Grèv an péyi-la !

Retour sur le mouvement en Guadeloupe

20 octobre 2009

Le mouvement de grève générale déclenché en Guadeloupe par le « collectif contre les abus » – le Liyannaj kont pwofitasyon (LKP) – soulève partout des questions, qui, sous des formes différentes, reviennent toujours à peu près à : « comment avez-vous fait ? » et « voulez-vous l’indépendance ? ».

Par un camarade en Guadeloupe

La première question – « comment avez-vous fait ? » – suggère l’existence d’un « modèle LKP » ou d’une « recette » qu’on pourrait reproduire à l’identique (ou au moins adapter). Ce faisant, non seulement elle passe à côté de la façon dont l’histoire récente des Antilles a produit le LKP, mais en plus elle ignore le fait que peut-être, ce même LKP sous sa forme actuelle ne sera pas éternellement l’outil idéal de la lutte des classes en Guadeloupe.

À l’inverse, en limitant les enjeux politiques du mouvement aux frontières de notre île, la seconde question escamote – parfois à dessein – sa portée universelle.

Ki moun i « nou », ki moun i « yo » ?

La Gwadloup sé tan-nou

[La Guadeloupe est à nous]

La Gwadloup a pa ta yo

[La Guadeloupe n’est pas à eux]

Yo pé ké fè sa yo vlé

[Ils ne feront pas ce qu’ils veulent]

Adan péyi an-nou

[Dans notre pays]

Le décryptage de la célèbre chanson de janvier-mars 2009 a fait couler beaucoup d’encre. Qu’est-ce que les manifestants entendaient par « nous » ? Les Noirs, ou bien les travailleurs ? Et qu’entendaient-ils par « eux » ? Les patrons ou bien les blancs ?

Quel que soit le pays, un mouvement social d’ampleur significative implique à une échelle ou à une autre un affrontement avec les riches et avec l’État qui les défend. C’est une évidence. Mais la population en Guadeloupe est à 95 % d’origine africaine ou indienne, tandis que les grands patrons, les riches, les hauts fonctionnaires et les gendarmes sont très majoritairement blancs. Se demander dans ces conditions si le mouvement du 20 janvier est essentiellement motivé par des « questions sociales » ou plutôt par des « questions raciales » revient à essayer de séparer les blancs des jaunes dans une omelette déjà cuite.

La situation de quasi-apartheid social qui sévit en Guadeloupe et en Martinique est bien sûr un héritage de l’ancienne économie de plantation, de l’esclavage et de la façon dont il fut aboli en 1848 : on a donné un nom de famille aux esclaves noirs qui ne possédaient rien, et on a indemnisé les planteurs blancs qui monopolisaient déjà la richesse. Par la suite, les lois de l’exploitation capitaliste ont assuré que ces inégalités se perpétuaient pour ainsi dire mécaniquement.

En Guadeloupe aujourd’hui, le PIB par tête est à peu près la moitié de ce qu’il est en France. Autrement dit, il s’y crée moitié moins de richesses par habitant. Pourtant, le patronat même moyen et la petite bourgeoisie d’encadrement bénéficient d’un niveau de vie nettement supérieur à celui de leurs homologues de métropole (et c’est aussi le cas de bon nombre de fonctionnaires gradés), tandis que les « békés » (descendants des planteurs de la Martinique) et les « blancs-pays » guadeloupéens accumulent des fortunes parmi les plus importantes de France.

Le salaire mensuel médian des quelques 180 000 salariés en activité est de deux-cent euros inférieur à celui de la France (alors même que les fonctionnaires titulaires bénéficient d’une « surrémunération » de 40 %) tandis que les milliers de « djobeurs » qui travaillent dans le secteur informel vivent en majorité avec moins de six cents euros par mois. Et bien sûr, si l’on tient compte des prix à la consommation exorbitants, les disparités de pouvoir d’achat sont encore plus grandes.

C’est pourquoi un Guadeloupéen sur huit vit sous le seuil de pauvreté contre un Français sur dix-sept (et encore, le seuil utilisé en Guadeloupe est nettement inférieur à celui de la France). La Guadeloupe est le premier ou le second département (en général derrière la Guyane) le plus touché par le sida, par des maladies comme la dengue transmise par les moustiques ou la leptospirose transmise par les rats, par la mortalité infantile, par les décès prématurés (survenus avant soixante-cinq ans), etc.

Un tel niveau d’inégalités ne peut pas être maintenu durablement seulement par « la main invisible du marché ». Il nécessite la mise en place d’un système d’intimidation permanente de la population.

Un des éléments de ce système est aujourd’hui le chômage qui atteint entre 25 % et 30 % de la population active (50 % chez les moins de vingt-cinq ans). Plus généralement, il a toujours reposé sur une précarité généralisée du travail, c’est-à-dire sur le maintien d’une économie de bas salaires : la plus-value est extraite d’une main d’œuvre en majorité peu qualifiée, mais qui travaille sur des outils nécessitant peu d’investissements.

Ainsi, c’est tout naturellement que les békés et les blancs-pays sont passés de l’exploitation de cohortes de saisonniers sur de vastes domaines agricoles, à la construction d’immenses hangars dans lesquels des produits manufacturés dont ils ont le monopole de l’importation sont vendus par des intérimaires… sans passer par l’équipement de la production locale. C’est tout naturellement aussi, que dans la première moitié du XXe siècle, ils s’opposèrent au développement de l’enseignement public, puis, après les débuts chaotiques des filières « techniques », à l’ouverture des premières filières générales.

Et bien sûr, tout cela nécessite l’aide active de l’État qui, tout en répétant jusqu’à la nausée que les Guadeloupéens sont des «  français à part entière », ne peut justifier les inégalités de développement flagrantes en Guadeloupe qu’en les traitant, pour paraphraser Aimé Césaire, comme des «  français entièrement à part  ».

