L’idéologie ou la pensée embarquée d’Isabelle Garo

par Ambre Bragard

11 novembre 2009

Longtemps boudée, la notion d’idéologie alimente de nouveau la scène de la critique. Elle puise son actualité dans la conflictualité sociale croissante depuis le milieu des années quatre-vingt-dix et dans les contradictions dont celle-ci témoigne et qu’elle renforce en retour. Cela semble rompre avec la morosité intellectuelle de la période précédente en pointant justement ce qui tendait à être caché auparavant avec le postulat de la fin des idéologies, conjointement à celui de l’effacement de la classe ouvrière et au rejet de la notion de classes elle-même, trop indexée sur un marxisme qualifié de caduc. Mais si pour cette raison la réactualisation de la question idéologique est un élément indéniablement positif, c’est aussi une source de débats dont les enjeux ne sont pas uniquement d’ordre théorique. Car bien que la réémergence de cette question idéologique soit le produit de la lutte des classes, la manière dont on y répond n’est pas dépourvue de conséquences pratiques quant au développement de la conflictualité sociale elle-même.

Avec L’idéologie ou la pensée embarquée [1] Isabelle Garo [2] apporte une précieuse contribution à ce débat.

Contre les interprétations idéalistes et mécanistes de l’idéologie

La façon dont certains se réapproprient la notion d’idéologie aujourd’hui, évoquant bien souvent des conceptions du passé, est de ce point de vue problématique. Nombreuses thèses sur la superpuissance des médias et leur endoctrinement de masse ont en commun avec l’idéalisme des jeunes hégéliens, auxquels s’opposait Marx, une forme de croyance en la suprématie des idées que visait justement à leur refuser le concept marxiste. Comme leurs prédécesseurs, elles partagent souvent la thèse d’une domination des idées qui, à travers l’idéologie entendue comme la domination d’idées « fausses », enfermerait des spectateurs hypnotisés dans l’illusion et les conduirait à la passivité. Mais de telles analyses conduisent dans une impasse car dès lors qu’on suppose que ce sont les idées qui déterminent le monde et que les idées dominantes sont aux mains de trusts médiatiques irriguant tous les foyers, comment sortir de l’illusion ? On risque de réduire l’essentiel de la lutte de classe à l’affrontement entre une avant-garde éclairée, prémunie de l’idéologie par sa formation théorique, et un pouvoir surplombant.

Leur point de départ est également analogue, bien que totalement inversé, à celui d’une autre conception, héritée du stalinisme, moins en vogue mais tout aussi biaisée. Cette dernière considère également l’idéologie comme une simple surface mensongère mais qui, à l’opposé, ferait directement écho à la base économique. De ce point de vue, ce serait la réalité économique et sociale qui déterminerait mécaniquement les représentations sans que celles-ci acquièrent la moindre autonomie.

Si les thèses « mécanistes » ne sont pas plus satisfaisantes que les thèses « idéalistes », c’est parce qu’elles ne sont pas plus en prise avec la réalité. Elles ne permettent pas non plus de penser les contradictions de la totalité sociale et l’efficacité indéniable du rôle social et politique des représentations. Avec une telle approche, le risque encouru est au contraire de négliger la dimension idéologique de la lutte des classes en réduisant celle-ci à un combat d’ordre strictement économique. Or, s’il est certain que la force des idées dominantes n’est pas une condition suffisante pour assurer l’hégémonie de la bourgeoisie, les représentations en sont en revanche un élément indispensable car elles participent à la structuration du réel en accompagnant la production, la reproduction et la transformation d’un ordre économique et social déterminé. C’est aussi oublier que les travailleurs adhèrent souvent de manière contradictoire à une grande partie de ces représentations. Par conséquent, s’il est vrai que le lieu de la réappropriation collective de la production se situe avant tout dans la lutte menée au sein des rapports de production eux-mêmes, une telle mobilisation est impossible sans une réappropriation critique consciente et collective.

