Le drapeau roulé dans le grenier

À quoi sert le programme de transition ?

par Antoine Brand

20 septembre 2009

La gauche radicale était naguère repliée dans ses dernières niches écologiques et/ou dans un propagandisme abstrait combiné au mieux au soutien à de petites luttes. Le retour de la résistance de masse pose à une échelle nouvelle la question de ses objectifs globaux.

Le retour de la résistance de masse a redonné à la gauche radicale un rôle et des responsabilités de quelque importance. Cette remontée en puissance a souvent pris et prend la forme de regroupements « à la gauche de la gauche » entre des courants d’ascendances variées (trotskystes, ex-maoïstes ou staliniens, socio-démocrates de gauche, syndicalistes lutte de classe, etc.). Leur délimitation stratégique n’est pas établie, mais cela ne signifie pas que le débat stratégique y ait été dépassé par la dynamique unitaire. Bien au contraire : ils sont à la fois le lieu et le fruit des différenciations actuelles et à venir. Les moindres de ces débats ne sont pas ceux concernant la participation du PRC en Italie et du courant Democracia Socialista au Brésil à des gouvernements de centre-gauche.

Le retour du débat stratégique implique à terme un retour au débat programmatique. A la lutte entre plusieurs directions correspond la compétition entre différents programmes.

Les différents courants se réclamant de la Quatrième Internationale ont gardé dans leur bagage théorique la référence à un fameux et mythique Programme de transition. Rédigé en 1938, ce programme est une tentative de rendre systématique la pratique politique révolutionnaire, en traçant le chemin pour partir de revendications immédiates pour aboutir à la transformation socialiste de la société. La référence récurrente à la « démarche transitoire » peut sembler déroutante pour des camarades d’adhésion récente, et a parfois été fétichisée par certains courants. Les courants trotskystes ont généralement eu tendance a considérer l’élaboration et surtout la défense d’un programme de transition comme une tâche permanente des révolutionnaires, indépendamment des flux et reflux de l’Histoire. Cette référence part cependant d’une préoccupation juste, celle de lutter pour défendre lorsque nécessaire un programme clair et précis bien distinct des illusions réformistes et du flou centriste pouvant s’avérer incapacitants, et, dans certaines circonstances, mortels.

Le contexte

Dès la lecture de ses premières lignes, le Programme de transition apparaît daté. Ce n’est pas là le moindre de ses mérites. Dans l’Internationale communiste après Lénine, Trotsky écrivait déjà : « Un programme d’action révolutionnaire ne peut être regardé comme un recueil de thèses abstraites, indépendantes de tout ce qui s’est passé durant des années historiques. Certes, un programme ne peut décrire ce qui s’est produit, mais il doit en faire son point de départ et d’appui, il doit embrasser tous ces événements et s’y référer. Il faut qu’à travers toutes ses thèses, le programme permette de comprendre les grands événements de la lutte du prolétariat et les épisodes de la bataille idéologique au sein de l’Internationale communiste. Si cela est vrai pour l’ensemble du programme, cela l’est plus encore pour la partie particulièrement consacrée aux questions de stratégie et de tactique. Il faut ici, selon l’expression de Lénine, enregistrer ce qui est conquis tout comme ce qu’on a laissé échapper, et qui pourra se transformer en ‘conquête’, si l’on comprend la leçon et si on l’assimile bien. L’avant-garde du prolétariat a besoin d’un manuel d’action, et non d’un catalogue de lieux communs » [1]. Chacun de ses points s’inscrit en effet avec la précision la plus implacable dans le contexte tragique de la fin des années 30. Le mouvement ouvrier est alors nombreux et très organisé dans les pays capitalistes avancés, mais ses différentes directions font faillite les une après les autres. Elles capitulent devant l’offensive de la bourgeoisie, la montée du fascisme et la marche vers la guerre. Dans un tel contexte, Trotsky est autorisé à affirmer que « la crise de l’humanité se résume à la crise de sa direction révolutionnaire » [2]. Ses partisans ne sont alors qu’une poignée : au plus fort de la révolution espagnole, le nombre de trotskystes en Espagne oscille entre 10 et 30 ! La tâche de l’heure est de former une direction alternative pour les temps futurs, d’où la formation, dans un contexte très défavorable, non d’une Quatrième Internationale de masse, mais d’une « Internationale de cadres ». Cette décision n’est pas prise alors à la hâte, mais réfléchie depuis cinq années au cours desquelles de rudes polémiques opposent les trotskystes aux courants et partis centristes [3]. Ces derniers en rupture avec le stalinisme et avec la social-démocratie mais leur programme est trop confus, leur ligne trop indécise, leurs positions trop floues pour répondre correctement aux enjeux de la situation.

