre vie. L’argent paraît ainsi être la source même de la valeur.

Mais l’argent n’a de valeur que dans la mesure où il vous permet d’acquérir le travail des autres. Si vous aviez des tonnes de billets, mais que rien ne soit produit, ils ne vous serviraient à rien.

C’est l’élément commun constitué par le travail humain qui permet de mesurer pour quel prix une marchandise particulière doit être vendue sur le marché.

Et c’est cela, disait Marx, qui détermine leur valeur. Le prix d’une marchandise reflète le temps de travail nécessaire à sa production.

Jusque là, il semble encore que tout le monde est traité sur un pied d’égalité. Mais si toutes les marchandises sont échangées en fonction du travail nécessaire pour qu’elles soient produites, d’où vient alors le profit ?

La réponse se trouve dans la relation entre le capitaliste et le travail salarié. Sous le capitalisme, notre capacité à travailler - ce que Marx appelait notre « force de travail » - est elle aussi une marchandise, qui peut être vendue et achetée comme les autres.

Un secret ?

Ce n’est pas un secret. Nous parlons de notre « entrée sur le marché du travail » lorsque nos études sont terminées. Nous essayons de nous conformer au marché pour être acceptés par nos employeurs.

Les travailleurs vendent leur capacité à travailler (leur force de travail) à un employeur ou à un capitaliste particulier pour un prix convenu (leur salaire).

Notre force de travail est extrêmement utile au capitaliste puisqu’elle est capable de créer différentes sortes de produits. Mais comment, en fin de compte, cette valeur d’échange est-elle déterminée ?

Le prix de la force de travail est déterminé comme celui de toute autre marchandise. Il dépend du temps de travail nécessaire à sa production.

Derrière le terme « force de travail », il y a un être humain, même si les capitalistes ont souvent tendance à l’oublier. Donc les travailleurs sont payés de sorte qu’ils puissent s’entretenir.

Vous obtenez assez d’argent pour payer la nourriture, votre loyer ou votre hypothèque, et suffisamment de temps de repos pour arriver au travail le matin capable de mettre en œuvre l’effort et l’attention qui vous sont demandés.

Ainsi, ce qui détermine le salaire, c’est le coût de la vie dans la société. Vous allez au travail, où vous créez des produits pour les capitalistes. En retour, vous recevez de la monnaie - votre salaire - avec laquelle vous achetez les différents produits dont vous avez besoin pour vivre, produits qui ont eux-mêmes été créés par le travail d’autres personnes.

Cela paraît assez équitable, puisque vous êtes payés suffisamment pour couvrir le coût de votre vie.

Mais il y a une différence entre ce qui vous est payé pour votre force de travail et la valeur que crée votre labeur quand vous travaillez.

Par exemple, il se peut que cela ne prenne que quatre heures du travail total de la société pour produire ce dont vous et votre famille avez besoin. Et donc normalement, à la pause de midi, vous avez couvert votre salaire et vous devriez pouvoir rentrer à la maison.

Mais vous ne vous arrêtez pas là. Vous retournez au travail l’après-midi pour finir une journée de travail de huit heures (par exemple). Si quatre heures de votre travail ont créé suffisamment de valeur pour payer votre salaire, alors le capitaliste vous prend les quatre heures suivantes gratuitement.

Ils empochent les profits

Dans cet exemple, le capitaliste est capable d’empocher un « surplus » de quatre heures de travail par jour de chaque travailleur. C’est cela que Marx a appelé « la plus-value », qui est la source du profit.

Votre travail crée davantage de valeur que la valeur de votre force de travail. L’exploitation ne constitue donc pas, sous le capitalisme, une anomalie - elle fait partie du mode de fonctionnement normal du système.

Mais l’exploitation comporte un autre aspect. Le problème des capitalistes, c’est que lorsqu’ils achètent de la force de travail, ils obtiennent aussi des gens capables de penser et d’agir par eux-mêmes.

La plupart des gens ne vont pas au boulot en se disant que leur salaire devrait seulement couvrir le minimum requis pour leur permettre de travailler un jour de plus. Ils voient bien les immenses richesses dont regorge la société, et ils se disent - à bon droit - qu’ils méritent de meilleures conditions d’existence.

De telle sorte qu’il y a une lutte continuelle sur le coût de la force de travail. Des batailles sur les salaires éclatent régulièrement, en particulier dans les périodes où le coût de la vie augmente.

Si l’exploitation est cruciale pour le capitalisme, la conclusion logique est que pour en finir avec l’exploitation il faut en finir avec le capitalisme.

Mais les conflits de tous les jours sur les salaires et les conditions de travail représentent des batailles plus limitées contre l’exploitation.

Si nous gagnons certaines de ces batailles, cela donne aux travailleurs la confiance en eux et la force d’en gagner d’autres. Cela nous aide aussi à remporter la bataille des idées pour convaincre les gens que c’est de tout le système qu’il faut se débarrasser.

La théorie marxiste de la valeur-travail identifie le travail comme la source de la valeur. Elle montre comment les capitalistes volent une partie de la valeur que notre travail produit.

Mais cette théorie n’est pas simplement un commentaire du système. C’est une arme pour les travailleurs qui veulent lutter pour se débarrasser du système capitaliste - et en finir pour toujours avec l’exploitation.


Suggestions de lecture :

  • Salaire, prix et profit, Karl Marx, Éditions sociales ou Éditions de Pékin : une conférence sur ses théories faite par Marx devant un public de travailleurs.
  • Les idées révolutionnaires de Marx, Alex Callinicos, Paris, Syllepse, 2008, par Alex Callinicos, membre dirigeant du SWP britannique : un résumé accessible des idées marxistes.
Voir en ligne : Texte original paru dans Socialist Worker n°2110, 19 juillet 2008, traduit de l’anglais par JM Guerlin

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