Le mythe du « mai rampant » italien

Mai rampant ou automne chaud ?

par Jacques-Marc Chastaing

25 septembre 2011

Pour penser le présent, il n’est pas indifférent de choisir sa référence au passé. C’est à juste titre l’argument de Ph.Corcuff lorsqu’il choisit le « mai rampant » italien plutôt que le mai 68 français pour aider à comprendre le mouvement des retraites.

Résistance ou révolution ?

L’avantage de la grille de lecture du "mai rampant", c’est de placer les évènements dans leur développement, c’est penser en terme de période et pas d’évènements soudains. On a souvent coutume en effet d’appeler "mai rampant", l’ensemble des évènements qui englobent en Italie toute la période qui va de mars 68 à décembre 69, voire, parfois, jusqu’à 1979-80.

Cette référence n’a par contre plus cet avantage si l’on ne met pas ces évènements en relation avec les évolutions économiques, sociales et politiques profondes dont ils sont les révélateurs et qu’on ne s’en tient qu’à la chaine évènementielle. Les 18 mois du mai rampant deviennent alors un tout soudain et fortuit au même titre que les deux mois du mai 68.

C’est là où si l’on pousse jusqu’au bout l’amorce de raisonnement contenu dans la référence au mai rampant, on débouche sur la question du cycle historique. Car plus que d’opposer mai rampant et mai 68, il est plus productif de chercher ce qu’il y a de commun à ces deux épisodes, comme d’ailleurs aux évènements à la même époque qui ont traversé de nombreux pays de la planète des USA au Nigéria en passant par l’Allemagne ou le Pakistan et qui ont fait de toute la période qui va de la fin des années 1960 aux années 1970 un cycle historique commun de luttes.

Et s’il faut se poser la question de la nature du mouvement des retraites, on ne peut le faire qu’en le liant non seulement aux luttes du printemps 2009 en France mais aussi à tous les mouvements qui sont en train de traverser l’Europe dans la même période voire plus loin comme ceux d’Afrique du Nord pour le moins. C’est-à-dire que si on cherche l’appui d’une référence au passé, la question qu’il faut se poser est de savoir si nous sommes entrés ou non aujourd’hui dans un nouveau cycle historique de luttes lié d’une manière ou d’une autre à la crise.

De la réponse que nous donnons à cette question dépend l’attitude que nous devons avoir pour les petites choses comme pour les grandes, de notre politique dans les cantonales, du contenu de nos alliances éventuelles, de nos campagnes sociales, des choix de construction de notre organisation et de l’orientation politique globale du NPA. Si nous sommes entrés dans un tel cycle de luttes, nous assisterons à une politisation et une radicalisation des jeunes et des milieux populaires. Dès lors, dans tous les domaines, nous devons non seulement nous y préparer, nous-mêmes, politiquement, idéologiquement et organisationnellement mais avoir une politique qui y prépare les plus larges masses, qui s’adresse en ce sens directement aux travailleurs en rupture avec toutes les fausses lunes passées de la gauche et de la gauche de gauche.

D’un point de vue idéologique, cela veut dire une "rupture" intellectuelle avec les décennies passés. Nous devons abandonner les habitudes trop courantes d’un certain défaitisme intellectuel qui se cachent souvent sous l’éclectisme des références et sous le vocable général de l’esprit de "résistance". Nous devons abandonner ce "bon ton" du désespoir intellectuel. Nous ne "résistons" plus, nous préparons l’offensive et prenons ouvertement et clairement le vocabulaire de la "révolution". Il nous faut faire comprendre que l’enjeu majeur actuel pour notre organisation est d’avoir la volonté de voir le subversif dans le réel qui se déroule sous nos yeux et de se donner les outils intellectuels, organisationnels et politiques pour cela.

C’est pourquoi, faute de ce choix, Ph. Corcuff ne voit le subversif que dans le détail du mouvement et pas dans la dynamique générale de la période. Ce qui a un certain nombre de conséquences. D’abord, d’être toujours à la traîne des mouvements, de ne pas pouvoir y peser en n’en ayant pas l’intelligence. Ensuite de tenter de compenser ce "suivisme" social et politique par de purs appels incantatoires à la grève générale.
Dès lors, à la juste critique que fait Corcuff de ces appels incantatoires à la grève générale lors du mouvement des retraites faute d’une "intelligence de la situation", il oublie d’associer le suivisme politique et idéologique qui les provoque en les précédant dans les périodes de calme. C’est pourquoi il oppose cette impuissance générale de l’incantation et l’effilochement du mouvement général à l’aspect "durable, multiforme et convergent" du détail du mouvement qu’il retrouve dans la durée sans but du mai rampant, de ce mouvement italien sans grève générale. Il donne ainsi, malgré lui, suivant ce qu’il explique et le regrette dans la dernière revue TEAN, le sentiment qu’il oppose le mouvement lui-même à sa dynamique de grève générale.

