Retour sur l’expérience turinoise
par ,
23 octobre 2009
Avant-propos :
Dans le dernier numéro de Que Faire ?, une place importante était accordée à l’idée qu’aujourd’hui, un des enjeux principaux pour le NPA était de « populariser l’idée du contrôle ouvrier ». Ce début de réflexion a été abordé non comme un appel incantatoire à la constitution de conseils ouvriers mais bien comme une nouvelle posture à adopter pour comprendre et penser notre intervention, en tant que révolutionnaires, dans le développement de la crise et des mobilisations. Alors que les mobilisations continuent de se développer et se radicalisent à travers de nouveaux tests, les grands de ce monde élaborent (non sans difficultés et frottements internes) une solution globale à la crise. Dans une telle situation, les révolutionnaires se doivent, à partir de la réalité des luttes et de leur structuration propre, d’adopter la même posture afin de peser dans ce contexte et de permettre aux dominés de passer de la défensive à l’offensive. La question fondamentale qui est posée par la situation est de savoir quel camp social parviendra à résoudre la crise. La réponse reste ouverte et dépendra en partie de notre intervention. Pour se donner les moyens de formuler une politique permettant de renverser la logique dominante dans une période où, quoi qu’elle dise, la classe dirigeante et son projet politique sont plus faibles que jamais, nous devons multiplier les tests et les initiatives mais également confronter les expériences et analyses actuelles et passées. En effet, cette crise de légitimité de la logique capitaliste ne pouvant se résoudre spontanément, elle va s’approfondir : l’enjeu est de poser dès aujourd’hui, les jalons théoriques et pratiques pour faire en sorte que les exploités et les dominés soient dans la meilleure position pour formuler collectivement leurs propres réponses, au niveau tant théorique que pratique.
Si les expériences de contrôle par les travailleurs de leurs outils de production sont nombreuses, une partie d’entre elles reste encore peu connues et peu travaillées y compris dans les courants de tradition marxiste en France, notamment celles issues de la période postérieure à la Révolution Russe. Pourtant, ces moments historiques, en faisant passer les travailleurs du statut de « salariés » (passifs) à celui de « producteurs » (donc actifs dans le processus de production), modifiant ainsi leurs points de vue sur eux-même et sur le monde, sont ceux où la possibilité du renversement révolutionnaire de la société ne se pose plus comme un horizon lointain mais se trouve incarnée dans la réalité même. Nous devons étudier ces moments-là pour en comprendre les spécificités, être en capacité d’en isoler les éléments généralisables tout en en identifiant les limites objectives et subjectives. L’histoire du mouvement ouvrier doit être exploitée au service du présent et nous permettre de penser l’avenir.
L’expérience turinoise des conseils d’usine entre 1919 et 1921 est essentielle en ce sens. En effet, en quelques mois, l’Italie a vu des millions de travailleurs occuper leurs usines et se battre pour le contrôle de la production : les grèves dans les grands centres industriels du nord se sont structurées autour de conseils d’usine, rompant les barrières traditionnelles entre les cols blancs et les cols bleus ainsi que l’artificielle séparation entre les « sphères » économique et politique. Ces conseils ont permis la généralisation de la contestation dans la jeune, mais puissante, industrie italienne tout en créant des ponts avec les paysans du sud, les entraînant dans la lutte et posant, de manière embryonnaire, la question du pouvoir. Ébranlant l’ordre établi, les structures bureaucratiques du mouvement ouvrier et le projet politique de la classe dirigeante italienne, ce mouvement dans ses dynamiques, sa structuration mais également dans les limites (objectives et subjectives) qu’il a rencontré est riche d’enseignements pour nous, aujourd’hui. Très peu étudiés en France, les éléments historiques ou analytiques sur cette période sont extrêmement réduits et très éparpillés. Par conséquent, cet article ne pourra en aborder que les aspects les plus fondamentaux et s’envisage davantage comme une introduction, une sorte de « débroussaillage » pour approfondir l’étude de ce moment politique dans les prochains mois.
