Comment la révolution fut vaincue

par Chris Harman

7 novembre 2009

1. Les deux révolutions

La période qui se situe entre les deux révolutions de Février et d’Octobre 1917 a été façonnée par deux processus simultanés. Le premier eut lieu dans les villes et s’est traduit par une croissance très rapide de la conscience de la classe ouvrière. Aux alentours des Journées de juillet, il semble qu’au moins les ouvriers industriels aient perçu clairement les divergences d’intérêts entre les classes sociales au sein de la révolution. Dans les campagnes, se mit en place une autre forme de différenciation entre les classes. Elle ne concerna pas, d’un côté, une classe de propriétaires de moyens de production (la bourgeoisie) et, de l’autre, une classe qui ne pouvait même pas prétendre à la propriété individuelle de ses outils de production (le prolétariat). Elle apparut entre deux classes dont l’existence était liée à la propriété privée de la terre : les grands propriétaires fonciers et les paysans. Ces derniers n’aspiraient pas au socialisme. Leur but était de s’emparer des domaines des gros propriétaires, mais dans le but de les diviser en parcelles individuelles. Même les koulaks (les paysans riches), pouvaient participer à ce mouvement. La révolution n’aurait pu avoir lieu sans la simultanéité de ces deux processus. Cependant, ce qui les unissait n’était pas un projet final commun, mais le seul fait que la bourgeoisie industrielle, pour des raisons historiques contingentes, ne pouvait rompre politiquement avec les grands propriétaires fonciers. L’incapacité de la bourgeoisie à rompre avec l’aristocratie foncière poussa temporairement les paysans (et par conséquent, l’armée) dans le même camp que les ouvriers :

« Pour que se fondât un État soviétique, il a fallu le rapprochement et la pénétration mutuelle de deux facteurs de nature historique tout à fait différente : une guerre de paysans, c’est-à-dire un mouvement qui caractérise l’aube du développement bourgeois, et une insurrection prolétarienne, c’est-à-dire un mouvement qui signale le déclin de la société bourgeoise. » [1]

L’insurrection urbaine n’aurait pu être victorieuse sans la sympathie d’une armée essentiellement composée de paysans. Et ceux-ci n’auraient pu mener une lutte couronnée de succès s’ils n’avaient été conduits et soudés par une force centralisée, extérieure à eux. Dans la Russie de 1917, seule la classe ouvrière organisée représentait une telle force. Ce fut cette possibilité d’entraîner derrière eux la paysannerie, au moment crucial, qui permit aux ouvriers de conserver le pouvoir dans les villes.

La bourgeoisie et ses alliés, les grands propriétaires fonciers, furent donc expropriés. Mais les classes qui participèrent à cette expropriation ne partageaient pas d’intérêts communs fondamentaux et à long terme. Dans les villes, il existait une classe dont l’existence même dépendait de l’activité collective ; dans les campagnes, il y avait une classe dont les membres ne pouvaient s’unir que momentanément pour s’emparer des terres, mais dans le but de les cultiver individuellement. Dès que l’expropriation des terres eut lieu et qu’il ne fut plus nécessaire de se défendre par la force, seuls des mobiles extérieurs pouvaient rattacher les paysans à un quelconque État .

La révolution représentait alors une véritable dictature des ouvriers sur d’autres classes urbaines - dans les plus grandes villes sous la forme du règne de la majorité au sein de soviets - et une dictature des villes sur les campagnes. Au cours de la première période de la division des grandes propriétés foncières, cette dictature pouvait compter sur le soutien des paysans et était même défendue par leurs baïonnettes. Qu’allait-il se passer ensuite ?

Cette question avait préoccupé les socialistes russes bien avant la révolution. Tous les marxistes en Russie (y compris Lénine, mais excepté Trotsky et, au premier chef, Parvus) estimaient que la future révolution ne pouvait être que bourgeoise, parce qu’ils avaient conscience qu’elle serait désespérément noyée dans la masse paysanne.

Lorsque Parvus et Trotsky suggérèrent pour la première fois que la révolution pourrait donner naissance à un gouvernement socialiste, Lénine écrivit : « C’est impossible car une telle dictature révolutionnaire ne peut être stable (...) que si elle a le soutien d’une large majorité de la population. Or, le prolétariat russe ne représente aujourd’hui qu’une minorité de la population russe. » [2] Lénine maintint cette position jusqu’en 1917. Finalement, il admit (et lutta pour) la possibilité d’une issue socialiste à la révolution, parce qu’il y voyait une phase de la ré-volution mondiale qui protégerait la classe ouvrière minoritaire en Russie contre les interventions étrangères et l’aiderait à s’attirer les bonnes grâces de la paysannerie russe. Huit mois avant la révolution d’Octobre, il écrivait à des travailleurs suisses : « Le prolétariat russe ne peut pas, avec ses seules forces, achever victorieusement la révolution socialiste. » [3]. Quatre mois après la révolution (le 7 mars 1918) il affirmait de nouveau : « C’est une vérité absolue que sans la révolution allemande nous sommes perdus » [4].

2. La guerre civile

Pendant les premières années du pouvoir soviétique, la perspective d’une révolution mondiale sembla se confirmer. La période 1918-1919 fut caractérisée par des soulèvements d’une ampleur que l’on n’avait pas connue depuis 1848. En Allemagne et en Autriche, la défaite militaire entraîna le renversement de la monarchie. Partout surgissaient des soviets. En Hongrie et en Bavière, des gouvernements soviétiques prirent même le pouvoir, mais pendant peu de temps. En Italie, les usines furent occupées.