Mais on ne peut faire autrement lorsqu’on n’est armé que du seul esprit de "résistance" et sans esprit "révolutionnaire". On ne peut qu’opposer le détail du mouvement à sa compréhension générale, l’évènement à sa dynamique, l’ensemble à ses moments paroxystiques.

Et, logique de cela, on ne peut que ramener l’économie politique à la sociologie, suggérer les vieilles caricatures du "tout ou rien", de la grève générale (ou révolution) sous la forme du "Grand soir", qui opposent les révolutionnaires à la lutte quotidienne, la réforme à la révolution. Alors que ce que montrent plus de cent ans d’histoire, c’est qu’il n’y a que le combat des révolutionnaires qui ait obtenu des réformes partielles et que ce sont ceux qui veulent le "tout" qui obtiennent le "rien," ou plus, exactement un peu.

C’est pourquoi, il doit aller chercher de manière anachronique chez le très controversé G.Sorel son idée de la grève générale comme un mythe (alors que ce dernier ne donnait absolument pas le sens "d’illusion" à ce terme mais tout l’inverse) et l’associer à l’idée de "grève de masse" ( ou "grève générale", "grève générale politique" suivant les moments et les traductions) de Rosa Luxembourg qui était au contraire chez elle un concept de combat contre le mythe de la grève générale "anarcho-réformiste" d’un G. Sorel qui en faisait un tout fantasmatique, un "Grand soir", empêchant toute intelligence de la situation, dissociant la lutte économique de la lutte politique et ne posant pas la question du pouvoir.

Rappelons que R.Luxembourg, concevait la "grève de masse" ou "grève générale politique" comme une épisode, un cycle de nombreuses années, où, disait-elle, «  la révolution précède la grève générale et pas l’inverse ». C’est-à-dire où la politisation des masses, l’état d’esprit potentiellement révolutionnaire de ces dernières est à l’origine des luttes sociales dans lesquelles elles s’engagent et leur donne sur toute une période cette orientation à la généralisation, première étape vers le renversement révolutionnaire du capitalisme et la prise du pouvoir par les masses.

Mai rampant ou automne chaud ?

Choisir le "mai rampant"des étudiants, et pas "l’automne chaud" des ouvriers italiens, faire commencer la "grève générale politique" italienne en 1966 est tout à la fois anachronique et en même temps révélateur de cet état d’esprit avec lequel nous devons rompre.

Le mouvement des retraites n’a pas été une mobilisation étudiante mais ouvrière. Privilégier le "mai rampant" étudiant, c’est donner à la vague de luttes ouvrières italiennes de 1969 nommée "l’automne chaud", le cœur des évènements italiens, la signification d’un simple prolongement du mouvement étudiant, ce qui est tout autant une légende que celle du "mai 68" français. Ce n’est pas exact chronologiquement car ce ne sont pas les étudiants, mais les ouvriers qui ont commencé le long mouvement de luttes de l’Italie des années 1960 et 1970. Ce n’est pas exact non plus quand à l’importance des mobilisations des uns et des autres et leurs poids respectifs sur la vie du pays. Ce n’est pas exact enfin pour leurs significations respectives, puisque c’est le mouvement ouvrier qui a révélé et donné sens aux évolutions économiques, sociales et politiques de toute une période auquel le mouvement étudiant a seulement tenté de donner prolongement et forme à travers notamment ce qui s’est appelé "l’opéraïsme" et la construction d’organisations type Lotta Continua, Potere Operaïo ou d’autres.