En prenant le contre-pied de ces interprétations, Isabelle Garo tente de répondre aux enjeux soulevés par la question idéologique en proposant une autre alliance entre idéologie et politique que celles embrassées par ces conceptions et en en livrant un éclairage contemporain. Pour ce faire elle analyse la refonte permanente du concept d’idéologie chez Marx – de L’idéologie allemande au Capital – qui le mène à identifier une fonction idéologique complexe portée par des représentations ne relevant pas seulement d’un jeu strictement superstructurel mais qui prennent en partie corps à même le processus productif et marchand. De nature politique, cette fonction idéologique est constitutive de toute formation économique et sociale basée sur des rapports de domination et d’exploitation, dont le maintien nécessite sans cesse de justifier ces mêmes rapports. C’est avec ces réélaborations successives, entreprises par Marx au cours de l’analyse de plus en plus précise de la totalité sociale et des contradictions qui l’animent, « que la critique de l’idéologie finira […] par faire corps avec la critique de l’économie politique elle-même, qui s’emploie à élucider cette totalité concrète et à y intervenir au moyen de cette élucidation, associée à l’activité politique […] » [3].

L’idéologie aujourd’hui

À l’heure où la crise économique laisse voir de façon inédite les contradictions toujours plus violentes du système capitaliste, la thèse de la fin des idéologies apparaît de plus en plus comme le signe de la permanence de cette fonction idéologique elle-même. Ceci étant dit, le fait que les idées dominantes apparaissent de plus en plus largement pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire pour les idées de la domination capitaliste elle-même, ne signifie absolument pas que la crise économique est automatiquement porteuse d’alternatives positives comme certains semblent le croire. Elle peut se résoudre de la pire manière que ce soit sur le plan de l’exploitation, de l’inégalité sociale, du militarisme ou de l’autoritarisme, explique Isabelle Garo. Car s’il est vrai que la situation actuelle repose avec la plus grande acuité la question de la répartition des richesses et de l’organisation de la production, elle est en même temps source de désillusion ou de fuite en avant pour bon nombre de travailleurs. C’est une des leçons de la séquence électorale qui vient de s’achever. Pour une partie d’entre eux, l’absence de perspectives à la suite des journées de grèves et de manifestations nationales les a conduit à se désintéresser complètement de cette échéance politique. Plus inquiétant encore, l’augmentation des inégalités, la baisse du pouvoir d’achat, la peur de perdre son emploi ou de ne pas en trouver poussent certains d’entre eux, de plus en plus nombreux, à embrasser les idées nationalistes et xénophobes, comme l’illustrent la percée électorale des extrêmes droites en Europe ou l’apparition de grèves en faveur de la préférence nationale à l’embauche en Angleterre.

La désillusion et la fuite en avant peuvent aussi se traduire par une absence de combativité face aux attaques de plus en plus violentes, par un consensus précaire, voire par un soutien partiel aux politiques libérales. Il en est ainsi car ce n’est pas uniquement sur le mode de la propagande que l’idéologie dominante parvient à asseoir sa domination sur les dominés, c’est aussi par le moyen même des conditions de travail et de vie que la classe dirigeante est en mesure d’imposer aux individus qu’elle peut enraciner ses représentations dans les pratiques et les consciences. C’est à travers les relations réciproques et contradictoires qu’elles entretiennent avec la vie réelle que les représentations assument leur fonction de médiation sociale.

Les directions néolibérales sont ainsi parvenues à faire exister partiellement l’individualisme qu’elles promeuvent en oeuvrant à la destruction systématique des solidarités collectives et des acquis sociaux. La casse du droit du travail, l’augmentation du chômage et la concurrence accrue entre les travailleurs qui en résulte, doublées d’une franche adhésion de la sociale démocratie à l’économie de marché et de l’embourbement des directions syndicales, obligées de courir après l’Etat et le patronat pour préserver leur statut d’interlocuteurs sociaux, conduisent beaucoup de travailleurs, de plus en plus isolés, à adopter cet individualisme comme consentement obligé.