Le constat n’est plus le même à l’heure actuelle. D’une part le mouvement ouvrier des pays impérialistes est moins bien organisé que dans les années 30. Le stalinisme n’a plus l’influence écrasante que lui donnait l’auréole de la révolution russe parmi les secteurs les plus combatifs, et la social-démocratie n’a pas de programme vraiment réformiste à avancer pour obtenir l’adhésion positive (et pas par défaut) de millions de salariés. L’organisation générale est donc plus difficile à construire tandis que la direction est un peu plus facile à prendre. D’autre part, le niveau de crise sociale et politique atteint est, bien que préoccupant, moins avancé qu’en 1938, lorsque le fascisme asservissait des nations entières, que la défaite du prolétariat catalan signait la perte de la révolution espagnole et qu’échouait la dernière grève de masse du prolétariat français face au gouvernement Daladier.

Si la contradiction soulevée par Trotsky est alors celle « entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde », c’est aujourd’hui celle entre l’ampleur de l’offensive néolibérale et impérialiste d’une part, et le caractère sporadique (mais pas inexistant) des ripostes ouvrières qui est en cause. Trotsky peut donc affirmer en son temps que « la crise de l‘humanité se résume à la crise de sa direction révolutionnaire » [4]. Dans le contexte actuel, la « crise » concerne plus le degré d’organisation.

Le fait que le contexte ait changé ne remet pas en cause la nécessité pour les révolutionnaires de se doter d’un programme. Elle modifie cependant la priorité de ce programme dans leur agenda.

La méthode

Trotsky part du fossé, dénoncé dès le début du siècle, notamment par Rosa Luxemburg, entre le programme minimum de revendications démocratiques et sociales défendues au jour le jour par les partis de la IIe Internationale, et le programme maximum de transformation socialiste de la société, cantonné aux meetings des jours de fête. Ce fossé apparaît d’autant plus béant qu’à leur tour les directions staliniennes, centristes et anarcho-syndicalistes se sont avérées incapables de le franchir. Le but d’un programme révolutionnaire est donc de jeter des ponts partant de revendications immédiates et menant au programme de la révolution socialiste. En cela le programme de transition n’est pas le programme complet de cette révolution, pas plus qu’il n’est un simple plan d’urgence électoral. Mais il part de la diversité des conditions actuelles et de la conscience actuelle des larges couches du prolétariat pour arriver à une seule conclusion : la conquête du pouvoir politique.

Le programme révolutionnaire se nourrit des éléments (revendications, méthodes d’organisation) les plus avancés de chaque grève (du particulier au général). Il peut alimenter en retour les grèves suivantes en en capitalisant l’expérience (du général au particulier). Mais ce processus dialectique d’élaboration ne doit pas masquer la différence entre une grève, même dure, prise isolément, et un processus révolutionnaire global. Par exemple, le programme de transition réclame l’ouverture des livres de comptes des entreprises. Si cette revendication peut être opératoire dans une entreprise dont les affaires marchent bien, la présentation d’une comptabilité authentiquement catastrophique peut être l’outil du patron pour freiner l’ardeur des syndicalistes. Mettre systématiquement en avant l’ouverture des livres de comptes de chaque entreprise en lutte n’est donc pas l’objet du programme de transition, qui réclame au contraire l’ouverture globale des comptes de tous les exploiteurs.