La référence au mai rampant n’est donc pas bonne mais a surtout des effets pervers. Car le plus frappant dans l’effort de contextualisation de Ph. Corcuff pour comprendre le mouvement des retraites c’est qu’il est capable d’aller chercher l’Italie mais oublie avec les ouvriers la crise et, de ce fait, le rôle des syndicats. Ce qui permet d’une part, en oubliant la dimension potentiellement catastrophique de la situation actuelle, d’oublier la lutte de classes ouvriers/capitalistes qui a une longue histoire, de se référer implicitement à la notion de "multitude" dans son instant plutôt que celle des "classes" dans leur histoire, de limiter en conséquence le mouvement des retraites à sa gestion de l’immédiat et, d’autre part, en autonomisant le mouvement social de ses organisations, de chercher dans la comparaison anachronique d’un passé intemporel des réponses pacifiques et progressives pour aujourd’hui. Ce qui revient à poser l’Italie pour ne retenir que la désobéissance civile individuelle de Thoreau et borner le mouvement des retraites au simple fait de se soustraire aux règles comme le refus de payer l’impôt de Thoreau, alors que le mouvement a été bien plus loin et a remis en cause ces règles. Bref un "mai rampant" qui, faute de périodisation, nous entraîne dans le domaine du merveilleux où on peut changer le monde sans poser la question du pouvoir et distordre l’histoire en additionnant G.Sorel à R.Luxembourg.

Mais pour mieux juger de la pertinence du "mai rampant" prétendument opposé au mythe de la "grève générale", regardons ce qui s’est passé en Italie.

La crise du refus du travail

Toutes les sociétés occidentales dans ces années 1960 et 1970 ont connu la même crise, à des degrés divers, que les patrons ont appelé pudiquement la crise du refus du travail.

Entre la moitié des années 1950 et le début des années 1960, en moins de dix ans, la société italienne est passée d’une société mi-industrielle, mi-agricole, à une société industrielle évoluée.

Le travail industriel, aidé par l’introduction de machines nécessitant pas ou très peu de formation, évolue vers la parcellisation du travail, la déqualification massive des tâches. La croissance économique est telle que les patrons manquent d’une main d’œuvre acceptant les nouvelles conditions de travail pénibles de l’industrie automobile. Les patrons se débarrassent de leur vieux noyau d’ouvriers professionnels et embauchent massivement des jeunes sans expérience, souvent immigrés et, en Italie, des migrants du Sud du pays. Mais cette génération de nouveaux salariés européens refuse le type de travail qui leur est imposé en échange de l’augmentation du pouvoir d’achat qui leur est promis.

Dans cette période dite du « miracle économique », entre 1955 et 1960, plus de huit millions et demi de personnes émigrèrent du Sud au Nord et vers les grandes villes.
Turin passa de 700 000 habitants en 1951 à 1 600 000 habitants en 1962. Les quartiers ouvriers débordent : Mirafiori Sud passe de 19 000 habitants en 1951 à 120 000 en 1960, Lingotto de 24 000 à 43 000 et Santa Rita de 23 000 à 89 000. Ce qui liera les problèmes de logement à ceux de l’usine, ce qui ne sera pas sans conséquence. L’usine Fiat Mirafiori avec ses 50 000 salariés était la plus grande concentration ouvrière de l’Europe pendant que l’ensemble des usines Fiat de Turin représentait plus de 90 000 salariés.

Dans cette période de quasi plein emploi, ces jeunes n’acceptent pas facilement de se faire exploiter car les charges de travail s’accroissent plus vite que l’embauche ou les salaires. La prospérité générale devenant manifeste, ces nouveaux recrutés ne sont plus aussi sensibles à la mentalité de reconstruction de l’après-guerre qui s’incarnait dans la hiérarchie des catégories intégrée dans les accords entre patronat et syndicats. Cette jeunesse ne supporte plus les longues semaines de travail passées à faire un travail parcellisé et sans qualification, à des cadences toujours plus élevées et pour des salaires grignotés par l’inflation qui ne progressent pas en rapport des profits confortables de l’entreprise. L’inflation galopante du moment qui se traduit par une baisse du pouvoir d’achat ruine les promesses d’un avenir meilleur. Pour domestiquer et diviser cette masse de nouveaux ouvriers, le patronat avait multiplié les catégories professionnelles avec l’aide des syndicats et du PCI qui acceptaient sa logique d’ascension sociale individuelle (durant les premiers mois de 1969 seulement, une quarantaine de conflits éclatèrent sur le seul motif de « changements de catégories » des ouvriers à la Fiat-Mirafiori). Le refus du travail se constate par un absentéisme considérable et un roulement démentiel du personnel. Cette jeune classe ouvrière amène un sang et un état d’esprit nouveaux à l’ancienne, auparavant contrainte par le patronat, aidé du stalinisme, à reconstruire le pays dans le sang et les larmes au nom de l’unité nationale.