Mais il n’était pas si facile de liquider l’héritage de cinquante ans de politique gradualiste. Les dirigeants des partis sociaux-démocrates et des syndicats surent occuper le vide laissé par les partis bourgeois discrédités. Les partis communistes, en revanche, n’étaient pas encore assez bien organisés pour en profiter. Ils se lancèrent dans l’action alors qu’ils ne disposaient pas encore d’un soutien de masse ; lorsqu’ils en bénéficièrent, ils ne surent pas agir. Malgré cela, la stabilité de l’Europe après 1919 était pour le moins précaire. Dans tous les pays européens, les structures sociales fu-rent sévèrement menacées au cours des quinze années qui suivirent. L’expérience, tant des partis communistes que de la classe ouvrière, les mit en bien meilleure position de comprendre ce qui se passait.

Les bolcheviks russes n’avaient cependant pas l’intention d’attendre que la révolution éclate à l’étranger. La défense de la République soviétique et le soutien apporté à la révolution dans d’autres pays constituaient pour eux deux objectifs inséparables.

Entre-temps, de toute façon, les premières tâches à accomplir en Russie étaient dictées non par les dirigeants bolcheviks, mais par les puissances impérialistes internationales. Elles avaient lancé une « croisade » contre la République soviétique. Il fallait mettre en échec les armées blanches et étrangères avant de prendre en considération toute autre question. Toutes les ressources disponibles devaient être utilisées à cette fin.

Les effets combinés du soutien populaire, de l’enthousiasme des révolutionnaires et d’une volonté de fer permirent de refouler les forces contre-révolutionnaires, même si, dans l’Extrême-Orient soviétique, celles-ci continuèrent à opérer jusqu’en 1924. Mais le prix à payer s’avéra énorme. Certes, on ne peut l’évaluer seulement en termes matériels. Mais, si l’on considère uniquement l’aspect économique, ce coût se révéla très impressionnant. Ce fut la production industrielle et agricole qui souffrit le plus. En 1920, la production de fonte brute ne représentait plus que 3 % du chiffre d’avant-guerre, le chanvre 10 %, le lin 25 %, le coton 11 %, et la betterave 15 %.

Pour la population, cela se traduisit par des privations, des souffrances et la famine. Plus encore, l’effondrement de la production industrielle entraîna la dislocation de la classe ouvrière. Cette dernière fut réduite à 43 % de ses effectifs d’avant-guerre. Les autres ouvriers étaient retournés dans leurs villages, ou avaient péri sur le champ de bataille. En termes purement quantitatifs, la classe ouvrière qui avait dirigé la révolution, dont les pratiques démocratiques avaient constitué la force vive du pouvoir soviétique, était réduite de moitié. En termes réels, la situation était pire. Ce qui restait de la classe ouvrière ne représentait même pas la moitié de la classe qui avait été poussée à agir collectivement par la nature même de sa condition.

La production industrielle ne représentait plus que 18 % de celle d’avant-guerre, la productivité du travail, un tiers seulement. Le produit du travail des ouvriers n’était pas suffisant pour assurer leur survie. Beaucoup eurent recours au troc direct des biens qu’ils produisaient - et même des pièces de machines - contre la nourriture que les paysans proposaient. Non seulement la classe qui avait mené la révolution était décimée, mais les liens qui unissaient ses membres se désintégraient rapidement. Le personnel des usines n’était plus composé de ceux qui avaient constitué le noyau du mouvement révolutionnaire de 1917. Les ouvriers les plus militants étaient partis se battre au front et beaucoup d’entre eux étaient morts. Ceux qui avaient survécu étaient indispensables non seulement dans les usines, mais aussi comme cadres au sein de l’armée, ou comme commissaires pour surveiller les administrateurs de l’appareil d’État. De jeunes paysans venant des campagnes reculées, dé-pourvus de toutes aspirations ou traditions socialistes, prirent leur place dans les usines.

Qu’allait-il advenir de la révolution si la classe qui l’avait réalisée avait cessé d’exister, dans tous les sens du terme ? Les dirigeants bolcheviks n’auraient pu prévoir un tel problème. Ils avaient toujours affirmé que l’isolement de la révolution aboutirait à son écrasement par des armées étrangères ou par une contre-révolution intérieure. Ils étaient désormais confrontés au succès partiel de la contre-révolution étrangère qui, en détruisant la classe qui avait dirigé la révolution, laissait en même temps intact l’appareil l’État qu’elle avait construit. Le pouvoir révolutionnaire avait survécu, mais des changements très importants intervenaient dans sa composition interne.

3. Du pouvoir soviétique à la dictature bolchevique

Les institutions révolutionnaires de 1917 - par dessus tout, les soviets - étaient organiquement liées à la classe qui avait mené la révolution. Entre les aspirations et les objectifs de ses membres, d’un côté, et ceux des travailleurs qui les avaient élus, de l’autre, il ne pouvait exister de fossé. Quand la majorité était menchevik, les soviets étaient mencheviks. Lorsque les masses se tournèrent vers les bolcheviks, les soviets devinrent bolcheviks. Au sein des soviets et dans les usines, le Parti bolchevik ne représentait qu’un groupe parmi d’autres : dotés d’une solide conscience de classe, ses militants étaient bien organisés, ils savaient défendre leur politique et suggérer des actions. La cohérence de leurs conceptions et leur auto-discipline leur permettaient de mettre en pratique leur politique avec efficacité - mais seulement à la condition que la masse des travailleurs les suive.

Même les opposants sérieux aux bolcheviks le reconnurent : « Comprenez, je vous prie, que nous assistons en fait à une insurrection victorieuse du prolétariat - il soutient presque dans sa totalité Lénine et attend sa libération sociale de l’insurrection... » [5] Cette dialectique démocratique du parti et de la classe subsista encore pendant les premières années de la guerre civile. Les bolcheviks détenaient le pouvoir parce qu’ils avaient gagné la majorité au sein des soviets. Mais il existait d’autres partis. Les mencheviks continuèrent à opérer légalement et à rivaliser avec les bolcheviks jusqu’en juin 1918.