Mots d’ordre et revendications transitoires

Trostky mena des polémiques assez dures avec les dirigeants des partis centristes, dont la politique oscillait entre réforme et révolution et qui s’organisaient au sein du « Bureau de Londres ». Si ces discussions n’ont pas abouti à un regroupement organisationnel et à des convergences durables, elles ont néanmoins permis d’enrichir le bagage théorique et programmatique des trotskystes hors d’URSS. Trotsky insistait sur le fait que le flou programmatique dans lequel baignaient les organisations centristes servait en derniers recours les desseins des partis réformistes. A l’opposé, Trotsky et ses partisans prirent soin d’élaborer leurs mots d’ordre et leurs revendications avec la plus grande précision, sans hélas pouvoir les tester concrètement. L’énoncé des mots d’ordre transitoires s’inscrit dans la lignée de ce souci.

Les revendications transitoires s’adressent à toute la classe. Pour autant, elles ne sont ni des ruses destinées à faire passer la révolution sans la nommer par une porte dérobée dans l’esprit des masses, ni des propositions de réformes de structures acceptables y compris par les classes moyennes et les franges conservatrices de la classe ouvrière.

Dans Où va la France, Trotsky décrit la politique révolutionnaire en ces termes :

En expliquant chaque jour aux masses que le capitalisme bourgeois pourrissant ne laisse pas de place non seulement pour l’amélioration de leur situation, mais même pour le maintien du niveau de misère habituel, en posant ouvertement devant les masses la tâche de la révolution socialiste comme la tâche immédiate de nos jours, en mobilisant les ouvriers pour la prise du pouvoir, en défendant les organisations ouvrières au moyen de la milice - les communistes (ou les socialistes) ne perdent pas, en même temps, une seule occasion pour arracher, chemin faisant, à l’ennemi telle ou telle concession partielle, ou, au moins, pour l’empêcher d’abaisser encore plus le niveau de vie des ouvriers.

Mesures d’urgence

Partant de la dégradation des conditions de vie et des droits démocratiques dans un contexte de crise et de marche à la guerre, le programme de transition édicte un certain nombre de mesures d’urgence. Il ne s’agit pas d’un programme syndical revendicatif, car dans la période concernée, les luttes partielles pour des revendications immédiates n’ont que des chances très limitées de victoire et d’extension. Toute amélioration du niveau de vie des masses ne peut être envisagée, selon les mots de Trotsky que comme « un sous-produit de la lutte révolutionnaire ». Un programme politique plus global et plus ambitieux s’avère nécessaire pour mobiliser les masses sur un plan non seulement social et économique, mais politique. Pour remédier au désordre économique induit par la crise, le programme comprend notamment des mesures telles que l’échelle mobile des salaires et des heures de travail, l’abolition du secret bancaire et commercial et le contrôle ouvrier sur la production.

L’échelle mobile des salaires et celle du temps de travail ont pour but de contrecarrer l’inflation et l’augmentation des profits pour la première (les salaires étant indexés sur l’inflation), les fluctuations des besoins de main-d’œuvre pour la seconde (les heures de travail étant indexées sur les besoins de production, pour un salaire fixe et sans compression de personnel). Est également exigée, pour mettre fin à la spéculation et à la domination financière, l’étatisation des banques et leur fusion en une banque d’état unique. Cette dernière revendication revêt un aspect tactique important : il s’agit de la pierre angulaire de l’alliance avec les couches subalternes de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie, qui, déçues du régime bourgeois, risquent sans cela de basculer dans le camp du fascisme.

De telles mesures seraient appliquées au détriment évident de la classe capitaliste dans son ensemble, et ne peuvent a priori être confondues avec des réformes de structures.

Le programme ne s’arrête pas aux mesures économiques, mais présente aussi des mots d’ordre anti-impérialistes et antifascistes. Cependant, il ne s’agit pas d’un « simple » plan d’urgence, en ce qu’il met aussi en avant, d’une part, les moyens concret pour le prolétariat d’appliquer de telles mesures et, d’autre part, l’aboutissement d’un tel train de mesures, à savoir l’expropriation à terme de la classe capitaliste.

Les modes d’action et d’organisation.