En résumé, le racisme n’est pas, comme en France, un instrument démagogique dans les mains de certains politiciens, ou un moyen de détourner l’attention des masses, ou un outil pour diviser et régner (il n’y a rien à diviser, presque tout le monde est noir !). C’est, plus simplement, le mode « normal » de gestion des ressources humaines dans les conditions économiques héritées de l’esclavage. Ce racisme est distillé dans la société Guadeloupéenne comme la goutte d’eau du proverbial supplice chinois et il n’est pas facile de transmettre le sentiment d’humiliation à la fois sourde et permanente qu’inflige une telle situation.

Lorsque les travailleurs salariés – la seule force capable de le faire – ont paralysé le système et mis entre parenthèses la routine capitaliste, le sentiment majoritaire, celui qui était le plus largement partagé par l’ensemble de la population, était, sans surprise, la fierté et la soif de dignité. Rosa Luxembourg l’a parfaitement exprimé lorsqu’elle a analysé la grève en masse de 1905 en Russie :

Cette première lutte générale et directe des classes […] éveillait pour la première fois, comme par une secousse électrique, le sentiment et la conscience de classe chez des millions et des millions d’hommes. Cet éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies sous le joug du capitalisme. […] Sous mille formes les souffrances du prolétariat moderne ravivent le souvenir de ces vieilles plaies toujours saignantes. […] Les métiers anachroniques et dégradés des grandes villes, les petites villes provinciales assoupies jusque-là dans un sommeil idyllique, le village avec son système de propriété hérité du servage - tout cela est tiré brusquement du sommeil par le coup de tonnerre de janvier, prend conscience de ses droits et cherche fiévreusement à réparer le temps perdu.

L’émergence du LKP

Par conséquent, ceux qui, comme Bernard Thibault le 10 mars dernier, expliquent que le mouvement antillais « n’est pas transposable en France  », en suggérant que la question raciale (ou nationale) a agi comme une sorte de motivation supplémentaire, passent à côté de l’essentiel. L’intimidation raciste peut, tout aussi bien, freiner les mobilisations : c’est sa fonction en Guadeloupe et elle l’a remplie malheureusement assez efficacement pendant des années. D’ailleurs, c’est surtout une fois que le mouvement a démarré que la haine du pouvoir blanc est venue alimenter l’énergie des masses en lutte. En réalité, la distinction la plus importante entre la France et la Guadeloupe, celle qui a vraiment favorisé la mobilisation, c’est l’absence, en Guadeloupe, d’une véritable bureaucratie réformiste (un aspect que Thibault avait peu de chances de relever).

Quelque soit le pays, les capitalistes ne peuvent imposer la brutalité d’une société divisée en classes que par un mélange de répression, d’intimidation, et de concessions au mouvement ouvrier en général mises à profit pour coopter ses dirigeants. En France et dans la plupart des pays développés, le mouvement ouvrier est aujourd’hui commandé aussi bien au niveau syndical que politique par une couche assez profondément implantée de « négociateurs » ou de « représentants » professionnels ayant un intérêt spécifique au maintien de « l’ordre » : des dizaines de milliers de permanents syndicaux (un pour huit-cent salariés en France), de cadres affectés aux machines électorales ou à la gestion des organismes paritaires, etc.

La gestion raciste et la précarité organisée de la société antillaise ont à la fois freiné la croissance d’un groupe significatif de négociateurs professionnels placé « au-dessus » des salariés, et permis aux békés, à la bourgeoisie française et à leur État de maintenir leur domination en limitant le recours à la cooptation. Le fait que trois des centrales du LKP – l’UGTG très majoritaire avec plus de 6 000 syndiqués, la CGTG second syndicat de l’île, et la CTU nettement plus petite – soient dirigés par des secrétaires généraux qui sont aussi des militants anticolonialistes ou trotskystes reconnus, est un symptôme de cette situation.

Ces avant-gardes militantes, indépendamment de leurs divergences de vues parfois profondes, partagent trois points communs essentiels.

Premièrement, les militants des organisations les plus influentes, non seulement ceux qui les animent à la base, mais aussi ceux qui les dirigent, vivent au milieu des « vraies gens », de la classe ouvrière et des habitants des quartiers populaires. Deuxièmement, tous ces militants ont acquis l’habitude, depuis des années et parfois des décennies, de se retrouver sur le terrain des luttes et ont développé un certain respect mutuel. Ce travail unitaire s’est d’ailleurs progressivement renforcé au cours des cinq dernières années, notamment dans la défense contre la criminalisation du mouvement social. Troisièmement, ils sont majoritairement motivés par la nécessité d’obtenir des victoires et d’affronter sérieusement le patronat et l’État (ce qui facilite en retour l’établissement de liens de confiance) et l’ont démontré au cours des dernières années dans une série de grèves sectorielles dures (malheureusement parfois très longues) et qui n’hésitaient pas à recourir à l’occasion à des actions illégales.

C’est ce qui leur a permis d’abord de sentir pour ainsi dire « en direct » la tension qui montait dans la population. Dès le dernier trimestre de l’année 2008, elle devenait palpable. Lorsque, le 5 décembre 2008, l’UGTG a convoqué une intersyndicale afin d’organiser avant Noël une manifestation « pour la baisse du prix de l’essence », il n’y a pas eu d’hésitation. Pour être honnête, même les présidents des deux collectivités territoriales (région et département) ont senti le potentiel de cette mobilisation et pour tenter de couper l’herbe sous les pieds du mouvement social, ont monté de toutes pièces une « grève bidon » avec l’aide des petits patrons du secteur des transports et celle de la Préfecture. Au bout de trois jours, ils « gagnaient » une baisse de vingt centimes du prix à la pompe… moyennant le versement de trois millions d’euros d’argent public au consortium pétrolier qui a le monopole du raffinage aux Antilles (SARA) !