La voie du renversement

Malgré ce tour d’horizon sombre et incomplet, l’histoire reste à écrire. Elle peut prendre la voie d’une «  destruction aggravée » ou d’une « sortie par le haut » conditionnée par la mobilisation politique. Car les idées dominantes sont certes très fortes mais aussi très fragiles. Elles sont elles-mêmes traversées par les contradictions de la totalité sociale et doivent sans cesse « courir derrière le réel en essayant, sans y parvenir, de justifier l’injustifiable » [4]. C’est pourquoi, malgré le consensus social soi-disant advenu, les luttes n’ont jamais cessé d’exister. Plus encore, elles se sont multipliées face aux conséquences de la mise en œuvre des politiques libérales qui, de manière contradictoire, renforcent à la fois les thèses qui les accompagnent en raison de leur cohérence mais les confrontent aussi en permanence à leurs promesses non tenues, aux injustices profondes qu’elles génèrent et aux révoltes que cela suscite. En créant un besoin de sécurité, l’insécurité sociale croissante légitime, par exemple, l’argument sécuritaire et dans le même temps, nourrit le sentiment d’injustice. Il s’agit donc d’un champ de bataille au sein duquel l’idéologie, plus qu’une simple surface, est une force sociale intégrée à la réalité qui « façonne le réel autant qu’elle le reproduit, donnant forme aux contradictions qui le traverse et aux luttes qu’elle tente de contenir » [5].

« L’idéologie, en son instabilité même, nourrit sa contestation » [6]. Mais cette instabilité ne relève pas uniquement de l’inadéquation entre ce que vendent les idées dominantes et ce que l’on vit, elle est aussi le produit des constantes scissions qui animent la totalité sociale et par lesquelles elle opère sa reproduction et ses transformations. C’est d’abord sous forme de représentations que ces contradictions se manifestent à la conscience, appelant ainsi le projet de leur résolution qui ouvre la voie à plusieurs types de visées politiques. Or les idées dominantes participent à rendre visibles ces contradictions et stimulent leur compréhension car elles sont en mesure de combiner illusion et connaissance, portée critique et visée conservatrice. Elles fournissent donc à la fois la légitimation de la domination nécessaire à sa reproduction mais aussi les terreaux aux critiques émancipatrices qui s’emploient à dévoiler la structure d’ensemble qui engendre cette domination elle-même. « C’est bien au cœur même du mode de production capitaliste, et non hors de lui, que naissent sa critique radicale et les prémisses de son renversement » [7]. La dimension idéologique est donc « constitutive » des enjeux de la lutte de classe. C’est pourquoi il faut sortir d’une définition figée qui réduit l’idéologie à des « énoncés mensongers pour l’ouvrir à l’analyse bien plus complexe d’une fonction et d’une pratique sociales, aveugles à leurs conditions et parfois même à leurs objectifs, mais traversées elles aussi par les contradictions de la totalité économique et sociale » [8].

Lutte de classe et critique de la domination

Si les idées dominantes sont bien parties prenantes de la réalité qu’elles contribuent à transformer, le sentiment de révolte et les luttes qui se développent le sont également. Mais tant que les travailleurs ne sont pas constitués en classe consciente, ils restent sous la domination des idées de la classe dominante, incapables de concevoir réellement la domination et l’exploitation qu’elles justifient et par conséquent, « sans pouvoir leur objecter, ni théoriquement ni pratiquement, une autre organisation de la production » [9]. Les travailleurs doivent donc eux aussi se doter de leurs représentations pour disputer pied à pied à l’idéologie dominante sa capacité d’interprétation. Mais une telle critique est inséparable de la lutte politique, « exigeant le renouveau de l’intervention théorique, politique et syndicale » [10], Car à l’inverse, c’est en se structurant en classe consciente d’elle-même que les travailleurs acquièrent une capacité à élaborer leurs propres représentations. C’est parce qu’ils entrent en lutte contre les effets de politiques déterminées, qu’ils sont en mesure d’en comprendre les causes réelles et d’élaborer des contre-propositions convaincantes.