Nous avons l’habitude d’entendre le mot « programme » lorsqu’il s’agit de programmes de gouvernement. Ce terme ne doit pas nous induire en erreur : c’est d’un programme d’action pour le prolétariat qu’il s’agit ici. Ce programme d’action correspond à un type de période donné, celui où le degré de confrontation de classe et les formes que celle-ci prend permettent d’envisager la prise du pouvoir dans une perspective de transformation économique et sociale radicale. Pour ce faire, le prolétariat ne peut utiliser les moyens institutionnels bourgeois mais ses propres outils de luttes, ses propres « institutions », lorsque leur degré de développement le permet. Il va donc sans dire que le développement adéquat de ces moyens de luttes est partie intégrante du programme des révolutionnaires.

Dans le contexte de crise et d’offensive patronale de la fin des années 30, l’auto-organisation et l’armement du prolétariat sont présentés par Trotsky comme les seules garanties tangibles ne fut-ce que pour gagner des réformes partielles durables. L’armement étant, comme chacun sait, une affaire sérieuse, des discussions avaient déjà eu lieu dans les années 30 sur les manières d’adapter ce mot d’ordre aux différents contextes nationaux.

Dans Où va la France, Trotsky écrit :

Déjà une simple grève économique exige d’ordinaire une organisation de combat, en particulier des piquets. Dans les conditions de l’exacerbation actuelle de la lutte des classes, de provocation et de terreur fascistes, une sérieuse organisation de piquets est la condition vitale de tout conflit économique important. […] Etendons ce raisonnement à la grève générale. Nous avons en vue non pas une simple manifestation, ni une grève symbolique d’une heure ou même de 24 heures, mais une opération de combat, avec le but de contraindre l’adversaire à céder. Il n’est pas difficile de comprendre quelle exacerbation terrible de la lutte des classes signifierait la grève générale dans les conditions actuelles ! Les bandes fascistes surgiraient de toutes parts comme des champignons après la pluie et tenteraient de toutes leurs forces d’apporter le trouble, la provocation et la désagrégation dans les rangs grévistes. Comment pourrait-on préserver la grève générale de victimes superflues et même d’un complet écrasement sinon à l’aide de détachements de combat ouvriers sévèrement disciplinés ? La grève générale est une grève partielle généralisée. La milice ouvrière est le piquet de grève généralisé. Seuls des bavards et des fanfarons misérables peuvent dans les conditions actuelles jouer avec l’idée de la grève générale, en se refusant en même temps à un travail opiniâtre pour la création de la milice ouvrière !

La question de l’armement du prolétariat et de la milice ouvrière se pose dans un contexte donné : il ne s’agit pas d’en faire un fétiche. Lors des manifestations lycéennes de mars 2005 contre la réforme Fillon et de l’ensemble de la jeunesse en avril 2006 contre le CPE-CNE, les incidents qui avaient émaillé les cortèges parisiens ont exigé des organisateurs un effort pour protéger les manifestants. Un renforcement des services d’ordre, une plus large implication des jeunes avait permis de mettre un frein aux agressions de manifestants. Les services d’ordre étudiants et lycéens n’ont pas tendu pour autant à devenir des milices, gardant un caractère politique et organisationnel. Mais il s’est trouvé des courants révolutionnaires pour prôner une évolution plus militaire [5]. Cela aurait contribué à approfondir davantage les divisions au sein de la jeunesse sans pour autant améliorer le rapport de force face à la police.

Le contrôle ouvrier

Le contrôle ouvrier sur la production compte parmi les références les plus fréquemment citées du programme de transition. Il convient cependant de le définir précisément et de le distinguer de la cogestion d’une part, de l’administration ouvrière de l’autre, pour comprendre ce que cette revendication a de transitoire.

Le contrôle ouvrier se distingue évidemment de la cogestion, laquelle est un moyen d’intégrer les syndicats à l’appareil d’Etat et aux structures d’encadrement dans les entreprises pour leur faire abdiquer toute indépendance de classe. Alors que la cogestion est un outil de conciliation, le contrôle ouvrier est une conquête de la lutte de classe et l’outil d’un conflit permanent avec les capitalistes. Le contrôle ouvrier ne saurait ainsi être effectif sans ouverture des livres de comptes.