Jeune État (l’unification des royaumes de la péninsule date de 1861) jusqu’alors fortement structuré autour de la production agricole (59 % de la production économique en 1911) et des grands propriétaires terriens, l’Italie sort structurellement modifiée de la première guerre mondiale. Pourtant, l’Italie est entrée tardivement dans la guerre en 1915, et de manière tumultueuse : la bourgeoisie industrielle a manifesté devant le parlement en mai 1915 pour exiger la participation, face à quoi, à Turin, une grève générale contre la guerre s’est levée mais est restée isolée. Sans soutien politique de la part du Parti Socialiste Italien (PSI) [1] ni des syndicats dans le reste de la péninsule, elle fut réprimée violemment. La guerre a permis le développement de l’industrie et a achevé brusquement le processus de lutte politique entre les propriétaires terriens du sud et les industriels du nord pour le contrôle et l’organisation de l’État. Dans cette dynamique, la paysannerie a subi un appauvrissement important, tout en étant la première source d’hommes dans laquelle on a puisé pour aller mourir au front. La fracture Nord/Sud s’est accentuée fortement en même temps que l’État Italien prenait forme. La production de guerre (industrie lourde, chimie, métallurgie, etc.) a donné une base réelle et solide, dans le même temps, à l’émergence tant d’une véritable bourgeoisie capitaliste que d’une classe ouvrière numériquement importante et fortement concentrée dans quelques villes du nord (dans le triangle industriel Gênes-Milan-Turin). Pour se rendre compte de la brusque mutation industrielle qu’a amenée la guerre, il suffit de regarder quelques chiffres :
La production d’acier passe de 5,2 à 10,8 % de la production totale entre 1914 et 1917.
Le capital de FIAT passe de 17 millions de lires en 1914 à 200 millions en 1919.
La masse ouvrière a été multipliée par 5 à Milan entre 1915 et fin 1916.
Entre 1914 et 1918, les effectifs de FIAT passent de 4300 à 40 000.
À la fin de la guerre, il y a plus de 900 000 ouvriers concentrés dans la production de guerre, exclusivement dans les grands centres industriels du nord.
Bien sûr, la guerre a drainé son lot de privations et de blessures : morts, forte inflation, disette, maladie, exode rural, etc. Cependant, elle a également permis des rencontres, et des prises de conscience. En effet, au front, les ouvriers et les paysans sont côte à côte dans les tranchées et leur communauté d’intérêt y devient palpable. En ville, c’est une nouvelle génération de travailleurs sur laquelle s’appuie la production : les femmes et les paysans. Malgré les lois interdisant les grèves dans les usines, l’augmentation des cadences et l’encadrement militaire de la production, ces « jeunes » prolétaires ne sont pas soumis et ne se laissent pas dompter.
Théâtre de la grève générale anti-guerre en 1915, Turin est particulièrement animée par les mobilisations ouvrières pendant la guerre. La Révolution russe de février 1917 y rencontre, d’ailleurs, un écho particulièrement important : lorsqu’une délégation de Russie vient à Turin le 15 Août 1917, des milliers de Turinois les accueillent aux cris de « Vive Lénine ! » (alors que la délégation Russe représentait le gouvernement provisoire qui persécutait alors les militants bolcheviques et venait demander aux ouvriers italiens d’intensifier la production d’arme pour mener la guerre !). Cet événement servit, ironiquement, de déclencheur à une révolte ouvrière de masse dans Turin. Le 21 Août, les femmes et les enfants refusent d’aller travailler et manifestent à cause de la fermeture de huit boulangeries de la ville. Les ouvriers refusent de passer les portes des usines sous le slogan : « Nous n’avons pas mangé, nous ne pouvons pas travailler ! ». Mais les causes de cette révolte sont plus profondes. En effet, lorsque les gérants annoncent que du pain arrive, les ouvriers quittent l’entrée de l’usine en scandant : « Au diable le pain ! Ce que nous voulons c’est la paix ! À bas les profiteurs ! À bas la guerre ! » [2]. Dès lors, les rues sont prises d’assaut par la police, l’armée et les manifestants qui construisent des barricades dans les quartiers ouvriers. Les casernes sont attaquées par les manifestants qui incendient également, dans la très catholique Italie, deux églises... La révolte est alors réprimée par l’armée à l’aide notamment de tanks et de fusils mitrailleurs : cinquante ouvriers périssent, les autres sont jugés par des tribunaux militaires et nombre d’entre eux seront envoyés dans les tranchées.