La décimation de la classe ouvrière changea tout cela. Par la force des choses, les institutions soviétiques s’autonomisèrent de la classe dont elles avaient surgi. Les ouvriers et les paysans qui combattaient pendant la guerre civile ne pouvaient s’auto-gouverner collectivement sur la base d’usines qu’ils avaient quittées. L’organisation et la coordination des ouvriers socialistes dispersés dans des zones de combat éloignées les unes des autres devaient être assurées par un appareil gouvernemental centralisé indépendant de leur contrôle direct - du moins temporairement.

Les bolcheviks pensaient qu’une telle structure ne pouvait être efficace que si elle rassemblait uniquement ceux qui avaient soutenu la révolution sans hésitation - c’est-à-dire eux-mêmes.

Les socialistes-révolutionnaires de droite faisaient partie des instigateurs de la contre-révolution. Les socialistes-révolutionnaires de gauche avaient eu recours au terrorisme lors-qu’ils étaient en désaccord avec la politique gouvernementale. Quant aux mencheviks, ils soutenaient les bolcheviks face à la contre-révolution, tout en exigeant qu’ils cèdent le pouvoir à l’Assemblée constituante (une des revendications principales de la contre-révolution). En pratique, cela signifiait que le Parti menchevik regroupait partisans et opposants au pouvoir soviétique. Beaucoup de ses membres passèrent du côté des Blancs.

Par exemple, les organisations mencheviks de la région de la Volga étaient solidaires du gouvernement contre-révolutionnaire de Samara ; Ivan Maiski, membre du comité central menchevik - qui plus tard devint ambassadeur de Staline -, intégra ce gouvernement [6]. Les bolcheviks laissèrent les membres de ce parti en liberté (du moins la plupart du temps), mais les empêchèrent d’opérer en tant que véritable force politique. Par exemple, les mencheviks n’eurent pas de presse légale après juin 1918, sauf pendant trois mois au cours de l’année qui suivit.

Les bolcheviks n’avaient pas le choix. Ils ne pouvaient abandonner le pouvoir sous prétexte que la classe qu’ils représentaient s’était dissoute en le défendant. Ils ne pouvaient pas non plus tolérer la propagation d’idées qui minaient les bases de ce pouvoir - justement parce que la classe ouvrière n’existait plus en tant qu’agent organisé collectivement, capable de déterminer ses propres intérêts. Par nécessité, l’État soviétique de 1917 fut remplacé par l’Etat-Parti unique à partir de 1920. Les soviets qui subsistaient n’étaient de plus en plus qu’une façade du pouvoir bolchevik, même si d’autres partis, par exemple les mencheviks, continuèrent d’opérer en leur sein jusqu’en 1920. Ainsi, à partir de 1919, aucune élection ne fut organisée dans le soviet de Moscou pendant une période de 18 mois [7].

4. Cronstadt et la Nouvelle politique économique (NEP)

Paradoxalement, la fin de la guerre civile n’améliora pas la situation. À bien des égards, elle l’aggrava. La menace immédiate de la contre-révolution une fois levée, le lien qui unissait les deux processus révolutionnaires - le pouvoir ouvrier dans les villes et le soulèvement paysan dans les campagnes - était rompu. Ayant pris le contrôle des terres, les paysans se désintéressèrent des idéaux révolutionnaires collectivistes d’Octobre. Leurs aspirations étaient déterminées par les modalités d’organisation de leur travail. Chacun d’entre eux cherchait à améliorer son propre niveau de vie en cultivant son lopin de terre personnel. En fait, un seul facteur pouvait rassembler les paysans en un groupe cohérent : l’opposition aux impôts et aux réquisitions forcées de cé-réales destinées à alimenter les populations urbaines.

Cette opposition atteignit son apogée une semaine avant le Xe Congrès du Parti. Les marins se soulevèrent à Cronstadt, forteresse qui protégeait les abords de Petrograd. Depuis, on a souvent avancé que les événements ultérieurs marquèrent la première rupture du régime bolchevik avec ses objectifs socialistes. Le fait que les marins de Cronstadt aient constitué l’un des principaux aiguillons de la révolution de 1917 a souvent été utilisé comme argument en faveur de cette conclusion. Pourtant, à cette époque, personne au sein du Parti bolchevik - même l’Opposition ouvrière qui affirmait exprimer l’antipathie de beaucoup de travailleurs à l’égard du régime - n’éprouvait de doutes sur la conduite à tenir. La raison en était simple. Le Cronstadt de 1920 n’était pas celui de 1917. La composition de classe de ses marins avait changé. Les meilleurs éléments socialistes étaient partis depuis longtemps se battre sur le front, au sein de l’armée.

Pour la plupart, ils avaient été remplacés par des paysans dont la fidélité au régime était celle de leur classe. Cela se refléta dans les mots d’ordre avancés lors du soulèvement : « Des soviets sans bolcheviks » et « un marché agricole libre ». Les dirigeants bolcheviks ne pouvaient accéder à de telles revendications. Cela aurait signifié renoncer aux objectifs socialistes sans combattre. Malgré toutes ses erreurs, seul le Parti bolchevik avait soutenu le pouvoir soviétique sans réserve aucune, alors que les autres partis, y compris les partis socialistes, avaient vacillé entre les soviets et les Blancs. Les meilleurs militants s’étaient tournés vers les bolcheviks. Le slogan « Des soviets sans bolcheviks », ne pouvait signifier que des soviets privés du parti qui avait constamment tenté d’exprimer les objectifs socialistes et collectivistes de la classe ouvrière au cours de la révolution. La révolte de Cronstadt exprima la profonde divergence d’intérêts, à long terme, entre les deux classes qui avaient fait la révolution. L’écrasement du soulèvement de Cronstadt ne doit pas être considéré comme une attaque contre le contenu socialiste de la révolution. Ce fut plutôt une tentative désespérée des révolutionnaires de défendre les objectifs collectivistes de la révolution, en utilisant la force contre la paysannerie qui s’opposait de plus en plus à leur politique [8].