Toutefois, s’ils avaient vraiment compris ce qui se passait, les élus n’auraient peut-être pas tenté cette manœuvre. Les grands patrons étaient eux-mêmes mal à l’aise devant le spectacle d’une île entièrement bloquée par des camions avec l’aide bienveillante de la gendarmerie. Le Medef déclara comprendre les transporteurs, mais désapprouver la méthode, « dans la mesure où nous pourrons plus difficilement reprocher aux salariés d’en faire autant »…

Et effectivement, malgré cette « manip », la manifestation syndicale du 16 décembre a non seulement été un succès numérique évident – près de 8 000 manifestants – mais attira des milliers de personnes, en particuliers des mères de famille, qui manifestaient pour la première fois de leur vie et qui abreuvèrent les radios locales de coups de fils enthousiastes dans les heures suivantes. Dès lors, même les organisations qui ont l’habitude de se revendiquer du « syndicalisme d’accompagnement » comprenaient qu’il n’était pas question de rater le train… sous peine de ne peut-être plus pouvoir exister. Le LKP était né et appelait à la grève générale « à partir » du 20 janvier.

Rapidement, le LKP regroupe 49 organisations autour de l’UGTG et dans une moindre mesure de la CGTG. Tous les autres syndicats sont désormais présents. À leurs côtés, des organisations politiques allant de la gauche révolutionnaire aux Verts en passant par le Parti communiste guadeloupéen et l’Union pour la libération de la Guadeloupe (UPLG). Des organisations culturelles militantes, comme les groupes carnavalesques Akiyo et Voukoum. Des associations de locataires, d’usagers de l’eau, d’handicapés, etc.

Les camarades de Combat ouvrier, l’organisation sœur de Lutte ouvrière en Guadeloupe, décrivent très bien l’ambiance au sein du LKP (Lutte de Classe, n°119, avril 2009) :

Dès sa naissance, le LKP fonctionna d’abord comme une intersyndicale. Les décisions à prendre étaient soumises à débats et les participants cherchaient dans une discussion parfois vive et passionnée à se convaincre mutuellement. Le mode de discussion resta toujours, jusqu’au bout, ouvert et fraternel, même dans les pires « engueulades ».
Chaque organisation avait droit à deux représentants par séance, mais pouvait désigner ses propres représentants.

Il fut dit de façon explicite que chacun continuait ses propres activités de syndicat, de parti ou d’association, mais que les décisions, une fois prises et établies dans le LKP, par consensus – il n’y eut jamais de vote dans le LKP –, devaient être appliquées par tous. [Nous soulignons].

Dans ce cadre, le cahier de revendications en cent-quarante-six points fut établi très simplement. On discuta – parfois âprement – pour établir une vingtaine de «  revendications immédiates » (dont l’augmentation de deux-cents euros nets pour tous les salaires jusqu’à 1,4 SMIC) auxquelles chaque organisation ajouta les siennes propres.

Ou komansé fè moun chyé alè !

[Tu commences à faire chier le monde maintenant !]

Dès la rencontre du 5 décembre, il était clair qu’en essayant de passer à l’offensive, on entamait un bras de fer majeur avec la classe dirigeante – surtout dans une en période de récession économique où la préoccupation essentielle des capitalistes est, à l’échelle de la planète, de renvoyer les travailleurs dans les cordes pour pouvoir leur faire payer la crise. Dès la mi-janvier, une noria d’Airbus a commencé à déverser en Guadeloupe des centaines de gendarmes mobiles chaque jour, et des tonnes d’armes et d’équipement (une force d’environ 3 000 hommes qui, pour un pays de 450 000 habitants, se distingue très peu d’une armée d’occupation, mis à part la couleur bleue des uniformes et des véhicules blindés). Pendant ce temps, les liquidités des plus grandes entreprises étaient transférées en Martinique…

Le refus catégorique de la part du LKP de discuter quoi que ce soit à huis clos en « commissions restreintes », l’exigence de négocier tout, globalement, entre les quarante-neuf délégués à l’initiative de la grève d’un côté, et l’État, les élus et les organisations patronales de l’autre, est aussi un exemple de décision impensable pour des gens qui vivent de l’existence des « commissions restreintes ».

Le fait d’utiliser les succès des trois premiers jours de la grève non pas pour gagner le droit d’être invité dans des salons, mais pour imposer que cette négociation globale soit publique –retransmise à la fois pour les mille ou deux mille manifestants massés à proximité chaque soir, et pour tout le pays via la radio et la télévision locale – est carrément contraire à toute la philosophie des négociateurs professionnels soucieux de protéger leur statut d’experts de la pression populaire.

Or, sans ces décisions, la grève n’aurait peut-être pas pris l’ampleur qu’elle a eue.

Lorsque, le 24 janvier, Jean-Marie Nomertin de la CGTG, s’est levé pour dire au Préfet « ou komansé fè moun chyé alè !  », une décharge électrique s’est répandue dans des milliers de foyers à travers la Guadeloupe. Lorsqu’avec patience et humour, Élie Domota, secrétaire général de l’UGTG et porte-parole du LKP, s’est employé à répondre aux protestations de bonne foi du Medef et de l’État par des exemples, des chiffres et des rappels historiques, des milliers de personnes sont restées scotchées à leur radio. Pendant quatre jours, on pouvait, en marchant dans les rues quasi désertes de Pointe-à-Pitre, suivre « en quadriphonie » les négociations diffusées par chaque fenêtre, chaque autoradio, chaque boutique…

Le spectacle de l’unité et de la détermination des dirigeants de la grève face à un patronat et à des autorités dépourvus d’arguments acheva de convaincre les travailleurs salariés que cette fois-ci, la lutte valait le coup, et ce, bien au-delà des 10 à 20 % de syndiqués. Et il gagna « le cœur et l’esprit » des djobeurs, des petits paysans, des artisans pauvres, des mères célibataires au RMI, bref de l’immense majorité. Alors que, le 20 janvier, les militants se demandaient encore si la mobilisation survivrait au week-end, la grève était désormais « satellisée ».