À partir des années 1919-1920, l’Italie connaît un mouvement de grande ampleur, les grèves, les manifestations et les occupations d’usines se multiplient. Pour différentes raisons le mouvement italien a une dynamique particulière par rapport à l’embrasement généralisé de l’Europe au sortir de la guerre. Le développement massif du capitalisme en Italie est une donnée récente comparée à la France ou plus encore à l’Allemagne à cette époque, en conséquence les masses ont rejoint relativement récemment les organisations de la classe ouvrière, qu’il s’agisse des partis ou des syndicats. Cette situation fait que le réformisme idéologique est beaucoup moins fort à une échelle de masse : les travailleurs italiens n’ont pas, contrairement aux anglais ou aux allemands, la mémoire de cinquante années de conquêtes partielles. En conséquence, la radicalisation du mouvement et le caractère spontané de l’extension de la grève sont beaucoup plus forts en Italie qu’ailleurs, ce qui explique les formes prises par le mouvement et plus particulièrement celle des occupations d’usine.
L’embrasement débute toutefois de manière relativement similaire aux autres pays européens avec une multiplication des grèves dans les villes au sortir de la guerre. On dénombre ainsi 1663 grèves en 1919, chiffre qui monte rapidement à 1881 en 1920, celles-ci impliquant plus d’un million de travailleurs dans la lutte ; contre 810 grèves et 300 000 travailleurs en 1913. Les campagnes, à une échelle moindre, ne sont pas épargnées par ce mouvement puisqu’on y compte 189 grèves avec plus d’un million d’actifs agricoles impliqués dès 1920 contre 97 grèves en 1913. Turin sera le centre dans lequel ce phénomène sera le plus abouti et prendra les aspects les plus intéressants. C’est en effet à Turin que l’on verra des millions de travailleurs occuper leurs usines et reprendre le contrôle de la production.
Face à une telle poussée révolutionnaire les patrons et les petits bourgeois prennent peur et commencent alors à se structurer autour d’un projet politique de droite dure, c’est l’émergence du mouvement fasciste. De leur côté, les organisations du mouvement ouvrier connaissent une montée très rapide de leurs effectifs, devenant de véritables organisations de masse en l’espace de quelques mois. Les effectifs du PSI comme de la Confederazione Generale del Lavoro (CGL) sont ainsi quasiment multipliés par dix entre 1918 et 1920 avec un passage de 23 000 à plus de 200 000 membres pour le PSI tandis que la CGL passe de 250 000 à plus de deux millions de travailleurs syndiqués. Le même chiffre permet au PSI de remporter les élections générales face aux nationalistes et aux fascistes en novembre 1919 : ces deux millions de voix lui garantissent un quart des sièges au parlement.
Dans ce contexte de radicalisation et de polarisation de la classe ouvrière, un groupe de révolutionnaires dirigé par Antonio Gramsci, membre de l’aile gauche du PSI, fonde le journal L’Ordine Nuovo. Celui-ci est largement consacré à la propagande des conseils d’usine. C’est-à-dire à créer l’agitation autour des questions relatives à l’organisation révolutionnaire des travailleurs et à les pousser à devenir les principaux acteurs dans la bataille pour le contrôle de la production et l’autogestion des usines.
Dans les usines turinoises existent alors de manière informelle des ancêtres de nos comités d’entreprise appelés commissions internes qui vont connaître de profondes mutations. Nées des luttes, celles-ci sont toutefois reconnues par la classe dirigeante depuis le mouvement de grève de 1906 afin de calmer les ardeurs des ouvriers. Un accord est en effet signé à cette occasion entre la direction de la FIOM (syndicat des métallurgistes) et le patronat de Turin qui autorise et reconnaît les commissions internes en échange de la promesse de ne pas lancer de grèves durant les trois années à venir. Les efforts conjoints du patronat et des bureaucrates syndicaux permettent petit à petit d’institutionnaliser ces commissions en faisant en sorte, par exemple, que les membres de ces comités d’entreprise soient uniquement proposés par les bureaucraties syndicales, qui les choisissent selon des critères bien définis.