Pourtant le fait que les événements de Cronstadt aient pu se produire fut en soi un signe inquiétant, puisqu’ils remettaient totale-ment en question le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans la révolution. Celui-ci était assuré non par le mode de production supérieur que la classe ouvrière représentait, ni par sa productivité du travail plus élevée, mais par la force physique pure. Et cette contrainte n’était pas exercée directement par les ouvriers en armes, mais par un parti seulement lié indirectement à la classe ouvrière, par ses idées, et non directement comme ce fut le cas en 1917.

Une telle politique était nécessaire. Pourtant, elle comportait peu de choses que les socialistes auraient pu soutenir en toute autre circonstance. Au lieu de représenter le « mouvement indépendant de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité », la révolution russe en était arrivée au stade où elle mettait en œuvre l’exploitation des campagnes par les villes, en employant uniquement la force. Pour toutes les tendances à l’intérieur du Parti bolchevik, il était clair que la révolution risquait d’être à nouveau menacée par des insurrections paysannes.

Il ne semblait y avoir qu’une seule solution : céder aux revendications paysannes tout en maintenant un puissant appareil l’État « socialiste » centralisé. Ce fut l’objectif de la Nouvelle Politique Economique (NEP). Son but était de réconcilier les paysans avec le régime, et de stimuler le développement économique en accordant une liberté relative à la production agricole. L’État et les entreprises d’État devaient fonctionner uniquement comme les composantes d’une économie gouvernée par les besoins de la production agricole et le jeu des forces du marché.

5. Le Parti, l’État et la classe ouvrière de 1921 à 1928

Pendant la période de la NEP, l’affirmation selon laquelle la Russie serait « socialiste » ne pouvait plus être justifiée, ni par le rapport de la classe ouvrière à l’État qu’elle avait créé, ni par la nature des rapports économiques internes. Les ouvriers n’exerçaient pas le pouvoir et l’économie n’était pas planifiée. l’État, ce « détachement spécial d’hommes armés » qui contrôlait et poliçait la société, se trouvait entre les mains d’un parti guidé par des intentions socialistes. Il semblait donc que l’orientation de sa politique serait socialiste.

Pourtant la situation était plus complexe que cela. D’abord, les institutions de l’État qui dominaient la société russe étaient bien différentes du parti socialiste militant de 1917. Ceux qui avaient été membres du Parti bolchevik au moment de la révolution de Février étaient des socialistes dévoués qui avaient pris des risques énormes en combattant l’oppression tsariste afin de mettre en pratique leurs idéaux.

Même quatre années de guerre civile et d’isolement par rapport à la masse des travail-leurs ne pouvaient facilement annihiler leurs aspirations socialistes. Mais en 1919 ils ne représentaient plus que 10 % du Parti, et 2,5% en 1922. Pendant la révolution et la guerre civile, le Parti avait connu une croissance constante. Cela reflétait en partie l’attirance que sa politique exerçait sur les ouvriers les plus actifs et les individus les plus convaincus de la validité du socialisme. Mais cela provenait aussi d’autres phénomènes. Une fois la classe ouvrière décimée, le Parti avait dû prendre en charge tous les domaines auparavant gérés par les soviets. Le Parti ne pouvait le faire qu’en accroissant ses effectifs. Dès que l’issue de la guerre civile devint claire, beaucoup d’individus ayant peu ou même aucune conviction socialiste tentèrent d’entrer dans le Parti. Ce dernier était donc loin de représenter une force socialiste homogène. On pouvait au mieux considérer que seuls ses dirigeants et ses membres les plus actifs étaient vraiment fidèles à la tradition socialiste.

La dilution interne du Parti fut accompagnée d’un phénomène analogue au sein de l’appareil d’État. Afin de conserver son contrôle sur la société russe, le Parti bolchevik avait été contraint d’employer des milliers de membres de l’ancienne bureaucratie tsariste afin de faire fonctionner la machine gouvernementale. En théorie, les bolcheviks dirigeaient le travail de ces fonctionnaires dans un sens socialiste. En pratique, les anciennes habitudes et méthodes de travail, les attitudes pré-révolutionnaires (envers les masses en particulier) dominaient souvent. Lénine savait ce que cela impliquait :

« Qu’est-ce donc qui manque », demanda-t-il lors du congrès du Parti en mars 1922.

« C’est clair : ce qui manque, c’est la culture chez les dirigeants. De fait, si nous considérons Moscou - 4700 communistes responsables - et si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui est mené ? Je doute fort que l’on puisse dire que les communistes mènent. A dire vrai ce ne sont pas eux qui mènent. C’est eux qui sont menés. » [9]

À la fin de 1922, il déclarait que l’appareil l’État était « emprunté au tsarisme et à peine marqué par le monde soviétique [...] une machine tsariste et bourgeoise » [10]. En 1920, au cours de la controverse sur le rôle des syndicats, Lénine affirmait : « En fait, notre État n’est pas un État ouvrier, mais un État ouvrier-paysan [...]. Mais ce n’est pas tout. Le programme de notre Parti [...] montre que notre État est un État ouvrier présentant des déformations bureaucratiques. » [11]

La situation réelle était encore pire. Non seulement les vieux bolcheviks se trouvaient dans une position où l’action des différentes forces de classes hostiles se combinait à l’inertie bureaucratique, rendant ainsi les idéaux socialistes difficiles à réaliser, mais ces aspirations elles-mêmes ne pouvaient rester indéfiniment imperméables à l’environnement hostile. La nécessité de former une armée disciplinée à partir d’une masse paysanne souvent indifférente avait donné des habitudes autoritaires à beaucoup des meilleurs militants du Parti.