Devant tant de pression, l’État décida de bloquer le processus. Au quatrième jour, le Préfet lut un texte dicté par le sous-ministre à l’Outremer Yves Jégo, annonçant son refus de négocier de cette façon et quitta purement et simplement la salle, sous les « sa-y rivé, rivé ! » chantés par un millier de grévistes [maintenant, il arrivera ce qu’il arrivera]. Sur place, la population réagit massivement. Le 30 janvier, dans un pays sans transports en commun et sans essence depuis onze jours (certains firent vingt kilomètres à pied pour être présents au départ !), 50 000 personnes défilaient dans Pointe-à-Pitre. Du jamais vu. Cela représente environ le quart de la population active (pour s’en faire une idée, il faut imaginer une manif de neuf millions de personnes en France métropolitaine).

Le spectre de la répression massive s’est momentanément éloigné. Les trois semaines suivantes, la grève a tenu bon, malgré les difficultés matérielles croissantes et les provocations accumulées par le patronat et par l’État dans le but de déclencher des « incidents ».

Mais chaque jour des centaines, parfois des milliers de travailleurs en grève – la « grève marchante » traditionnelle des Antilles – défilaient d’entreprises en entreprises, exerçant une pression fraternelle mais efficace sur les salariés et obligeant les patrons qui avaient pris au sérieux les directives de leurs organisations à rebaisser le rideau. Chaque soir, la rumeur que, peut-être, le mouvement s’essoufflait, rassemblait devant le Palais de la Mutualité de Pointe-à-Pitre (le siège du LKP devenu le centre névralgique de la grève) un meeting plus nombreux que la veille : deux, quatre, six milles personnes écoutant pendant quatre heures d’affilée les interventions des « lkapistes » et des grévistes…

Une fois la grève commencée, c’est donc la rencontre entre la colère de la population et la détermination de la direction du mouvement qui ont permis cette exceptionnelle endurance. Mais ce faisant, la grève a commencé à soulever des questions auxquelles cette direction n’était pas encore prête ou n’avait pas les moyens de répondre.

La révolution permanente et le spectre de « mé 67 »

L’idée selon laquelle « on aura toujours besoin de patrons », mais que « le mien est un vrai salopard » est probablement la plus universellement répandue chez les travailleurs salariés du monde entier. Dans les conditions de la société antillaise, il est naturel qu’elle se traduise – et à juste titre, tant il est vrai que certains patrons sont effectivement encore plus salauds que d’autres – par l’idée que le «  pouvoir blanc » est à l’origine des abus les plus insupportables du capitalisme, c’est-à-dire de la pwofitasyon.

Politiquement, cette idée très largement partagée, s’est cristallisée dans toute une série d’organisations qu’on qualifie en général de « nationalistes ». Le nationalisme, dans la mesure où il repose sur le besoin immédiat des masses de se défendre contre les exactions du système et qui en déduit que la première chose à faire est de «  changer ceux d’en haut », s’apparente énormément à l’idéologie réformistes classique, telle qu’elle s’exprime par exemple à travers « la gauche » au sens large en France. Il en diffère par deux aspects importants.

Les organisations nationalistes n’ont pas nécessairement les liens organiques, historiques, qu’entretiennent les partis de gauche avec le mouvement ouvrier français. Certaines sont depuis toujours des regroupements de notables, ou d’intellectuels ou de petits patrons dont la première motivation est de réclamer pour eux-mêmes un élargissement de la base sociale du capitalisme en Guadeloupe. A contrario, quels que soient leur lien avec la classe ouvrière, toutes jouissent vis-à-vis d’un État qui les méprise d’une autonomie bien plus large que la gauche et les directions syndicales françaises, ce qui leur permet, à l’occasion, d’être bien plus radicales (de ce point de vue, elles ressembleraient un peu au PCF des années 1950).

Problème : s’il est indubitable que le pouvoir blanc est à l’origine de la pwofitasyon, il n’en découle pas automatiquement que la cooptation d’un pouvoir noir élargi y mettra un terme (et nombre de travailleurs expriment bien souvent la conviction contraire en termes peu « choisis »). Quant au renversement complet du pouvoir blanc (qui lui, serait une vraie victoire), il n’est peut-être pas possible sans déclencher des bouleversements bien plus importants.

Le mouvement nationaliste en Guadeloupe a pris son essor au cours des années 1960. Pour de nombreux jeunes et intellectuels révoltés, la Révolution cubaine, la Résistance vietnamienne et l’Indépendance algérienne apparaissaient comme des alternatives séduisantes alors que vingt ans de départementalisation n’avaient pratiquement rien changé dans le pays. Mais le massacre d’au moins quatre-vingt-sept personnes entre le 25 et le 27 mai 1967, puis le « rattrapage » des années 1970 et 1980 (qui augmenta à moindre frais le niveau de vie de ce très petit pays sans jamais toutefois atteindre à l’égalité avec la France) montrèrent les limites de ces modèles.

Le mouvement nationaliste, régénéré en permanence par les exactions du pouvoir blanc a, dans le même temps, subi un processus d’évaporation sociale. Tandis que des individus voire des pans entiers d’organisations tentaient avec plus ou moins de succès de s’envoler vers les postes politiques ou économiques promis par le « rattrapage » (ou s’organisaient autour de l’objectif d’en arracher d’avantage), un grand nombre de militants à qui ces promotions étaient interdites se condensait dans la seule base sociale capable d’affronter le patronat et l’État blancs : la classe ouvrière. Là, ces militants devaient adapter leur vision du futur guadeloupéen aux besoins de la lutte de classes (il est difficile de construire un syndicat, si comme certaines organisations nationalistes l’ont longtemps fait, on s’oppose aux augmentations de salaires au motif qu’une Guadeloupe indépendante ne pourra pas les payer). Et finalement, pour échapper à cette pression, certains militants nationalistes ont cherché à se construire des « refuges » à côté de leurs activités syndicales, sous la forme d’organisations plus clairement tournées vers la défense de l’identité nationale.