Leur rôle se limite alors de plus en plus à un cadre de négociation avec le patronat. Tout en développant des revendications ils freinent toute tentative des masses d’entrer dans l’action. Mais leur nature est appelée à changer rapidement en fonction de l’évolution de la lutte des classes. Dès 1919, dans un contexte d’augmentation des luttes et de multiplication des grèves, les révolutionnaires de L’Ordine Nuovo et notamment Gramsci, Terracini, Tasca ou encore Togliatti s’interrogent et étudient le processus de radicalisation des travailleurs. Inspirés par la Révolution russe, ces militants se posent la question suivante : « Existe-t-il un embryon, une velléité, une allusion, de gouvernement des soviets en Italie, à Turin ? ». Leur réponse est positive. Pour eux le comité d’entreprise est « un embryon de gouvernement ouvrier, un embryon de soviets ». Cette analyse tranche avec la position majoritaire du PSI qui, tout en se référant de manière abstraite aux soviets de la Révolution russe, fait tout pour limiter le rôle de ces conseils en se cantonnant dans une stratégie classique de division stricte et arbitraire des tâches entre terrain « économique », réservé au syndicat, et terrain « politique » pour le parti.
L’idée du contrôle ouvrier s’impose alors comme une question centrale. L’enjeu est que les travailleurs forgent leurs propres outils et représentations. Il s’agit de mettre en place un cadre qui organise tous les travailleurs, qui brise la barrière entre économie et politique. L’Ordine Nuovo développe donc l’idée que les commissions internes doivent se transformer en véritables organes révolutionnaires sur l’exemple des soviets russes et contrôler la production. Ces comités d’entreprise sont, selon Gramsci, « des organes de démocratie ouvrière qu’il faut absolument libérer des limitations imposées par les chefs d’entreprise, et auxquels il faut infuser une énergie et une vie nouvelle ». Les travailleurs devraient donc se saisir de ces cadres d’organisation, les développer et se les réapproprier. Les membres de L’Ordine Nuovo argumentent alors pour que ces comités d’entreprise soient désormais composés de membres élus par les ouvriers et que leur tâche principale soit le contrôle de la production.
Cette propagande pour des conseils d’usine rencontre rapidement un grand succès auprès des travailleurs. Des milliers d’entre eux se lancent alors dans la construction de conseils et les militants de L’Ordine Nuovo sont invités par les ouvriers à intervenir dans les assemblées pour discuter avec les grévistes. La popularisation de ce mot d’ordre démontre de la part de ces militants révolutionnaires une analyse juste de la situation politique et des attentes des travailleurs en grève. Les métallurgistes turinois répondent ainsi largement à l’appel en s’emparant des commissions internes et en constituant des conseils dans toutes les usines de la ville : « l’organisation des conseils d’usine se fonde sur les principes suivants : dans chaque usine, petite ou grande, un organisme est constitué sur la base de la représentation (et non sur l’ancienne base du système bureaucratique) ; cet organisme incarne la force du prolétariat, il lutte contre l’ordre capitaliste, pour le contrôle de la production, en éduquant toute la masse ouvrière pour la lutte révolutionnaire et pour la création de l’Etat ouvrier […] il doit représenter pour la classe ouvrière le modèle de la société communiste à laquelle on arrivera en passant par la dictature du prolétariat ». [3]
Ces conseils d’usine constituent en réalité un cercle d’organisation du travail, un organe activement inséré dans le processus de la production dépassant les limites d’une activité exclusivement politique ou revendicative. Leurs tâches sont multiples. Tout d’abord, sur le plan politique, leur rôle est de transmettre et d’étendre l’expérience des conseils à d’autres usines occupées mais aussi d’impliquer les autres catégories de travailleurs dans la lutte. Ensuite, sur le plan économique, les conseils organisent la production sur des bases nouvelles impliquant l’ensemble des ouvriers (coordination de la production, commande des matières premières, etc.). Certaines usines ont même réussi à maintenir la production. Par exemple, avant l’occupation, les ouvriers de Fiat dans le centre de la ville produisent environ 67 voitures par jour, ils parviennent à en produire quarante par jour au cours de la grève. Au-delà du contrôle de la production, les conseils organisent également la résistance armée, c’est ainsi qu’ils furent à l’origine de la formation de milices afin de faire face à la répression exercée par la classe dirigeante durant le mouvement. L’efficacité de ces conseils pour l’organisation du mouvement est clairement mise en lumière par un exemple que donne Gramsci : « L’organisation technique [...] des conseils s’est tellement perfectionnée qu’il a été possible d’arrêter en cinq minutes le travail de 16 000 ouvriers dispersés dans les 42 entreprises de l’usine centrale Fiat ».