Sous le régime de la NEP, la situation avait changé. Mais elle était fort éloignée de l’interaction démocratique entre dirigeants et dirigés qui constitue l’essence même d’une démocratie socialiste. Dès lors, de nombreux membres du Parti se trouvèrent contraints de contrôler la société en recherchant des compromis avec le petit commerçant, le petit capitaliste et le koulak (le paysan riche). Ils devaient représenter les intérêts de l’État ouvrier contre ces éléments, mais sans les affronter physiquement et directement comme avant. Ils devaient parvenir à une coopération limitée avec eux.

Les membres du Parti semblaient souvent plus influencés par les relations directes et tangibles qu’ils entretenaient avec ces éléments petits bourgeois que par leurs liens distants avec une classe ouvrière faible et démoralisée. Surtout, l’influence de l’ancienne bureaucratie dans laquelle ses membres étaient immergés pénétrait le Parti. Isolé de la classe qui aurait pu préserver son pouvoir, le Parti était contraint de s’imposer une discipline de fer.

Ainsi, lors du Xe Congrès, même si on affirma que les débats à l’intérieur du Parti allaient continuer [12], la formation de fractions fut « temporairement » interdite. Cette exigence de cohésion interne dégénéra rapidement en une acceptation des méthodes bureaucratiques à l’intérieur du Parti. Dès avril 1920, des opposants s’en étaient plaints. En 1923, Lénine écrivait qu’il existait une bureaucratie non seulement dans les institutions soviétiques, mais aussi dans les institutions du Parti [13].

Le sort réservé aux oppositions successives illustre parfaitement l’érosion de la démocratie interne. En 1917 et 1918, les débats libres au sein du Parti étaient chose courante, ainsi que le droit pour les différentes tendances de s’organiser autour d’une plate-forme. Lénine lui même se trouva en minorité à deux reprises : à l’époque des Thèses d’avril et, presque un an plus tard, pendant les négociations de Brest-Litovsk. En novembre 1917, les bolcheviks qui refusaient que leur parti assume seul le pouvoir démissionnèrent du gouverne-ment afin de lui forcer la main. Ils ne subirent aucune sanction.

Les différends au sein du Parti au sujet de l’offensive contre Varsovie et sur le rôle des syndicats étaient débattus tout à fait librement dans sa presse. Même en 1921, le programme de l’Opposition ouvrière fut imprimé à 250 000 exemplaires par le Parti lui-même, et deux membres de l’Opposition furent élus au Comité central. En 1923, alors que l’Opposition de gauche se formait, il lui fut encore possible d’exposer ses idées dans les colonnes de la Pravda, bien qu’on y trouvât dix articles dé-fendant la direction, contre un qui la critiquait.

Mais au cours de cette période, les possibilités pour une opposition d’agir effectivement diminuèrent. Après le Xe congrès du Parti, l’Opposition ouvrière fut interdite. En 1923, la Plate-forme des 46 de l’Opposition déclarait : « C’est de plus en plus la hiérarchie des secrétaires du Parti qui recrute les participants aux conférences et aux congrès » [14]. Même Boukharine, partisan de la direction et rédacteur en chef de la Pravda, décrivait le fonctionnement du Parti comme totalement anti-démocratique :

« (...) les secrétaires des noyaux [communistes] sont d’ordinaire nommés par les comités de quartiers et ceux-ci ne tentent même pas de faire admettre leurs candidats par ces noyaux. Ils se contentent de nommer tel ou tel camarade. Mais lorsqu’on passe au vote, on procède d’une façon qui désormais est acceptée de tous. On pose la question suivante à l’assistance : « Qui est contre ?’ » et, étant donné que personne n’ose s’opposer à la proposition, le candidat désigné est élu. » [15]

La véritable étendue de la bureaucratisation apparut lorsque le « triumvirat » qui avait pris le contrôle de la direction du Parti pendant la maladie de Lénine, se divisa. Vers la fin de 1925, Zinoviev, Kamenev et Kroupskaïa rejoignirent les rangs de l’opposition à la direction, désormais contrôlée par Staline. Zinoviev dirigeait la fédération de Leningrad. Il contrôlait l’appareil administratif de la capitale du Nord et plusieurs quotidiens influents. Au XIVe Congrès du Parti, tous les délégués de Leningrad le soutinrent contre le Centre. Mais quelques semaines après la défaite de l’opposition, toutes les cellules de Leningrad, à l’exception de quelques centaines d’oppositionnels invétérés, votèrent des résolutions soutenant la politique de Staline. Pour parvenir à un tel résultat, il avait suffi de remplacer les chefs de l’administration du Parti de la ville. Qui contrôlait la bureaucratie contrôlait le Parti. Quand Zinoviev était à sa tête, celui-ci était dans l’opposition. Dès que Staline rattacha la ville à l’appareil national qu’il contrôlait, elle adhéra à sa politique. Un simple changement de direction transforma le monolithe zinovieviste en un monolithe stalinien.

L’émergence de la bureaucratie au sein de l’appareil soviétique et du Parti fut d’abord le résultat de la décimation de la classe ouvrière durant la guerre civile. Mais elle se poursuivit sous le régime de la NEP, lorsque la classe ouvrière recommença à croître et l’industrie à connaître une relance. Au lieu d’élever le statut de la classe ouvrière au sein de l’« l’État ouvrier », la reprise économique l’abaissa.