Une première vague de grèves sauvages éclata dans la métallurgie du Nord en 1960-61, faisant usage d’un refus collectif des heures supplémentaires obligatoires.
Comme dans les autres pays d’Europe la tactique syndicale à ce moment avait pour but de paralyser la production au moindre coût pour les ouvriers. Une application judicieuse de la grève a singhiozzo (dans l’atelier) et a sacchiera (arrêts coordonnés sur tout le site) mène rapidement au chaos dans la production. Mais, comme ailleurs, les aspirations de la jeunesse ouvrière débordèrent cette tactique.

De la Piazza Statuto à Valle Guila

En juin 1962, à la Fiat de Turin, qui depuis des années n’avait plus vu de mouvement, une grève éclate, entraînant des milliers de travailleurs pour le renouvellement de la convention collective. La direction de Fiat signe un accord bidon avec les syndicats UIL( dirigé par le PS et les Républicains) et Sida (un syndicat jaune patronal qui porte bien son nom) et proclame le lock-out. La réponse des travailleurs fut une manifestation et... la prise d’assaut du siège de l’UIL, Piazza Statuto. Elle fut suivie de violents affrontements entre la police et des ouvriers, en grande partie jeunes et d’origine méridionale.

En 1964, de nouvelles grèves éclatent, puis, en 1966, naquit le premier organisme ouvrier de base, le conseil d’usine, à l’occasion d’une grève chez Siemens à Milan, qui démontrait que parmi les travailleurs existait une volonté de lutter en élisant leurs propres représentants, sans se fier aux bureaucrates syndicaux, révélant les fondements sociaux d’une transformation des mentalités, phénomène qui allait exploser en 1969.

Le mouvement ouvrier de la Piazza Statuto fonctionne pour toute la société comme un révélateur de ce nouvel état d’esprit. C’est cela le tournant, le moment fondateur.
Et il faut nous demander si nous connaissons aujourd’hui, comme je le pense, depuis la révolte de l’hiver 2008 des jeunes grecs qui ne voulaient pas être une génération à 700 euros, des événements portant une telle signification, un tel tournant.
Ces évènements entraînent en 1966, date choisie par Ph.Corcuff pour faire commencer le mouvement, une contestation des étudiants contre la hausse des droits d’inscription à l’université en mettant en ligne de mire le caractère de classe du système d’enseignement. Comme la contestation de la catégorisation et de la hiérarchie à l’usine, les étudiants remettent en question l’autoritarisme académique, ressenti comme un conditionnement en faveur d’un consensus et d’une passivité générale. La critique exprimée par le mouvement étudiant est dirigée contre le système capitaliste mais aussi, dans le prolongement de la Piazza Statuto, contre les partis, et syndicats de gauche, accusés d’avoir renoncé à toute tentative de transformation radicale du système existant.

En effet, depuis les évènements de la Piazza Statuto, le PSI s’est rapproché de la Démocratie Chrétienne et l’Italie est dirigée dans cette fin des années 1960 par cette majorité de centre-gauche, qui a rapidement mis de côté les promesses initiales de réformes.

Le PCI de son côté regarde avec une réserve croissante puis avec une hostilité déclarée ce mouvement ouvrier et étudiant qui refuse de reconnaître son leadership.
Dès 1967, ces luttes étudiantes se radicalisent et font tâche d’huile. Les étudiants de Pise puis de Milan et de Turin occupent leur université. En décembre, la vague d’occupation touche les universités de Naples, Pavie, Cagliari, Salerne et Gênes. Face à l’expansion du mouvement, les recteurs demandent l’intervention des forces de l’ordre. Dès janvier 1968, une dizaine de villes universitaires de la péninsule sont en lutte. À Padoue, Venise, Pise, Milan et Florence, les affrontements entre étudiants et forces de l’ordre sont d’une violence extrême. Lors du 1er mars à Rome, des milliers d’étudiants affrontent les flics dans des combats de rue pendant plusieurs heures. Cette bataille de la Valle Guila, fera plusieurs centaines de blessés autant chez les étudiants que chez les flics. Cet événement initiera plus de 18 mois d’agitation universitaire, le "mai rampant", dont les batailles de rue d’une rare violence dans de nombreuses villes. Les répercussions de Valle Guila sont immenses et font définitivement passer le mouvement étudiant du plan de la simple contestation universitaire à celui d’une opposition frontale à la société tout entière, cristallisant l’opposition ouvrière qui s’était manifestée localement en 1960-61, 1962, 1964 et 1966, vers une forme clairement nationale et politique, vers la grève générale.
Pendant l’été 68, la fermeture des universités entraîne le déplacement de la contestation vers les institutions culturelles. Artistes et étudiants interrompent la Biennale de l’art contemporain et le Festival du cinéma de Venise. En automne, la balle passe dans le camp des lycéens, qui occupent les établissements scolaires et organisent de grandes manifestations.