Les premières tâches du contrôle ouvrier consistent à éclairer quels sont les revenus et les dépenses de la société, à commencer par l’entreprise isolée ; à déterminer la véritable part du capitaliste individuel et de l’ensemble des exploiteurs dans le revenu national ; à dévoiler les combinaisons de coulisses et les escroqueries des banques et des trusts ; à révéler enfin, devant toute la société, le gaspillage effroyable de travail humain qui est le résultat de l’anarchie capitaliste et de la pure chasse au profit. [6]

Limites du contrôle ouvrier

Historiquement, le contrôle ouvrier a été mis en avant pour la première fois par le parti bolchevik à la veille de la révolution d’octobre. Le contenu en est exposé dans la brochure de Lénine intitulée La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer : l’économie est désorganisée, la famine est proche et ni le gouvernement ni les institutions n’osent y remédier de peur de porter atteinte à la propriété privée.

…la mesure de lutte fondamentale, essentielle, propre à conjurer la catastrophe et la famine […], c’est le contrôle, la surveillance, le recensement, la réglementation par l’État ; la répartition rationnelle de la main d’œuvre dans la production et la distribution des produits, l’économie des forces populaires, la suppression de tout gaspillage de ces forces, qu’il faut ménager. Le contrôle, la surveillance, le recensement, voilà le premier mot de la lutte contre la catastrophe et la famine. Personne ne le conteste, tout le monde en convient. Mais c’est justement ce qu’on ne fait pas, de crainte d’attenter à la toute-puissance des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, aux profits démesurés, inouïs, scandaleux qu’ils réalisent sur la vie chère et les fournitures de guerre (et presque tous « travaillent » aujourd’hui, directement ou indirectement, pour la guerre) profits que tout le monde connaît, que tout le monde peut constater et au sujet desquels tout le monde pousse des « oh ! » et des « ah ! ». Et l’État ne fait absolument rien pour établir un contrôle, une surveillance et un recensement tant soit peu sérieux. [7]

Le contrôle ouvrier généralisé est envisagé comme une mesure consécutive à la prise du pouvoir politique. Il est alors urgent de faire tourner des entreprises qui pourtant restent sous la direction des capitalistes. Le contrôle ouvrier est alors nécessaire pour combattre le sabotage.

Avant la prise du pouvoir politique, le contrôle ouvrier, voire l’administration ouvrière, étaient déjà effectifs dans certaines entreprises. Mais leur généralisation ne pouvait être opérée par aucun gouvernement bourgeois, fut-ce sous la pression. Au mieux, cela aurait signifié un contrôle bureaucratique du gouvernement sur les masses.

La revendication du contrôle ouvrier, telle qu’elle est mise en avant dans le Programme de transition trouve son origine dans la politique mise en œuvre par l’Internationale communiste à ses débuts. Le contenu en est différent : le contrôle ouvrier est envisagé comme pouvant s’appliquer sur des branches entières avant la prise du pouvoir. Une fois cette étape franchie, le contrôle ouvrier deviendrait contrôle de l’Etat (ouvrier) sur la production.

Quel est le régime social correspondant au contrôle ouvrier sur la production ? Il est clair que le pouvoir n’est pas aux mains du prolétariat : car dans ce cas nous n’aurions pas le contrôle ouvrier sur la production mais le contrôle de l’Etat ouvrier sur la production comme introduction au régime de la production étatique sur la base de la nationalisation. [8]

Cette formulation pose le problème suivant : revendiquer le contrôle ouvrier avant la prise du pouvoir politique risque de détourner les masses de la lutte pour celui-ci au profit de tâches gestionnaires dans le cadre d’un capitalisme étatisé. Les tentatives de réorganisation générale de l’économie risquent alors d’être réduites à quelques mesures d’urgence, tandis que l’Etat et les fractions les plus collectives du capitalisme peuvent s’accommoder un temps de la dualité de pouvoir dans les entreprises.

Cette impasse est encore plus évidente lorsque le contrôle ouvrier est mis en avant en période de relative paix sociale. Ainsi le mot d’ordre de nationalisation de l’usine Lip sous contrôle ouvrier n’avait elle plus grand chose de transitoire.