En termes purement matériels, les concessions accordées à la paysannerie par la NEP aggravèrent la position (déjà précaire) de l’ouvrier. « Acclamé de toute part, sous le communisme de guerre, comme le héros éponyme de la dictature du prolétariat, il (l’ouvrier) était menacé de devenir le laissé pour compte de la NEP. Pendant la crise économique de 1923, les défenseurs de la politique officielle, tout comme ceux qui s’y opposaient au nom du développement industriel, ignorèrent les revendications et les intérêts des ouvriers industriels car ils ne les considéraient pas comme une question essentielle. » [16]

Le statut de l’ouvrier se détériora non seulement vis-à-vis de celui du paysan, mais également par rapport à celui des directeurs et des hauts cadres de l’industrie. Alors qu’en 1922, les statistiques officielles classaient 65 % du personnel de direction dans la catégorie des ouvriers (et 35 % dans les autres), un an plus tard, les chiffres s’étaient quasiment inversés : 36 % seulement étaient des ouvriers (64 % appartenant à d’autres catégories) [17]. Les « patrons rouges » commençaient à émerger en tant que groupe privilégié bénéficiant de salaires élevés et, grâce à «  la direction des entreprises par un seul homme », du droit d’embaucher et de licencier à volonté. À cette époque, le chômage devint endémique dans l’économie soviétique, atteignant le chiffre de 1 250 000 en 1923-1924.

6. Les divisions au sein du Parti, de 1921 à 1929

Les hommes font l’histoire mais dans des circonstances qu’ils ne choisissent pas. Au cours de ce processus, ils changent autant ces circonstances qu’ils se transforment eux-mêmes. Le Parti bolchevik, comme n’importe quel groupe social dans l’histoire, n’échappa pas à cette règle. En tentant de préserver le tissu social de la Russie au milieu du chaos de la guerre civile, de la contre-révolution et de la famine, ses objectifs socialistes contribuèrent à influencer le cours de l’histoire. Mais les forces sociales avec lesquelles les bolcheviks durent composer ne pouvaient manquer d’influencer à leur tour les membres du Parti. Pour que l’URSS ne s’effondre pas à l’époque de la NEP, le Parti dut servir de médiateur entre les différentes classes sociales afin d’empêcher tout conflit destructeur. La révolution ne pouvait survivre que si le Parti et l’État satisfaisaient aux besoins de classes différentes, souvent antagonistes. Des compromis devaient être trouvés pour satisfaire les aspirations individualistes des paysans, en même temps que les objectifs démocratiques et collectivistes du socialisme.

Au cours de ce processus, le Parti qui s’était élevé au-dessus des classes sociales en vint à refléter les conflits entre ces classes dans ses propres structures. Les pressions des classes sociales sur le Parti conduisirent certaines de ses fractions à définir leurs aspirations socialistes en fonction des intérêts de classes différentes. Parmi ces dernières, celle qui aurait pu exercer de véritables pressions socialistes, la classe ouvrière, était la plus faible, la plus désorganisée et la moins à même d’exercer de telles pressions.

7. L’Opposition de gauche

Il ne fait aucun doute que les idées de l’Opposition de gauche en faisaient la fraction du Parti la plus proche de la tradition révolutionnaire du bolchevisme. À ses yeux le socialisme ne pouvait se résumer au lent dévelop-pement d’une économie agricole, ni à une ac-cumulation primitive radicale. La démocratie ouvrière devait occuper une place centrale dans le socialisme. L’Opposition de gauche refusa de subordonner la révolution mondiale aux exigences de « la construction du socialisme dans un seul pays », slogan réactionnaire et chauvin. Cependant, on ne peut affirmer que l’Opposition de gauche représentait (au sens direct) la fraction « prolétarienne » au sein du Parti. Car, dans l’URSS des années 20, la classe ouvrière, moins que tout autre, exerça une pression sur le Parti. Après la guerre civile, sa reconstitution se fit dans des conditions difficiles, qui affaiblirent sa capacité à se battre pour ses propres intérêts.

Le taux de chômage était élevé ; les meilleurs militants ouvriers soit étaient morts durant la guerre civile, soit avaient été absorbés dans la bureaucratie ; une grande partie de la classe ouvrière était alors composée de jeunes paysans récemment venus de la campagne. L’attitude courante de l’ouvrier n’était pas de soutenir l’Opposition de gauche, mais de se désintéresser des discussions politiques. De ce fait, la classe ouvrière était aisément manipulable par en haut - du moins la plupart du temps. L’Opposition de gauche se trouvait dans une situation, familière pour beaucoup de socialistes, où elle défendait un programme socialiste d’action pour la classe ouvrière alors que les travailleurs eux-mêmes étaient trop épuisés et démoralisés pour se battre.

Les difficultés de l’Opposition ne surgissaient pas uniquement de l’apathie des travailleurs, mais aussi des réalités économiques dont l’Opposition avait parfaitement conscience.

Selon elle, la rareté objective des ressources rendrait la vie difficile, quelle que soit la politique choisie. L’Opposition insistait sur le besoin de développer l’industrie nationale et sur la nécessité, pour y parvenir, d’étendre la révolution. Mais à court terme, elle n’avait pas grand-chose à proposer aux travailleurs, même si une politique socialiste correcte était appliquée. Lorsque Trotsky et Preobrajensky demandaient le renforcement de la planification économique, ils soulignaient qu’il ne pourrait être réalisé sans pressurer les paysans et sans que les ouvriers acceptent des sacrifices. L’Opposition unifiée des « trotskystes » et des « zinovievistes » en 1926, réclama en priorité des améliorations pour la classe ouvrière. Mais elle fut également suffisamment réaliste pour dénoncer comme utopiques les promesses que Staline faisait aux ouvriers.

Il est impossible - faute de place - d’analyser ici les différentes plate-formes présentées par l’Opposition de gauche. Schématiquement, elles comportaient trois éléments centraux liés les uns aux autres.

La révolution ne pourrait progresser dans un sens socialiste qu’en augmentant le poids économique des villes par rapport à la campagne, de l’industrie par rapport à l’agriculture. Cela exigeait la planification de l’industrie et une politique de discrimination délibérée à l’égard du paysan riche, par l’impôt. Si l’on ne prenait pas ces mesures, le koulak accumulerait un pouvoir économique suffisant pour subordonner l’État à ses propres intérêts, provo-quant ainsi un nouveau Thermidor (une contre-révolution interne).