La culture du mouvement étudiant est constituée des diverses revues de la gauche non institutionnelle auquel la prééminence de la contestation ouvrière donnera le visage de "l’opéraïsme" ; de la critique de la société de consommation élaborée par l’Ecole de Francfort puis Marcuse, et de l’effervescence dans le tiers-monde amorcée par le combat de libération des ex-colonies et relancée par la guerre du Vietnam ; de "l’antipsychiatrie" et du mouvement libertaire de la jeunesse apparu pendant les années du "beat italiano" ; du courant de pensée féministe, élaboré de manière originale par certaines intellectuelles italiennes.

Entre temps, le mouvement n’a pas cessé chez les ouvriers amplifiant ses caractéristiques de départ. Cela allait être explicite durant toute l’année 1968 chez Pirelli à Milan, avec la naissance du « comité unitaire de base », le CUB, qui prolongeait l’expérience Siemens de 1966. En 1968 à Valdagno, petite ville de la Vénétie réactionnaire ayant toujours vécu autour de l’industrie textile Marzotto, la colère ouvrière éclata de façon imprévue. Parmi ces travailleurs du textile soumis à un paternalisme digne du XIXe siècle, un conflit sur les temps de travail mais parti des profondeurs se transforma rapidement en une grève et une révolte. Le 19 avril, la population de la petite ville descendit dans la rue, affronta la police et jeta bas la statue de Gaetano Marzotto, fondateur de la dynastie patronale du lieu.

Le 2 décembre 1968 encore, à Avola en Sicile, la police tirait et tuait deux ouvriers agricoles en grève. Quelques mois après, le 9 avril 69, la même police tuait deux personnes à Battipaglia, en Campanie, au cours d’une manifestation contre des fermetures d’entreprises.

1969 et « l’automne chaud »
Au printemps 1969, ce sont les ouvriers qui empêchent le déclin du mouvement étudiant, notable dans le reste de l’Europe. Des luttes paralysant la production pendant plus de 50 jours éclatent dans des centaines d’usines grandes et petites, sur les mêmes thèmes : pour l’égalité salariale et contre l’autoritarisme, voire la répression, régnant dans les entreprises.

À l’avant-garde, on trouve les plus grandes usines, où leur nombre met les travailleurs en confiance. Fin juin une grève éclate chez Montedison à Porto Marghera, près de Venise, où, beaucoup de travailleurs accueillent favorablement les manifestations de solidarité des étudiants, que les syndicats accusent pourtant d’utiliser la grève à des fins politiques, de dresser les modérés contre les radicaux, de vouloir le "tout ou rien", le Grand soir mythique, etc... La grande usine Fiat de Mirafiori à Turin, elle aussi, est en ébullition. Le 22 mars les ouvriers des presses décident l’auto-réduction de la production. Le 11 avril c’est la grève totale pour la première fois depuis vingt ans.

Les syndicats, dépassés, tentent de reprendre la main en ne mettant en avant qu’un des aspects de la lutte qui ne contestait pas directement les industriels, la dénonciation du problème du logement et de la hausse des loyers. Sur ce thème, ils organisent une journée de grève nationale le 3 juillet 1969. La manœuvre se transforma en son contraire puisque de cette journée, la contestation des ouvriers turinois de Fiat s’étendit autour d’eux à d’autres catégories sociales, notamment les étudiants qui s’associèrent à eux pour prendre comme cible l’usine de Fiat la plus importante, celle de Mirafiori à Turin. Des échauffourées violentes s’ensuivirent entre des manifestations d’ouvriers et d’étudiants convergeant vers Mirafiori et la police qui tentait de protéger l’usine. Le combat de rue s’étendit peu à peu au quartier puis à d’autres secteurs de Turin. Les échauffourées de Turin furent le point de départ de "l’automne chaud".