Les conseils sont également des lieux d’éducation pour l’ensemble des travailleurs, en permettant à ceux-ci de se considérer comme des producteurs et non plus des salariés car ils enseignent les connaissances nécessaires pour diriger eux-mêmes leurs usines. Cet aspect déterminant permet aux conseils de dépasser la contradiction fondamentale des syndicats quant à la façon dont ceux-ci organisent les travailleurs. Gramsci explique ceci en montrant que les syndicats sont des organisations « légales », intégrées dans le système capitaliste : « [le syndicalisme] s’est révélé comme une simple forme de la société capitaliste et non comme un dépassement potentiel de la société capitaliste. Il organise les ouvriers, non en tant que producteurs, mais en tant que salariés […] en tant que vendeurs de la marchandise travail ». Contrairement aux organisations syndicales, les conseils ouvriers ont l’avantage, pour l’objectif d’une transformation révolutionnaire de la société, de poser la question fondamentale du pouvoir. Cette caractéristique n’implique pas pour autant l’abandon des syndicats, car ceux-ci doivent jouer un rôle notamment dans la construction de ces conseils [4], mais permet d’en saisir les limites intrinsèques.
L’expérience des conseils d’usine a permis aux travailleurs turinois de s’envisager pour la première fois comme classe dirigeante à travers le contrôle de la production. Les ouvriers sont désormais des producteurs ayant la volonté d’en finir avec le système d’exploitation et de commencer à contrôler leur vie : « le conseil est la négation de la légalité industrielle » [5]. Gramsci insiste sur l’idée que ces conseils sont des embryons de pouvoir ouvrier en capacité de renverser le pouvoir bourgeois. Ils forment un embryon d’État basé sur l’auto-éducation et l’auto-organisation des travailleurs. Ils organisent tous les travailleurs et sont une organisation de base à la différence des commissions internes qui représentent essentiellement les travailleurs adhérents au syndicat. Gramsci considére que les conseils ont un caractère révolutionnaire en soi pouvant permettre aux travailleurs turinois de s’émanciper en menant à la construction d’un nouvel État ouvrier. Ces conseils permettent en effet aux travailleurs de se structurer et de faire l’expérience de la gestion de leurs affaires. Ils sont le moteur de la révolution ouvrière en Italie en permettant de donner un sens politique à la lutte des travailleurs turinois.
Ce mouvement a cependant permis de mettre en avant les limites de la structuration des conseils et la nécessité d’un parti révolutionnaire implanté dans la classe à une échelle nationale. En effet, le mouvement ouvrier est alors encadré par le PSI et la CGL. Cette situation est très particulière car contrairement à la majorité des pays européens, l’Italie n’a pas encore connu de rupture au sein du parti social-démocrate dominant entre réformistes et révolutionnaires. Or, tout en étant section de la nouvelle Internationale Communiste, le PSI est majoritairement dominé par des réformistes. C’est ainsi que la position du courant majoritaire du PSI, suivi par la CGL, est que les conseils d’usine se construisent au sein des syndicats afin de mieux les contrôler. Pendant les dures occupations, ce courant réformiste déclare que le PSI refusera de se lancer dans une action révolutionnaire tant qu’il n’y a pas un plan d’action coordonné. Evidemment, il n’a rien fait pour impulser et élaborer ce plan d’action.
Une autre position, tout aussi désastreuse pour le mouvement, est incarnée, dans l’aile gauche du PSI, par la fraction communiste révolutionnaire dirigée par Amadeo Bordiga. Ce dernier critique le manque d’implication du parti dans le mouvement mais considère que l’activité politique est dans un premier temps plus importante que la lutte économique. Le véritable instrument de la lutte pour l’émancipation des travailleurs devant être un parti de classe, il considère que défendre l’idée que les conseils d’usine, dans un système capitaliste, puissent être des organes d’émancipation des travailleurs sans parler du parti, est une grave erreur politique. D’après Bordiga, il est insensé de parler de contrôle ouvrier alors que le pouvoir politique est encore aux mains de la bourgeoisie : « l’erreur des camarades de L’Ordine Nuovo est de soutenir que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans la sphère économique, alors que le capitalisme détient avec l’État le pouvoir politique » [6]. L’analyse de Bordiga laisse penser qu’il n’a pas pris la mesure du potentiel qui existe au sein des conseils ouvriers dans l’Italie des années 20. Son analyse le conduira à construire un parti en dehors du mouvement.