Ce développement industriel devait être accompagné par un élargissement de la démocratie ouvrière, afin de contrecarrer les tendances bureaucratiques au sein du Parti et de l’État.

Ces deux premières orientations politiques pourraient préserver l’URSS en tant que citadelle de la révolution, mais elles ne pour-raient créer le haut niveau de culture et de production matérielle nécessaire au socialisme. Pour cela, il fallait que la révolution s’étende à l’étranger.

Du point de vue strictement économique, ce programme ne comportait rien d’irréaliste. L’industrialisation fut planifiée et l’État « pressura » les paysans- mais d’une manière qui contredisait les objectifs de l’Opposition. Ceux qui, depuis 1923, contrôlaient le Parti ne perçurent pas la sagesse de ce programme. Seule la grave crise économique de 1928 les força à planifier et à accélérer l’industrialisation. Pendant cinq ans, ils avaient persécuté l’Opposition de gauche et déporté ses dirigeants. Le deuxième élément du programme ne fut jamais appliqué. Quant au troisième, qui représentait encore un des principes de l’orthodoxie bolchevik en 1923 [18], il fut définitivement rejeté par les dirigeants du Parti en 1925.

Il ne le fut pas pour des raisons économiques mais à cause de l’équilibre des forces sociales qui s’affirmait au sein du Parti. Le programme de l’Opposition réclamait la rupture avec un rythme de production déterminé par les pressions économiques de la paysannerie. Deux forces sociales opposées à ce pro-gramme s’étaient constituées à l’intérieur du Parti.

8. La Droite et le Centre

La Droite rassemblait ceux qui considéraient que les concessions faites aux paysans ne nuisaient pas à la construction du socialisme. Elle voulait que le Parti modifie son programme en fonction des aspirations de la paysannerie. Cette volonté ne se résumait pas à une simple plate-forme théorique. Elle exprimait les intérêts de tous ceux qui, dans les institutions du Parti et des soviets, s’accommodaient parfaitement de la coopération avec les paysans, y compris les koulaks, les fermiers capitalistes et les nepmen (ceux qui avaient profité de la NEP et s’étaient enrichis). Boukharine, qui appelait les paysans à s’enrichir, devint leur porte-parole théorique.

Le Centre, quant à lui, s’appuyait sur des forces sociales à l’intérieur comme à l’extérieur du Parti. Il se souciait surtout de préserver une certaine cohésion sociale. Il cherchait à éviter les tensions qui pouvaient surgir des tentatives de subordonner la campagne à la ville, mais en revanche il n’affirmait pas aussi nettement que la Droite une attitude favorable aux paysans. Le Centre rassemblait principalement des éléments de l’appareil du Parti dont l’objectif essentiel était de préserver la cohésion du Parti par des moyens bureaucratiques. Son dirigeant était le chef de l’appareil du Parti : Staline.

À cette époque, l’Opposition de gauche considérait la fraction stalinienne comme un groupe centriste, oscillant entre les traditions du Parti (incarnées par le programme de l’Opposition de gauche) et la Droite. En 1928, lorsque Staline reprit soudainement à son compte le premier élément du programme de l’Opposition, s’attaquant à la Droite aussi violemment qu’il l’avait fait contre la gauche quelques mois auparavant, se lançant dans l’industrialisation et l’expropriation totale de la paysannerie (ce qu’on appelle d’ordinaire la « collectivisation »), cette interprétation fut sérieusement ébranlée. Staline disposait d’une solide base sociale qui lui était propre. Il pouvait continuer à régner sans que le prolétariat ni la paysannerie n’exercent le pouvoir.

L’Opposition de gauche, mue par les aspirations socialistes et les traditions ouvrières du Parti, tentait de les traduire en une politique réaliste ; l’Opposition de Droite cherchait à s’adapter aux pressions qu’exerçait le paysan sur le Parti ; quant à la fraction stalinienne victorieuse, elle reposait sur la bureaucratie du Parti elle même.

Celle-ci avait émergé comme élément subordonné à l’intérieur de la structure sociale créée par la révolution. Au début, elle ne faisait que remplir certaines fonctions élémentaires d’un parti ouvrier. Avec la décimation de la classe ouvrière au cours de la guerre civile, le Parti se retrouva, en quelque sorte, suspendu au-dessus de la classe. Dans ce contexte, le maintien de sa propre cohésion, et de celle de l’État, devint essentiel. Cette tâche fut de plus en plus accomplie, au sein de l’État, puis dans le Parti, par des méthodes de contrôle bureaucratiques - souvent exercées par d’ex-bureaucrates de l’ancien régime tsariste. L’appareil acquit un pouvoir croissant à l’intérieur du Parti - nommant les fonction-naires à tous les niveaux, et choisissant les délégués aux Congrès. Mais puisque le Parti, et non la classe, contrôlait l’État et l’industrie, ce fut son appareil qui hérita des acquis que les travailleurs avaient obtenus au cours de la révolution.

La première conséquence politique qui en résulta fut le développement de l’inertie bureaucratique. Les bureaucrates de l’appareil opposaient une résistance passive à toute me-sure susceptible de gêner leur position sociale. Ils commencèrent à agir comme une force répressive à l’égard de tout groupe qui pourrait éventuellement les remettre en cause. D’où leur hostilité aux programmes de l’Opposition de gauche et leur refus que l’on discute sérieusement de ses idées.