Dès le retour des vacances, les grèves qui n’avaient pas cessé, reprirent de plus belle et s’étendirent un peu partout dans le pays. Le 2 septembre, à la Fiat de Turin, une grève de deux heures proclamée par les syndicats est prolongée par des centaines de travailleurs bloquant la chaîne de montage. 30 000 travailleurs sont renvoyés chez eux : c’est une tactique de la direction pour les dresser les uns contre les autres, les modérés contre les radicaux. La bureaucratie syndicale reprend la situation en main, réussissant à obtenir de Fiat le retrait de ce lock-out et à isoler, selon ses mots, la « minorité d’ouvriers extrémistes qui, en bloquant la chaîne de montage, font du tort à tous les travailleurs ».

Les directions syndicales avaient eu le temps de prendre la mesure du mécontentement ouvrier et de mettre au point leur tactique.

Cet automne de 1969 était aussi l’échéance des contrats collectifs de 5 millions d’ouvriers de la métallurgie, de la chimie, du bâtiment et d’autres catégories. Les dirigeants syndicaux avaient ainsi un cadre tout trouvé permettant de canaliser et émietter l’explosion de mécontentement ouvrier : ils allaient fixer aux métallos l’objectif d’un « bon contrat » pour la métallurgie, aux travailleurs de la chimie celui d’un « bon contrat » pour leur catégorie, etc., permettant d’éviter le mouvement d’ensemble, la "grève générale" et la mise en cause directe du gouvernement. Les directions syndicales mirent au point la tactique dite des grèves « articulées » : tel jour les métallos firent grève, tel autre les travailleurs de la chimie, tel autre le bâtiment. Des grèves « générales » purent aussi avoir lieu... mais par province ou même par ville, contre la vie chère ou la hausse des loyers. Au niveau des entreprises, les dirigeants syndicaux prônaient les grèves tournantes, un atelier après l’autre, sous prétexte de causer le plus de dommages possible aux patrons à moindres frais pour les ouvriers. Mais le but réel était d’empêcher que l’ensemble des travailleurs se retrouvent dans la même lutte, dans la généralisation politique de cette lutte. Ainsi, on assista à une multitude de grèves et journées d’action par catégorie professionnelle, secteur d’industrie, branche, atelier, usine, ville ou région pour empêcher l’unification de la lutte de l’ensemble des travailleurs, pour empêcher la grève générale.

Voilà une différence essentielle avec le mouvement des retraites qui rend la comparaison avec le "mai rampant" peu efficiente. Le mouvement italien commença par la diversité économique sans arriver à la dépasser. Le mouvement français trouva dés le début son unité autour d’un problème unique, la réforme des retraites, en même temps qu’il était directement politique par le fait qu’il remettait en cause la politique d’un État qui joue un rôle crucial en matière de droit social. La crise y est pour quelque chose, mais c’est aussi une tradition française où la centralité politique des institutions sociales, y compris le rôle central de Paris à la différence des diverses capitales italiennes, Rome, Turin, Milan, Naples... pousse traditionnellement à la politisation plus rapide de toutes les questions qu’elles soient économiques, sociales ou sociétales. La séparation entre l’action syndicale et l’espace politique est spécifiquement ténue dans notre pays. La jonction de cette spécificité historique générale et celle, particulièrement politique des retraites sur fond de crise du capitalisme, a posé très différemment que dans le "mai rampant" toutes ses caractéristiques propres. Les manifestations nationales en France ont pris rapidement dans la conscience populaire la caractéristique péjorative de simples "promenades" insuffisantes à faire fléchir l’État dans un moment où celui-ci est engagé dans un processus de démolition de toutes les protections sociales. Il y a eu la même chose en Italie. Par contre, les grèves aux objectifs particuliers des agents portuaires, des raffineurs, des éboueurs... ont toutes fusionné dans un seul mouvement pour s’affronter ensemble au gouvernement. Exactement l’inverse du "mai rampant" italien.

Et lorsque le mouvement redémarrera en France, quel que soit le sujet, il aura dès le départ cette conscience "généralisante" et politique à l’esprit.


En Italie, le 6 septembre, ce sont les ouvriers métallurgistes, de la chimie et du bâtiment qui sont en grève, le 11 septembre de nouveau les métallos. Le 16 septembre, les ouvriers de la chimie et du ciment et les métallos des industries à participation d’État. Le 17, encore le bâtiment. Le 19 de nouveau les métallurgistes du secteur d’État. Le 24 , la direction de Pirelli lock-oute, entraînant les jours suivants une grève générale à Milan. Le 8 octobre, Fiat Mirafiori est en grève. Le 9 octobre, c’est la grève générale dans le Frioul. Le 10 octobre, c’est une grève nationale de plus de 250 000 salariés dont 10 000 de la Mirafiori. En même temps à Gênes, un des pôles sidérurgiques italiens, des dizaines de milliers de métallurgistes en grève défilent dans la ville. Les grèves se succèdent, non seulement à Milan et à Turin mais aussi dans cent autres villes. Les 15 et 16 octobre, grève à Milan contre la vie chère et théâtre de violents affrontements. Le 17 octobre, grève générale nationale à laquelle participent des millions de travailleurs. Le 19 novembre, à nouveau Milan. Le 27 novembre, 1 000 ouvriers bloquent la production de Fiat Mirafiori, rejoints par 7 000 étudiants devant les grilles de l’usine. Le 28 novembre, manifestation nationale des métallos à Rome.