En conséquence, la mouvance nationaliste est extrêmement diversifiée (surtout si on tient compte de la petite taille du pays). Il y a des organisations syndicales comme l’UGTG, réputée plus radicale que la moyenne des travailleurs en Guadeloupe, mais qui a néanmoins réussi à conquérir une place quasi hégémonique en développant des méthodes de lutte « guévaristes » (comme les fameux « barrages » routiers), reposant moins sur l’activité des travailleurs eux-mêmes que sur l’action déterminée d’une poignée de militants courageux, souvent au prix de risques personnels considérables (un substitutisme que des organisations plus clairement orientées vers l’autoémancipation des travailleurs n’ont d’ailleurs pas toujours le loisir d’éviter en période de recul des luttes).

Il y a, à l’autre bout, des partis qui prônent l’émergence d’une « société civile » guadeloupéenne, et seraient assez satisfaits, dans un premier temps, de négocier avec l’État un statut juridique autorisant une plus large autonomie politique du pays. Et il y a, entre les deux, des organisations ou des associations parfois « massives » regroupées autour de la défense de sa ki tan-nou [« ce qui est à nous »], c’est-à-dire de la culture et de l’identité antillaises.

À y regarder de près, on observe là un autre point commun entre les divers nationalismes et le réformisme classique : une certaine méfiance envers l’activité spontanée des masses. Il ne fait aucun doute que cette collection d’attitudes qui va de la simple « négligence » à organiser des AG à l’aversion caractérisée pour l’activité autonome des travailleurs, a pesé sur le mouvement de janvier-mars 2009.

La question du pouvoir s’est-elle posée ?

À la mi-février, un journaliste français faisait remarquer à Élie Domota : « On a l’impression qu’aujourd’hui en Guadeloupe, le seul patron, c’est le LKP ». En Guadeloupe même, cette « impression » était très largement partagée.

À ce moment du mouvement, le sous-ministre à l’Outremer, Yves Jégo, avait déjà sapé l’autorité du Préfet en lui ordonnant de quitter la table de négociation avant de faire trop de concessions au mouvement. À présent, vraisemblablement à la suite d’un coup de fil des békés directement adressé à l’Élysée, il venait de s’enfuir en France, quelques heures avant de signer lui-même un accord. Les élus locaux s’étaient empressés quelques jours plus tard de traverser l’Atlantique pour recevoir le seul soutien disponible : celui du gouvernement. Et les rodomontades patronales étaient incapables de faire «  reprendre le travail  ».

Les ordres de réouverture des écoles, les interdictions d’entrave à la circulation ou au « droit au travail » étaient tous systématiquement désobéis, tandis que, du côté du LKP, au contraire, chaque appel à l’extension du mouvement était suivi d’effets mesurables, soit par l’entrée en grève de nouvelles entreprises, soit par le nombre sans cesse croissant de participants aux meetings et aux manifestations. La grève s’éternisant, le LKP dut même commencer à faire quelques pas vers la prise en charge de la vie matérielle de la société. Il autorisa la réouverture pendant une journée des stations services afin de «  soulager un peu la population  ». Il relaya les demandes de dons du sang de l’hôpital avec une efficacité jamais atteinte par les campagnes médiatiques (en trois jours, la pénurie chronique se transforma en excédent et les personnels hospitaliers durent refuser des candidats). Il permit la distribution de certains médicaments et de lait en poudre pour les enfants. Il organisa avec les petits agriculteurs la vente directe – à prix LKP ! – de produits alimentaires lors de marchés improvisés qui eurent un effet certain sur la vie quotidienne des habitants de la région pointoise. Certains syndicats organisèrent même la distribution de bouteilles de gaz butane dans les campagnes…

Le pouvoir de l’État était mis à nu et ne subsistait plus que sous la forme de « mamblos » (gendarmes) armés jusqu’aux dents… mais qui se trouvèrent eux-mêmes de plus en plus clairement débordés par la multiplication des barrages, lorsque le mouvement entra dans sa phase « dure » à partir du 16 février.

La seule autorité effective était sans aucun doute le LKP. Mais pour autant, il ne l’était encore que par défaut et n’était pas en mesure de représenter une alternative au pouvoir capitaliste. La question de savoir s’il allait falloir prendre des mesures pour étendre cette autorité voire pour la rendre, d’une façon ou d’une autre, plus définitive a commencé à être discutée partout, bien au-delà des cercles militants. Mais ce que pourraient signifier ces mesures et ce à quoi elles conduiraient n’était clair pour personne, ni pour les militants, ni pour la majorité de la population.

Depuis le début du mouvement la grève avait une faiblesse. Elle reposait plus sur l’autorité morale de sa direction que sur la reconduite du mouvement par des assemblées générales souveraines au sein des entreprises. Plus le temps passait, plus il était difficile de savoir si la population et en particulier la classe ouvrière « suivrait » une extension ou un durcissement du mouvement ou si – comme l’exprimèrent à plusieurs reprises les organisations les plus hésitantes – il était temps de « sortir du conflit par le haut ».

Dans le domaine matériel, les capacités du LKP étaient très limitées pour les mêmes raisons. Il n’était pas appuyé, à la base de la société, par des organisations autonomes, dans les quartiers et dans les entreprises, capables de recenser les moyens et les besoins. Aussi courageuses et dévouées soient-elles – et elles l’étaient – une centaine de personnes ne peuvent pas, à elles-seules, assurer une tâche aussi énorme, même dans un petit pays, sans même parler d’organiser la rencontre entre ces moyens et ces besoins.

Une minorité de militants marxistes révolutionnaires a eu le mérite de tenter très vite d’organiser de telles assemblées générales (avant la grève) et de développer des « LKP de base » dans les communes à mesure que le mouvement s’étendait. Mais cette orientation – formellement approuvée, ou plutôt « autorisée » par le LKP – a été très peu suivie par les autres organisations du collectif.

Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, la crainte – pas dénuée de fondements – de voir des élus ou des organisations peu fiables « prendre le train en marche » et entamer une forme de « récupération » à l’échelle locale qui aurait pu finir par peser sur le mouvement. Ensuite, la peur que tel ou tel groupe ne finisse par répondre aux provocations récurrentes de l’État et des patrons et ne facilite ainsi le recours à la répression (tout au long du mouvement, le spectre d’un nouveau mé 67 a pesé lourdement, alimenté à dessein par la présence de milliers de gendarmes mobiles et le silence radio qu’une presse française manifestement aux ordres). Finalement, la possibilité que le mouvement ne s’effiloche par le bas, des assemblées générales votant les unes après les autres la reprise du travail comme dans un jeu de dominos… Le point commun entre toutes ces raisons apparemment légitimes est qu’elles reflètent en réalité un manque de confiance dans l’activité autonome des travailleurs et des pauvres.

Un incident survenu quelques semaines après la signature de l’accord du 4 mars « suspendant » le conflit illustre les raisons profondes de cette méfiance. Un gréviste en lutte contre un patron particulièrement tyrannique s’était entendu demander par un membre du LKP, vieux militant de l’époque héroïque du mouvement nationaliste, d’être « prudent » parce que le patron en question était tout de même un « compatriote ». Lors d’un meeting, le travailleur en colère rappela l’incident en concluant : « Ki-w blan, ki-w nèg, ki-w ni lapo chapé, si-w ka pwofité konsa, ou ka fè pati dé yo ! » [Que tu sois blanc, noir ou entre les deux, si tu « profites » de cette façon, tu fais partie des « eux »]… En résumé, non seulement les organisations qui constituent le LKP n’ont pas nécessairement la même vision de ce que pourrait représenter une Guadeloupe libérée du pouvoir blanc, ni de la façon d’y parvenir, mais de surcroît, les aspirations de certaines d’entre-elles se heurtent à la conscience de classe qui a commencé à se développer au sein des travailleurs eux-mêmes.

En fait, la question « d’étendre » l’autorité du mouvement, de l’asseoir comme un contre-pouvoir durable contre l’État français et le patronat ne pouvait pas être abordée sans mettre en danger le cadre unitaire du LKP (sans même parler de prendre le pouvoir !). La seule position accessible « au consensus » était : tenir, tenir, tenir. Et évidemment, cela faisait courir au mouvement le risque de voir le rapport de force s’effriter.

Ni « trahison » de la direction, ni « passivité » de la population

Tout ceci semble donner raison à ceux qui pensent, comme l’exprimait Alex Lollia de la CTU dans un communiqué de presse au lendemain de la signature du 4 mars, que la suspension de la grève générale s’apparentait à une « trahison », que le mouvement avait le potentiel de gagner bien plus et qu’il aurait dû continuer.

Une telle affirmation peut paraître étrange en France, où le mouvement antillais est perçu comme une victoire, et à juste titre. Nous avons gagné l’augmentation de deux-cent euros des salaires inférieurs à 1,4 SMIC et même si cent-cinquante euros doivent être versés par l’État et par les collectivités territoriales pendant trois ans (avant d’être pris en charge par le patronat), voilà au moins des subventions publiques dont on est sûr qu’elles iront dans les poches des travailleurs ! Même les cinquante euros patronaux constituent une augmentation de salaire très supérieure à ce que les grèves sectorielles avaient pu obtenir jusque là – et c’est aussi le cas des 6 à 3 % d’augmentation minimale obtenus pour les salaires plus élevés. Nous avons gagné le gel des loyers (et l’annulation de leur dernière augmentation), la baisse sans compensation du prix de l’essence (descendu à 1,10 €), du prix de l’eau, du pain et de 1 400 produits de première nécessité…

Néanmoins, il est vrai que les accords obtenus sont loin d’être parfaits et que sur certains aspects ils comportent de sérieuses limites, notamment le fait que l’augmentation des deux cents euros ne concerne ni les retraites, ni les divers minima sociaux et qu’on n’a pas obtenu la signature du Medef avant de « suspendre le conflit  ». Il est certain que, du coup, cette levée de la « phase générale » de la grève a été interprétée par le pouvoir comme une « reculade » qui lui a permis de commencer à saboter cet accord interprofessionnel sur les salaires lors de son extension « par en haut » à toutes les entreprises de Guadeloupe. Le ministère du travail de Brice Hortefeux, en supprimant purement et simplement l’article 5 qui prévoyait la prise en charge patronale des deux cents euros au bout de trois ans, a ainsi créé une inégalité entre les salariés des entreprises qui ont signé l’accord pendant la grève et ceux qui ne bénéficient que de sa version tronquée (ce qui constitue par ailleurs pour les patrons une véritable « prime au refus de négocier »).

Et il ne fait aucun doute que la politique réformiste qui était la seule accessible « au consensus » à l’intérieur du LKP a pesé sur la fin du mouvement et contribué à limiter les gains obtenus. D’abord, la centralisation des initiatives et de l’animation du mouvement par le LKP a non seulement limité, comme on l’a dit, les perspectives de changement de société qu’il pouvait offrir à partir de la mi-février, mais aussi fait peser sur une poignée de militants une charge inutilement lourde (un des négociateurs déclarait d’ailleurs en privé : « sur certains points on s’est fait couillonner, tout simplement parce qu’on était crevé »). Ensuite, la levée des barrages routiers le vendredi 20 février, au moment même où les autorités revenaient discuter, a affaibli le rapport de force des négociateurs. Si cette décision a été prise officiellement pour permettre à la population de se rendre aux obsèques du camarade Jacques Bino (exécuté dans la nuit du 17 au 18 février vraisemblablement par un commando payé par les patrons), elle a aussi été accueillie avec soulagement par toute une partie des organisations qui craignaient « les débordements » après les émeutes des quatre nuits précédentes et souhaitaient de plus en plus ouvertement «  en finir au plus vite  ». Finalement, c’est surtout la pression populaire qui a, dans la dernière phase du mouvement permis au LKP de maintenir un profil de lutte élevé et unitaire. À ce moment là, le simple fait d’être même vaguement identifié comme militant, suffisait à se faire interpeller dans la rue – «  Ne nous lâchez pas ! N’allez pas signer n’importe quoi !  » – parfois sur un ton à peine amical… Comme l’exprimait en privé un membre d’une confédération syndicale « d’accompagnement » : « maintenant on n’a plus le choix. Si on s’arrête, les gens nous lyncheront  ».