Le PSI et la CGL refusent alors d’assumer la direction du mouvement et mettent tout en œuvre pour empêcher les travailleurs d’imiter l’exemple de Turin, ce qui précipitera l’échec du mouvement des conseils. Les stratégies de la direction réformiste du PSI comme celle de Bordiga porteront un rude coup au mouvement des conseils d’usine. Malgré leur volonté, les travailleurs de Turin vont se heurter à plusieurs difficultés techniques. L’isolement paralyse alors les travailleurs qui ne parviennent pas à vendre la production et à se fournir en matières premières. La CGL reprend alors très vite le mouvement en main et signe des accords avec le patronat.
À l’intérieur du PSI, la fraction communiste révolutionnaire de Gramsci est par conséquent contrainte d’agir seule pour faire la propagande des conseils d’usine. Isolée, elle est incapable d’entraîner dans la bataille des franges conséquentes du PSI. C’est pourtant ce qui lui aurait permis de palier au manque d’implantation dont elle souffrait dans le reste de l’Italie, condition nécessaire pour que les révolutionnaires puissent étendre la dynamique des conseils au-delà de Turin. La colère et la détermination des travailleurs turinois n’ont en effet pas suffi pour qu’ils en ressortent victorieux.
Dans ce contexte de crise politique et institutionnelle, de nombreuses conditions ont été pourtant réunies pour que les travailleurs s’émancipent. La CGL et le PSI ont été les seules organisations à être en capacité d’étendre le mouvement turinois à toute l’Italie mais ils ont au contraire été la principale cause de l’échec de ce mouvement en ne lui donnant pas la possibilité de s’étendre et de surmonter les contradictions qui se sont posées à lui en envisageant notamment la prise du pouvoir. L’exemple des conseils démontre également que la construction de cadres d’auto-organisation ne suffit pas à faire gagner un mouvement. Une organisation révolutionnaire implantée, en capacité de cristalliser le mouvement sur des bases de classe et d’y développer une orientation est une nécessité dont le manque s’est alors révélé de manière tragique. Ainsi, deux ans après le mouvement des conseils d’usine, Mussolini marche sur Rome. Lorsqu’un parti n’est pas en mesure d’entraîner l’ensemble de la classe des travailleurs et de mettre ainsi à sa remorque la petite bourgeoisie, cette dernière se tourne inévitablement vers le fascisme.
En septembre 1920, les dernières occupations d’usines sont levées par la force, l’ensemble de la classe ouvrière est démoralisé et le PSI est à la fin du mouvement largement discrédité auprès de cette dernière. La fraction organisée par Gramsci rejoint alors Bordiga pour construire un parti communiste italien, distinct des réformistes. Mais cette décision est prise bien tard, sur la base d’un échec, en dehors de tout mouvement et surtout de manière très minoritaire.
Remarques comparatives au cours de la discussion sur les conseils ouvriers en Italie dans les années 1920
Par Johan Paris
La grève générale de mai-juin 1968 en France fut marquée par l’irruption de millions de travailleurs sur la scène politique en l’espace de quelques semaines. Ce qui caractérise pour beaucoup le mouvement fut donc son explosivité. Trois phénomènes se télescopèrent et firent prendre un caractère original aux évènements français : tout d’abord le mouvement des étudiants qui commença début mai autour du site de Nanterre, auquel s’ajouta le mouvement de revendications des travailleurs, sur fond d’une crise profonde du régime « bonapartiste », quasi dictatorial, du général De Gaulle. Toutefois, la grève la plus grande que la France n’ait jamais connue ne déboucha pas sur une perspective anticapitaliste. Jamais les travailleurs ne furent en capacité de poser la question du pouvoir, qui aurait du s’accompagner de la reprise du contrôle de la production économique par eux-mêmes. Dans certains lieux, ils posèrent la question de la répartition des richesses, mais ils ne franchirent jamais le cap décisif de se poser la question : qui décide, qui contrôle, qui possède ? Les travailleurs ? Une poignée de privilégiés ?
Quand les directions syndicales et politiques, CGT et PC en France, sentirent qu’il y avait des risques pour leur propre survie à laisser trop de place à un pouvoir ouvrier, elles décidèrent de freiner et même d’arrêter le mouvement. Ainsi, la grève générale en France ne déboucha sur aucune modification structurelle du régime économique capitaliste.