Les affrontements sont de plus en plus féroces au fur et à mesure que l’automne avançait.

En encourageant le foisonnement et la diversité des luttes, tout en empêchant leur coordination sur un terrain politique, il s’agissait pour les syndicats et les partis de gauche d’empêcher l’étape suivante d’une contestation explicite du pouvoir et de gêner par la même occasion la création de partis politiques révolutionnaires du prolétariat. 
En novembre et décembre, les syndicats réussirent à faire approuver peu à peu les conventions collectives secteur par secteur. Le 7 novembre, ils signaient le contrat collectif du bâtiment, le 7 décembre le contrat de la chimie, le 8 celui des métallos du secteur public. C’est le 21 décembre, dans un climat politique désormais profondément modifié par l’attentat de la Banque de l’Agriculture quelques jours plus tôt, que la signature de la convention de la métallurgie met fin à « l’automne chaud ».

Dans bien des entreprises, mécontents de structures syndicales très hiérarchiques et loin de leur contrôle, les travailleurs avaient commencé à élire des délégués d’atelier.

Sur ce terrain, les directions syndicales firent le nécessaire pour reprendre le contrôle d’une base qui commençait à leur échapper. Elles allaient retourner la situation en institutionnalisant ces délégués d’atelier sous forme de « conseils d’usine ». Elles proposèrent un système d’organisation par délégués ouvriers. Conscients que c’était leur seul moyen de garder un quelconque contrôle sur les luttes, les syndicalistes devaient se proposer comme délégués devant des assemblées pour ensuite se réunir pour une réunion du « conseil des délégués ouvriers ». 
Pour détourner la colère ouvrière, elles agitèrent le chiffon de l’unité. Ces "conseils" devaient en effet devenir l’organe de base du syndicat unitaire que les trois confédérations syndicales, CGIL, CISL et UIL, s’annonçaient décidées à construire ensemble. La promesse de l’unité, celle des trois confédérations, allait devenir un moyen de mieux contrôler la base. Mais une fois le mouvement retombé, l’unité fut évidemment bien vite oubliée.

Les résultats du mouvement furent modestes, des améliorations de salaires et d’horaires, un notable progrès en matière de possibilités politiques et syndicales avec la fin, au moins pour quelque temps, de l’autoritarisme patronal sans pitié qui avait régné depuis les années 1950 dans les usines. En 1971 l’ensemble s’institutionnalisera avec le « statut des travailleurs » concédé par le gouvernement.



La bombe de Piazza Fontana et la fin de "l’automne chaud" 
A partir de novembre, alors que la combativité ouvrière s’épuisait dans les divisions de la tactique syndicale, la bourgeoisie, d’abord surprise et effrayée par l’intensité des luttes ouvrières, commence à orchestrer une campagne de presse contre les « extrémistes ». La première occasion en est les événements du 19 novembre à Milan, quand des affrontements entre manifestants et policiers aboutissent à la mort d’un policier. Le 12 décembre, une bombe explosait dans le hall de la Banque de l’Agriculture, Piazza Fontana à Milan, faisant 16 morts. Dans les jours qui suivirent, l’attentat fut attribué à des anarchistes. L’un d’eux, Giuseppe Pinelli, mourut dans les mains de la police milanaise. En fait, l’attentat de Piazza Fontana n’allait être que le premier d’une série d’actions du même type émanant de l’extrême droite et de certains milieux de la police et de l’armée, politique que l’on allait baptiser « la stratégie de la tension » : une partie de l’appareil d’État était le siège de troubles complots visant, si la tension sociale continuait, à préparer un tournant vers un gouvernement autoritaire. Il n’y en eut en fait pas besoin, les organisations syndicales suffirent comme gardiens de l’ordre capitaliste. 