Les révolutionnaires ont porté la plus grande attention sur les expériences de contrôle ouvrier qui ont été faites au fil de la lutte dans différents pays. Ces exemples sont autant de mises en garde contre la croyance dans le caractère transitoire « en soi » du contrôle ouvrier.

Ainsi en 1974, lors de la Révolution des œillets au Portugal, une partie des usines avaient été nationalisées, de nombreux patrons en fuite ou fonctionnarisés. Les travailleurs avaient alors imposé un contrôle ouvrier sur les entreprises et remis en marche nombre d’entre elles.
Si cela a pu porter un coup à la propriété privée individuelle de certains capitalistes, une fraction de la bourgeoisie portugaise, dont les intérêts n’étaient pas directement liée à cette propriété, a pu s’accommoder de cet état de fait.

Tel est le cas de ce directeur d’usine décrit dans L’Expansion :

Antonio Celeste, militant socialiste, était le patron d’une filiale de la CUF, la Cellulos du Guadiarna, nationalisée en avril. Démissionnaire, il a été rétabli dans ses fonctions par plébiscite. Il affirme, non sans fierté, n’avoir aucun problème avec ses travailleurs, auxquels il a même refusé une augmentation de salaires pourtant promise par l’administration précédente. « J’ai essayé de les responsabiliser ». Ils sont capables, affirme-t-il, d’apprécier nos comptes d’exploitation mensuels et ont même participé de manière efficace à l’élaboration du plan de restructuration de l’industrie papetière. [9]

De même, en Pologne, alors que lors des révoltes de 1956 et 1970 l’apparition de conseils d’usines menace le régime, la classe dominante a rétabli l’ordre en remaniant le personnel dirigeant d’une part, et en légalisant les organes de contrôle ouvrier et en leur attribuant des tâches de contrôle de gestion d’autre part. Les illusions sur le caractère « socialiste » de l’Etat polonais ont facilité cette manipulation.

La discussion sur les limites du contrôle ouvrier est remise au goût du jour par la politique de Chávez au Venezuela. En juillet 2005, celui-ci annonçait l’examen de plus d’un millier d’entreprises en vue de leur expropriation. Il ajoutait que, pour les employeurs qui acceptaient de garder leurs entreprises ouvertes, l’Etat serait prêt à les aider en leur octroyant des prêts à bas taux d’intérêt, mais à la condition que « les employeurs accordent aux ouvriers une participation au management, à la direction et aux profits de la compagnie [10] ». Dans plusieurs entreprises telles que Inveval (fabrication de soupapes) ou Cadafe (production et distribution d’électricité), des tensions se sont fait jour et les travailleurs ont dû lutter pour leur part de contrôle contre la bureaucratie d’Etat et/ou la direction de l’usine. Cependant, et malgré l’enthousiasme que de telles mesures peuvent susciter parmi les masses, cette forme de contrôle ouvrier s’apparente fortement à une forme de cogestion dont une partie de la classe dominante peut tout à fait s’accommoder grâce au confort que lui procure la rente pétrolière.

Les critiques du programme de transition

Trois catégories principales d’accusation ont pu être formulées à l’encontre du programme de transition au cours des discussions sur celui-ci :

  • il risquerait d’enfermer de manière bureaucratique la spontanéité et l’inventivité des masses
  • il s’agirait d’un programme minimum camouflé : il n’évoque en effet ni la dictature du prolétariat ni l’insurrection bien qu’il en pose les prémisses
  • le Programme de transition aurait été dépassé par l’évolution de la société depuis 1938.

La première catégorie de critiques repose sur des présupposés anarchisants ou suivistes qui nient la nécessité d’une organisation et d’une direction politiques. Ne pas prévoir de mots d’ordre transitoire correspondant à une situation donnée revient d’une part à ne pas tester la théorie révolutionnaire que l’on développe, d’autre part à n’agir que dans l’improvisation, ce qui ne peut que nourrir un opportunisme brouillon. Mais elle constitue également un appel à la vigilance pour les courants trotskystes : le programme doit être le fruit d’un dialogue permanent avec la classe ouvrière pour tirer le meilleur de ses initiatives et rester connecté aux problèmes de l’heure. Certes un tel dialogue, pour être optimal, nécessiterait une organisation implantée densément, et à l’échelle nationale, et aucune organisation trotskyste n’a pu prétendre à une telle situation jusqu’alors. Mais à défaut, mieux vaut opérer des mises à jour par approximation que défendre mordicus un programme une fois pour toute gravé dans le marbre et systématiquement démenti par toute situation nouvelle un tant soit peu originale.