Pourtant, nous pensons qu’Alex Lollia a tort (mais il a peut-être partiellement changé d’avis depuis) : les limites du mouvement ne se résument pas simplement à un manque de « radicalité » de la direction. À notre connaissance, aucune grève générale totale n’a jamais duré beaucoup plus de quarante-quatre jours… parce qu’à un moment, il faut bien manger, se soigner. Faute de pouvoir réorganiser la société, le mouvement se heurte à des limites matérielles. Et bien sûr, après une victoire de cette sorte, la classe dirigeante n’a pas d’autre choix que de chercher à se venger et à regagner le terrain perdu aussi vite que possible. Autrement dit, même s’il est possible d’imaginer une « meilleure » direction au mouvement, la grève n’aurait guère pu durer que quelques jours de plus et la situation actuelle n’aurait probablement pas été qualitativement très différente.

Le plus important, c’est que les limites de la direction du mouvement ne sont pas simplement dues au « machiavélisme » des dirigeants, mais reflètent aussi les limites momentanées de la conscience des travailleurs, le « sentiment réformiste » spontané, instinctif, qui les anime et dont nous avons déjà parlé au début de ce texte.

Il faut être honnête : durant la première phase de la grève générale, les travailleurs n’ont pas répondu en masse aux tentatives de constructions d’organisations de base qui seules auraient permis au mouvement de se poser durablement en contre-pouvoir face au patronat et à l’État, c’est-à-dire au pouvoir blanc. Pour les réformistes classiques – tels qu’on les connaît en France – ces limites, érigées en « vérité éternelle », servent souvent de prétexte à toutes les trahisons (un peu comme les producteurs de télévision justifient de diffuser de la merde en disant « regardez l’audimat, ce n’est pas de notre faute si c’est ça que les gens veulent  »). La compréhension révolutionnaire de la situation repose entièrement sur le fait que ces limites sont, en réalité, momentanées, et qu’en luttant pour s’en débarrasser, les travailleurs transforment leur propre direction.

La qualité de la direction proposée par le LKP a permis aux travailleurs de reprendre le travail la tête haute, forts d’une confiance et d’une conscience renouvelées. Le « bloc » de la grève générale une fois fondu, est venu « mouiller » tous les secteurs qui n’avaient pas encore été touchés. Du mois de mars au mois de juillet, une kyrielle de luttes menées entreprise par entreprise, soit pour arracher l’accord complet sur les deux cents (qui porte le nom d’accord Bino), soit sur des revendications qui leurs sont propres, ont éclaté de semaines en semaines. La plupart se sont soldées par des victoires certes sectorielles, mais parfois spectaculaires – comme la signature de l’accord Bino complet par toute la fédération Medef du bâtiment au mois de mars, ou l’obtention par les pompiers de l’aéroport de quinze à trente-mille euros d’heures supplémentaires impayées au mois de juin. Et cette fois ces luttes sont menées activement, organisées par les salariés concernés eux-mêmes, éduquant ainsi des couches bien plus larges de travailleurs.

Encore une fois, les mots de Rosa Luxembourg dans Grève de masse résument très bien la situation :

Les partisans de « batailles ordonnées et disciplinées » conçues selon un plan et un schéma, ceux qui en particulier veulent toujours exactement savoir de loin comment « il aurait fallu faire », ceux-là estiment que ce fut une « grave erreur » que de morceler la grande action de grève générale politique de janvier 1905 en une infinité de luttes économiques, car cela aboutit à leurs yeux à paralyser cette action et à en faire un « feu de paille ». […]

Il est faux de dire que l’action politique de janvier fut brisée parce que la grève générale s’émietta en grèves économiques. C’est le contraire qui est vrai : une fois épuisé le contenu possible de l’action politique, compte tenu de la situation donnée, et de la phase où se trouvait la révolution, celle-ci s’émietta ou plutôt se transforma en action économique. En fait, que pouvait obtenir de plus la grève générale de janvier ? Il fallait être inconscient pour s’attendre à ce que l’absolutisme fût écrasé d’un coup par une seule grève générale « prolongée » selon le modèle anarchiste. C’est par le prolétariat que l’absolutisme doit être renversé en Russie. Mais le prolétariat a besoin pour cela d’un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation. Il ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche.

C’est ce processus d’apprentissage qui est – on a des raisons de l’espérer – mis en route en Guadeloupe. En même temps, la direction du mouvement est en train de se transformer. Il est très clair que la classe dirigeante ne va pas simplement nous laisser jouir du fruit de notre victoire. Les accusations d’incitation à la haine raciale lancées par le procureur de Pointe-à-Pitre contre Élie Domota, le rejet de la plainte avec constitution de partie civile déposée par la CGTG dans l’affaire Jacques Bino, les poursuites en diffamation lancées contre les avocats du LKP pour s’être plaints d’avoir été mis sur écoute et les multiples procès qui menacent une foule de militants moins connus en sont une indication. Le sabotage partiel de l’accord sur les salaires et la « disparition » des rayonnages des produits sur lesquels des baisses significatives avaient été obtenues aussi.

La conjonction de la menace qu’exerce la classe dirigeante et de l’énergie que déploie la classe ouvrière agit sur les militants et sur les organisations. Certains partis du LKP dont c’est depuis longtemps le projet politique – notamment le PCG et l’UPLG – viennent d’annoncer leur volonté de constituer un « front patriotique » à l’extérieur du LKP (ce que le fonctionnement en « front unique » permet tout-à-fait) en vue de participer à la négociation d’un nouveau statut politique pour la Guadeloupe avec le gouvernement. À l’opposé de ce projet (perçu par nombre de travailleurs comme le «  Cheval de Troie » d’un désengagement financier de l’État), les deux principaux syndicats – l’UGTG et la CGTG – reparlent de la nécessité de construire des « LKP locaux » et d’organiser des comités de quartiers destinés à contrôler les prix et l’application des accords. Si elles fusionnent avec les nouvelles couches de jeunes salariés qui font actuellement l’apprentissage de la lutte, de telles organisations seront une formidable école politique où la classe ouvrière et les masses pauvres feront l’apprentissage de leur propre pouvoir.