La préoccupation des partis de gauche et des syndicats n’était pas de préparer la classe ouvrière à faire face à ce danger. Elle était de mettre un terme au plus tôt à l’agitation sociale. Le 21 décembre, peu de jour après l’attentat, la signature du contrat collectif des métallos du secteur privé, qui avaient été l’avant-garde de l’« automne chaud », apparaissait comme une capitulation politique devant la menace d’un État fort et mettait un point final à cette saison de luttes. La centralisation de l’État bourgeois avait eu raison de l’absence de centralisation et généralisation du mouvement ouvrier.

Quelles leçons de "l’automne chaud" ?

Malgré les efforts acharnés des organisations syndicales pour maintenir les revendications sur le plan économique, "l’automne chaud" donna naissance à un mouvement qui, se faisant l’écho des aspirations des jeunes ouvriers et étudiants, remettait en cause l’exploitation capitaliste elle-même. De nombreux groupes révolutionnaires ont émergé en 1968-1969. Deux d’entre eux qui avaient choisi de s’orienter vers les ouvriers se sont développés au cours de l’« automne chaud » les faisant passer d’un réseau d’intellectuels-militants autour de revues à des organisations nationales de dizaines de milliers d’ouvriers et d’étudiants en l’espace d’un an avec une implantation dans la classe ouvrière industrielle plus forte que celle de presque tous les autres courants de la gauche révolutionnaire internationale.
Mais faute d’une politique s’adressant à tous les travailleurs, capable de se saisir de chaque instant pour renforcer le camp ouvrier, ils ne réussirent pas à passer au stade du parti révolutionnaire. S’il y a bien une leçon du mai rampant c’est qu’il s’est "effiloché" faute d’avoir pu trouver le chemin de la grève générale, et que c’est faute de cette politique permettant de passer de l’émiettement à la grève générale que les groupes n’ont pas pu passer au stade de parti.

De ce fait, découragés, une partie d’entre eux a glissé vers le "compromis historique" c’est-à-dire un passage pacifique au socialisme à travers une insertion des forces populaires dans les institutions en réintégrant le PCI et son soutien à la Démocratie Chrétienne, l’autre vers le "brigatisme" des brigades rouges censé faire pièce au terrorisme "noir".

Tirer les leçons de ce passé, ce n’est pas tenter d’additionner ces héritages dans une espèce d’association de réformistes et de révolutionnaires par la baguette magique d’une "guérilla pacifique" et l’addition de G.Sorel à R.Luxembourg. Ce n’est pas à cette fin, utiliser le non aboutissement du "mai rampant" pour séparer le mouvement de ses objectifs, l’économique du politique, le socialisme de la révolution, la révolution sans sa violence. Chaque lutte actuelle prend sa signification dans le mouvement général de l’ensemble des luttes européennes. Ce n’est pas sociologiser le mouvement sans pouvoir individualiser dans le prolétariat un sujet historique, c’est-à-dire sans pouvoir dire aux ouvriers autre chose que ce qu’ils savent déjà depuis longtemps par leur quotidien. La généralisation du mouvement n’a pas qu’un sens tactique, technique, mais est aussi un renvoi à des objectifs plus vastes, socialistes que la période permet de dire, en étant compris par de larges secteurs des classes populaires.

Tirer les leçons du mouvement des retraites à la lumière du passé, c’est comprendre par l’analyse de la période, du cycle historique dans lequel nous sommes rentrons et dont le NPA devrait chercher à se faire l’expression, ce que signifie mener une politique ouvrière socialiste indépendante, c’est-à-dire comment des révolutionnaires peuvent en s’appuyant sur les sentiments populaires les plus simples, quotidiens, lier les modérés par un programme transitoire à la locomotive des radicaux pour avancer vers la construction d’un rapport de forces tels qu’il pose de lui-même la question du pouvoir et de l’avenir de la société. Car les révolutionnaires ne "font" pas la révolution, ni la "grève générale", ils ne commandent pas aux faits, ils permettent à ceux-ci d’accoucher de ce qu’ils portent. Ils ne sont pas violents, c’est la société qui l’est. Ils ne sont pas pour le "tout ou rien", c’est le gouvernement Sarkozy qui l’est et le sera de plus en plus. Plus que jamais, la situation liera le quotidien, le détail du mouvement au renversement général du capitalisme.

C’est ça, me semble-t-il, "l’intelligence de la situation" que demande Ph. Corcuff.

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Mai rampant ou automne chaud ? (PDF - 1.2 Mo)

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