En parallèle, l’Italie connut elle aussi un processus de grève de masse chez les travailleurs. Le mouvement possédait des caractéristiques à la fois différentes et similaires à celui de la France. Différent car il s’étala sur un temps long, de 1969 à 1976. Durant sept ans, les travailleurs italiens organisèrent une lutte contre le capital en développant dans la pratique le contrôle ouvrier. Ce fut au printemps 1968, après des grèves sur la question des retraites et des disparités régionales des salaires, qu’apparurent les premiers Comités de Base Unitaires (CBU). En 1973, on comptait 4 291 conseils d’usine dans tout le pays. Ils se répandirent et se développèrent, notamment dans le nord, et étaient composés à la fois d’ouvriers syndiqués, de politisés mais aussi de « non encartés ». Ce furent ces conseils qui organisèrent les grèves, qui élaborèrent les revendications portées par la mobilisation et qui tentèrent de peser sur les choix de production et parfois même, de manière sporadique, de prendre le contrôle de cette production. La CGIL, principal syndicat, opta très rapidement pour une politique d’intégration de ces comités aux principes primaires du syndicalisme : négocier les termes de l’exploitation. Face à cette assimilation, les marxistes étaient divisés et restèrent largement hostiles au processus. Ce dernier n’eut donc pas une direction politique anticapitaliste qui aurait accompagné une émancipation de la classe et une réappropriation des moyens de production. Sous le poids des directions syndicales, les conseils s’intégrèrent rapidement à la gestion de l’entreprise capitaliste pour finalement disparaître au moment où le PCI proposa son « compromis historique ».
Les mouvements de grèves de masse au cours des années 1968 en France et en Italie, furent donc différents par leur chronologie, leur intensité (explosivité du temps court en France, mouvement rampant en Italie durant sept ans avec des périodes plus ou moins intenses) et leur forme structurelle. En Italie, les travailleurs s’organisèrent par centaines de milliers dans des comités d’usine alors qu’en France la CGT ne laissa que très rarement la place aux ouvriers dans l’animation de la lutte. Toutefois, à aucun moment dans les deux pays, la classe ouvrière fut en capacité de dessiner une alternative politique socialiste.
Ces deux expériences sont pleines d’enseignements pour les anticapitalistes d’aujourd’hui. En effet, cela montre la nécessité d’une stratégie politique qui permette de poser la question du pouvoir et qui ne s’aurait faire l’économie d’une résistance globale au système capitaliste, se traduisant à la fois dans les grèves de masse et dans la mise en place du contrôle ouvrier. Mais cette articulation ne peut pas pour autant se décréter. Elle doit être réalisée par les travailleurs eux-mêmes, accompagnés d’une direction politique capable d’être une boussole stratégique cohérente et globale, sans quoi elle ne pourrait aboutir spontanément à une transformation radicale de la société. Le NPA, aujourd’hui maillon essentiel d’une future direction politique, doit alors tirer les leçons de l’histoire afin de poser les bases de la reconstruction d’une nouvelle hégémonie ouvrière, pierre angulaire de tout contrôle économique, politique ou social de la classe, qui permettrait l’installation à terme du socialisme.
[1] Le Parti Socialiste Italien était polarisé entre une aile réformiste conduite par Turati, prête à rejoindre n’importe quel gouvernement, et une aile « maximaliste », la majorité de gauche dirigée par Serrati. Les réformistes ne défendaient que le programme minimum du parti pour les réformes immédiates tandis que les « maximalistes » mettaient verbalement en avant le programme maximum pour la révolution. Aucun ne tentait de relier les combats immédiats dans la perspective de la révolution. Les différentes sensibilités de la gauche révolutionnaire, à l’image de Bordiga ou de Gramsci, critiquaient les concessions que l’équipe de Serrati concédait aux réformistes. Au déclenchement de la guerre, le parti défendit la neutralité, derrière la formule « ni adhérer, ni saboter ».
[2] Chris Bambery, A Rebel’s guide to Gramsci, Bookmarks, London, 2006.
[3] Traduction de Gramsci, Scritti politici di Gramsci, tome 1. Traduction légèrement différente sur http://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1920/07/gramsci_19200700.htm
[4] On peut d’ailleurs noter que cette relation est, comme toujours, dialectique : l’activité des syndiqués de base enthousiastes dans la construction des conseils a permis en retour le développement des syndicats.
[5] Traduction de Gramsci, op. cit. http://www.antoniogramsci.com/sindcons.htm
[6] Bordiga, Per la costituzione dei Consigli operai in Italia.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.