Tout le monde aimerait bien pouvoir prédire l’avenir pour ensuite décider de ce qu’il va faire en connaissance de cause… Malheureusement, c’est impossible, en partie, justement, parce que l’avenir dépend de ce qu’on va faire. Une chose est sûre : seul ce processus d’apprentissage et d’auto-organisation à la base peut, dans les mois et les années à venir, empêcher le pouvoir blanc de nous renvoyer très durement dans les cordes. Dans ce cadre, les faits créés par la minorité révolutionnaire joueront un rôle essentiel, à condition d’être repris à leur compte par la masse beaucoup plus large des travailleurs et des pauvres.

Cela prendra le temps que cela prendra et cela nécessitera les efforts qu’il faudra – mais dans cette dynamique réside la possibilité que les travailleurs et la population de Guadeloupe se présentent à nouveau devant leurs ennemis. En ayant cette fois dans les mains de quoi les renverser.


Le mouvement jour par jour

- 16 et 17 décembre 2008 :
7 000 à 8 000 personnes manifestent contre la vie chère à Pointe-à-Pitre et à Basse-Terre à l’appel de l’intersyndicale (plus quelques partis et associations). Création du Liyannaj kont pwofitasyon (LKP).

- 20 janvier 2009 :
Début de la grève générale à l’appel du LKP. Alors qu’aucun défilé n’est initialement prévu, la convergence des travailleurs en grève toute la matinée devant le Palais de la mutualité provoque finalement une manifestation de 15 000 personnes dans les rues de Pointe-à-Pitre.

- 21 janvier 2009 :
La « grève marchante » avance sur un des deux grands centres commerciaux de l’île et sur l’Aéroport où elle occupe quelques heures les services d’enregistrement de bagages. Premier face-à-face tendu avec les « manblos », les forces de gendarmerie.

- Samedi 24 janvier :
Grande manifestation de 25 000 personnes dans les rues de Pointe-à-Pitre. Début des négociations à dix-huit heures retransmises en (quasi) direct depuis le World Trade Center (WTC) de la zone industrielle de Jarry.

- Mercredi 28 janvier :
Rupture des négociations par le Préfet. Après un moment de tension, les manifestants évacuent le WTC en bon ordre, évitant une attaque par les manblos.

- 29 janvier :
Les groupes de débrayage parcourent Pointe-à-Pitre et sa périphérie.

- 30 janvier :
Deuxième manifestation historique : 50 000 personnes dans Pointe-à-Pitre.

- Du 2 au 4 février :
La grève tient bon tandis que les groupes de débrayage parcourent la région pointoise : 2 000 personnes font fermer le principal centre commercial de l’île.

- Du 4 au 7 février :
Réouverture des négociations qui se terminent le 7 par un marathon de vingt heures imposé par le ministre Jégo tandis que 18 000 personnes manifestent dans Basse-Terre. Un accord est trouvé vers 8h le lendemain matin.

- Dimanche 8 février 2009 :
À 16h le LKP se rend au rendez-vous prévu pour signer l’accord sur les 200 € accompagné de milliers de manifestants venus fêter la « victoire »... pour découvrir que le ministre est déjà en route pour la France. Nouveau face-à-face tendu avec les gendarmes – cette fois équipés de fusils de guerre et de gilets pare-balles. Le LKP appelle à l’extension du mouvement sans céder à la provocation.

- 9 février :
Entre 60 000 et 100 000 personnes au total manifestent à Basse-Terre, Pointe-à-Pitre et Marie galante.

- 12 février :
Après avoir rencontré les six délégations patronales, les médiateurs ramenés de Paris par Yves Jégo constatent que leur mission est « impossible ». Le LKP insiste sur le retour à l’accord du 8 février.

- 14 février :
Troisième manifestation historique : des dizaines de milliers de manifestants commémorent dans la ville du Moule le massacre qu’y ont perpétré les gendarmes en 1952.

- Lundi 16 février :
Durcissement de la mobilistation : des barrages son érigés partout en Guadeloupe. Dans la matinée du 16, Alex Lollia est tabassé par des gendarmes qui le traitent de « sale nègre ». Premières émeutes.

- Du 16 au 21 février :
Dans la journée, les barrages deviennent des rendez-vous populaires, immédiatement reconstruits à mesure que les forces de gendarmeries les détruisent. La nuit, la jeunesse pauvre des citées de Pointe-à-Pitre affronte les « manblos », parfois les armes à la main, effrayant le patronat local et menaçant de mettre le feu aux possessions békées.

- Nuit du 17 au 18 février :
Jacques Bino (employé des impôts, syndicaliste CGTG et membre du Mouvman kiltirèl Akiyo) est touché dans sa voiture par trois balles de gros calibre. L’autre occupant du véhicule est indemne.

- Vendredi 20 février :
Reprise des négociations globales. Les barrages sont assouplis pour permettre à la population d’assister à un meeting puis, le lendemain, de veiller le corps de Bino exposé à la Mutualité.

- Dimanche 22 février :
20 000 personnes manifestent dans le village de Petit-Canal pour l’enterrement de Jacques Bino.

- Jeudi 26 février :
Signature d’un accord interprofessionnel sur l’augmentation des bas salaires par la majorité des organisations patronales – excepté le Medef – pratiquement identique à celui du 8 février.

- Mercredi 4 mars :
Signature d’un protocole de suspension de conflit.


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    Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.

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  • lcr-lagauche.be

    Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.

  • marxists.org

    Base de données de référence pour les textes marxistes.

  • npa-formation.org

    Le site de la commission nationale formation du NPA.


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