Pour répondre à la deuxième catégorie de critiques, le programme de transition n’est effectivement pas le programme intégral de la révolution socialiste. Mais ce qui le différencie du programme minimum des réformistes, c’est qu’il s’agit d’un programme de lutte correspondant à une période particulière, d’où son caractère partiel.

Sans exiger d’un programme politique qu’il décrive en détail les leviers de pouvoir et l’organisation sociale de la société future, il serait erroné de considérer chacun des points du Programme de transition, pris isolément, comme révolutionnaire en soi. Les mots d’ordre révolutionnaires de 1938 ont pu devenir les mots d’ordre du réformisme en période de stabilité et de paix sociale. C’est le cas celui de contrôle sur les investissements par les syndicats, version déformée du contrôle ouvrier avancée par la IVe Internationale en Belgique. Quant à l’échelle mobile des salaires, elle a été appliquée en Italie de l’après-guerre à la fin des années 1970 et elle est encore en vigueur au Luxembourg !

Cela nous amène à la troisième catégorie de critiques. Au cours des années qui précédèrent sa mort, Trotsky avait fait un certain nombre de pronostics sur la situation qui déboucherait de la Seconde Guerre mondiale, notamment ceux-ci :

  • Le régime stalinien serait ébranlé par la guerre à un point tel qu’il s’effondrerait inéluctablement à l’issue de celle-ci.
  • Le capitalisme était en crise terminale et les forces productives avaient cessé de croître : « alors qu’il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques ni de l’élévation du niveau de vie des masses... alors que chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste et de l’État bourgeois. [11] »

Ces deux pronostics furent, comme on le sait, réfutés par les faits. L’URSS renforça considérablement sa sphère d’influence, tandis que le capitalisme occidental, loin de s’enfoncer dans la stagnation, connut une exceptionnelle période d’extension. « Le système dans son ensemble n’a jamais connu d’expansion aussi rapide et aussi longue que depuis la guerre - deux fois plus vite entre 1950 et 1964 qu’entre 1913 et 1950, et moitié autant que dans la génération précédente » [12].

L’amélioration sensible des conditions de vie et les concessions que permettait l’expansion économique furent la base d’une large progression de l’audience des partis réformistes (socialistes et communistes).

Le fait que Trotsky se soit trompé dans ses pronostics n’invalide évidemment pas l’analyse qu’il fait de la situation de 1938 et les conclusions qu’il en tire quant au programme de la IVe Internationale [13].

Une démarche transitoire aujourd’hui ?

Les revendications des révolutionnaires ne doivent pas être un ensemble statique déconnecté des changements rapides qui interviennent dans les consciences au cours d’un processus révolutionnaire. Nous avons vu que l’élaboration d’un nouveau programme de transition est indissociable d’une nouvelle période de la lutte des classes et qu’à chaque étape d’organisation et de conscience correspondaient des mots d’ordre distincts. Les expériences effectués par exemple en Amérique latine, pointe la plus avancée de la lutte de classe actuellement, rendent possible un test et une actualisation des mots d’ordre transitoires, mais cela ne les met pas pour autant à l’ordre du jour sur l’ensemble de la planète.

Il apparaît que ni le nouveau Manifeste de la LCR, ni son plan de mesures d’urgences ne peuvent être considérés comme les équivalents d’un nouveau programme de transition. Ce n’est pas une faute dans la mesure où, comme on l’a vu plus haut, l’élaboration et la mise en avant d’un programme ne sauraient être considérées comme une tâche permanente pour les révolutionnaires. Cela ne signifie pas qu’il faille s’en remettre, dans les périodes de stabilité relatives, à l’improvisation. D’autres outils doivent être utilisés pour l’agitation et la propagande en période de stabilité relative (c’est d’ailleurs l’utilité respective du plan de mesures d’urgence et du Manifeste de la LCR). A l’inverse, mettre en avant un ensemble de mots d’ordre de transition dans de telles périodes risque de semer la confusion quant à l’appréciation de la situation : si les mots d’ordre transitoires sont à l’ordre du jour, c’est que la prise du pouvoir l’est également à plus ou moins court terme.