La question de l’émergence d’une critique de la domination n’est donc pas un préalable, mais elle « nourrit et se nourrit d’une conscience politique [structurée] au sein des rapports sociaux réels » [11]. C’est la mobilisation collective qui inscrit à leur tour les idées de l’émancipation « comme forces sociales conscientes, entrant en contradiction frontale avec une fonction idéologique qui vise à préserver et à durcir une hégémonie installée » [12].

Par conséquent, c’est avant tout en tant que « contre-offensive politique » et non comme « réfutation théorique » que l’anticapitalisme est doté de force critique. La critique de l’idéologie, ne doit donc pas être conçue comme une autre idéologie, un autre système de pensée relevant « des mêmes coordonnées sociales », mais comme «  l’anticipation en acte d’un autre rapport de la théorie à la pratique » [13], comme « une tentative concrète de construction d’une autre formation économique et sociale qui inclut sa dimension savante et théorique » [14].

En cela réside la fonction critique et politique de la notion d’idéologie d’après Isabelle Garo. C’est pourquoi la réapparition de la question de l’idéologie, « non séparée de la lutte qui l’habite », peut favoriser selon elle « la remontée de la conflictualité, sa visibilité accrue et une remobilisation politique » [15].

Cette remise en perspective de la notion d’idéologie ouvre donc sur la question d’un nouveau type de savoir « à la fois informé des acquis de l’analyse antérieure mais transformé par son activation sociale, soumettant ses refontes au feu des pratiques et des débats collectifs combinés » [16].

Devant les mutations toujours plus violentes du système capitaliste et les sombres voies qu’il pourrait prendre, on ne peut être que convaincu par la nécessité de la construction d’un tel savoir qui oppose « à un régime des idées l’invention d’un autre monde » [17], mais ne s’agit-il pas dès maintenant d’en permettre les conditions de possibilité ? Et si l’on convient que la tâche est aussi urgente et considérable « que sont effectives les prémisses de sa résolution » [18], on ne peut se résoudre à l’abandonner aux humeurs changeantes du rapport de forces que subissent ces derniers. Car s’il est indéniable que ce travail d’élaboration théorique et militant qu’il faut opposer aux idées dominantes connaît un essor depuis les années quatre-vingt-dix et s’est incarné dans de multiples expériences telles que les grèves de 2003 ou durant la bataille contre le traité européen en 2005, on sait trop bien qu’il ne résiste pas au reflux du mouvement et que le recul dans les pratiques et les consciences peut-être aussi grand que le furent l’enthousiasme et l’espoir placés dans la lutte. Dès lors, ces expériences, les avancées et les reculs du mouvement ouvrier, la mémoire des luttes, des représentations et des traditions inédites qui en émanent doivent prendre corps dans des organisations qui les construisent afin de créer les conditions de leur développement ultérieur.

Car si le lieu d’une telle élaboration reste l’économie politique et sa critique en actes dans les mobilisations, elle ne pourra pas se développer dans le cadre d’une dégradation du rapport de forces dans une société organisée autour des intérêts de la classe dominante sans l’unité du mouvement et de sa direction consciente. De même qu’un parti révolutionnaire ne pourra ni se renforcer, ni être le vecteur de ses expériences sans développer le mouvement.

Notes

[1Éditions La fabrique, Paris, janvier 2009. 184 pages. 12 €.

[2Isabelle Garo collabore à la revue Contretemps et à la Grande édition des œuvres de Marx et Engels en français (GEME).

[3Ibid., p.121.

[4Isabelle Garo dans Regards, “Les idées de la colère. Isabelle Garo : Rendre son mordant à la notion d’idéologie”, Interview parue dans Regards N°62, mai-juin 2009.

[5L’idéologie ou la pensée embarquée, op. cit., p.10.

[6Ibid., p. 158.

[7Idem.

[8Ibid., p.87.

[9Ibid., p. 55.

[10Ibid.

[11Ibid., p.25.

[12Ibid., p.58.

[13Ibid., p. 103.

[14Ibid.

[15Isabelle Garo

[16L’idéologie ou la pensée embarquée, op. cit., p. 146.

[17Ibid.

[18Ibid., p.148.


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