Au sein du Secrétariat unifié de la IVe Internationale, auquel appartient la LCR, subsistent des réticences parfois importantes à l’encontre du processus de regroupement de la gauche radicale : ne risquons-nous pas de nous dissoudre, ou de passer sous les fourches caudines des réformistes radicaux ? Ce souci est juste en ce qu’il pose la nécessité pour les révolutionnaires de se munir d’une base programmatique pour s’orienter, délimiter leurs rangs et poursuivre leur combat politique de manière autonome. Mais il s’agit pour l’heure de réorganiser un mouvement ouvrier désemparé par le bouleversement des données historiques intervenu à la fin du XXe siècle. Ce souci devient alors un frein lorsqu’il est posé comme un préalable aux recompositions à venir.

P.-S.

Cet article est largement inspiré de la brochure Critique du Programme de Transition, éditée au tout début des années 80 par le groupe Combat Communiste. Issu de Lutte ouvrière, ce groupe analysait l’URSS comme un pays capitaliste d’Etat. Considérant l’évolution vers le capitalisme d’Etat comme inexorable dans tous les pays, ce groupe a vu ses analyses battues en brèche par la contre-réforme néolibérale et ses vagues de privatisations. L’écrivain Gérard Delteil en a été l’un des dirigeants.

Notes

[1L’Agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale, Léon Trotsky, 1938

[2Idem.

[3Les partis centristes sont les partis dont la politique oscille entre réforme et révolution. La génération de partis centristes qui s’est développée dans les années 30 se regroupait au sein du «  Bureau de Londres  ».

[4Cette formule volontairement péremptoire prête facilement le flanc, comme d’autres («  sans théorie révolutionnaire, pas de théorie révolutionnaire  »), aux railleries. Ainsi Cornélius Castoriadis la critiquait-il d’une manière ambiguë et sibylline dans une interview donnée en septembre 1997 à L’événement du Jeudi : «  aujourd’hui, la crise de l’humanité n’est pas la crise de la direction révolutionnaire, mais quelque chose de bien plus profond.  » Castoriadis, malade, n’eut malheureusement pas le temps de détailler ce qu’il entendait par là.

[5En mars 2006, un tract de Lutte Ouvrière appelait, avec une formulation ambiguë, à la formation de «  groupes de défenses  ». Il s’est trouvé en mars 2005 un groupuscule pour monter carrément un groupe de combat dirigé non contre l’Etat mais contre les «  casseurs  ».

[88 Trotsky, Ecrits, Tome 3

[9L’Expansion n°88

[10L’expropriation d’entreprises fermées, Jorge Martin, disponible sur les sites des revues La Riposte et A l’encontre.

[11Ibid

[12Mike Kidron, Western Capitalism Since the War, cité dans Le Trotskysme après Trotsky, publications L’étincelle

[13Quant aux détails : l’analyse que fait Trotsky de l’URSS et les conclusions qu’il en tire sur la nécessité de sa défense militaire fait l’objet d’un autre débat entre différentes tendances du mouvement trotskyste, mais d’une actualité moindre que celui portant sur le programme. Le Secrétariat unifié de la IVe Internationale et la Tendance socialiste internationale dont est issu le courant SPEB ont eu à ce sujet des analyses divergentes.


Partagez

Contact

Liens

  • npa2009.org

    Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).

  • contretemps.eu

    Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.

  • inprecor

    Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.

  • isj.org.uk

    International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.

  • lcr-lagauche.be

    Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.

  • marxists.org

    Base de données de référence pour les textes marxistes.

  • npa-formation.org

    Le site de la commission nationale formation du NPA.


Site propulsé par SPIP | Plan du site | RSS | Espace privé