Contre les menaces de désordre social, la bureaucratie s’allia tout naturellement avec la Droite et Boukharine. Cette alliance cacha le fait qu’elle devenait progressivement une entité sociale à part entière, entretenant une relation particulière avec les moyens de production. La répression qu’elle exerçait à l’encontre de l’Opposition passa pour une tentative d’imposer au Parti, par en haut, une politique favorable à la paysannerie. Alors qu’en fait elle cherchait à écarter toute opposition à son pouvoir dans l’État et l’industrie. Même après avoir proclamé « le socialisme dans un seul pays », ses échecs à l’étranger semblaient résulter plus de l’inertie bureaucratique et d’une politique intérieure favorable à la paysannerie, que d’un rôle contre-révolutionnaire conscient.

Pourtant, au cours de cette période, la bureaucratie se transformait de classe en soi en classe pour soi. Au moment de l’introduction de la NEP, le pouvoir au sein du Parti et de l’État était contrôlé par un petit groupe de fonctionnaires. Ceux-ci ne constituaient pas une classe dominante homogène. Ils étaient loin d’avoir une conscience commune et de partager un projet commun. Les politiques qu’ils mettaient en œuvre avaient été façonnées par des membres du Parti encore très influencés par les traditions du socialisme révolutionnaire. Si, en Russie, les circonstances avaient fait disparaître la démocratie ouvrière, il existait au moins la possibilité pour ceux qui étaient influencés par les traditions du Parti, de la faire revivre, lorsqu’une relance industrielle interne interviendrait et que la révolution s’étendrait à d’autres pays. À l’échelle mondiale, le Parti continuait sans aucun doute à jouer son rôle révolutionnaire. En conseillant les partis étrangers, il commit des erreurs - dont certaines découlaient sans aucun doute de sa propre bureaucratisation -, mais il ne commit pas le crime de les subordonner à ses propres intérêts nationaux.

Au cours des luttes fractionnelles des an-nées 20, se réalisa le processus par lequel ce groupe social rejeta l’héritage de la révolution pour devenir une classe sociale distincte et consciente.

9. La contre-révolution

On a souvent affirmé que l’émergence du stalinisme en URSS ne peut être défini comme « contre-révolution » parce que ce fut un processus graduel (par exemple, Trotsky pensait qu’un tel point de vue consistait à « passer le film du réformisme à l’envers »). C’est là une application erronée de la méthode marxiste. Le passage d’une forme de société à une autre n’a pas en toutes circonstances été le résultat d’un changement brutal. C’est le cas pour la transition d’un État capitaliste à un État ouvrier parce que la classe ouvrière ne peut exercer son pouvoir que d’un seul coup, collectivement, à la suite d’un affrontement victorieux (point culminant de longues années de lutte) contre la classe dominante. Mais dans de nombreux cas au cours de la transition du féodalisme au capitalisme, il n’y a pas eu un seul affrontement, mais toute une série de conflits à différents niveaux, la classe économique décisive (la bourgeoisie) obtenant des concessions politiques en sa faveur.

La contre-révolution en URSS a suivi la seconde voie plutôt que la première. La bureaucratie n’eut pas à prendre le pouvoir d’un coup. La décimation de la classe ouvrière lui donna le pouvoir à tous les échelons de la société soviétique. Ses membres contrôlaient l’industrie, la police et l’armée. Ils n’eurent même pas à arracher le contrôle de l’appareil d’État pour l’aligner sur leur pouvoir économique, comme la bourgeoisie y était parvenue dans plusieurs pays sans engager de confrontation directe. La bureaucratie n’eut qu’à adapter à ses propres intérêts les structures politiques et industrielles qu’elle contrôlait déjà. Ce processus ne fut pas « graduel » mais se réalisa par une succession de changements qualitatifs visant à adapter le mode de fonctionnement du Parti aux exigences de la bureaucratie centrale.

Chacun de ces changements qualitatifs nécessita une confrontation directe avec les éléments du Parti qui, pour quelque raison que ce soit, continuaient à défendre la tradition socialiste révolutionnaire.

La première (et la plus importante) confrontation opposa la bureaucratie à l’Opposition de gauche en 1923. Celle-ci n’exprimait pas une opposition ferme et claire au processus qui se déroulait au sein du Parti. Par exemple, son dirigeant, Trotsky, avait tenu des propos substitutistes scandaleux lors du débat sur les syndicats en 1920 ; sa première déclaration publique - la Plate-forme des 46 - ne fut acceptée par ses signataires qu’accompagnée de nombreuses réserves et amendements. La bureaucratie se retourna pourtant contre l’Opposition avec une violence sans précédent. Afin de préserver son pouvoir, le groupe dirigeant du Parti eut recours à des méthodes dont on n’avait jamais usé auparavant au sein du Parti bolchevik. Le dénigrement systématique des opposants remplaça les arguments rationnels. Le secrétariat du Parti qui s’occupait des nominations commença pour la première fois ouvertement à déplacer de leurs postes les sympathisants de l’Opposition (ainsi la majorité du Comité central du Komsomol fut congédiée et mutée dans des provinces lointaines pour avoir riposté à des attaques visant Trotsky).

Pour justifier de pareilles mesures, la fraction dirigeante inventa deux nouvelles entités idéologiques qu’elle opposa l’une à l’autre. D’une part, elle instaura le culte du « léninisme » (en dépit des protestations de sa veuve). Elle tenta d’élever Lénine au statut de semi-divinité en momifiant son cadavre à la manière des pharaons égyptiens. D’autre part, elle inventa le « trotskysme », tendance qu’elle opposa au léninisme, justifiant cette invention par des citations de Lénine vieilles de dix ou vingt ans, tirées de leur contexte, tout en ignorant sa dernière déclaration (son « Testament ») qui qualifiait Trotsky d’ « homme le plus capable du Comité central » et suggérait l’éviction de Staline.

Les dirigeants du Parti répétèrent systématiquement ces falsifications et ces mensonges pour contrecarrer toute menace à leur pouvoir dans le Parti (Zinoviev, à l’époque membre du « triumvirat », l’admit plus tard). En agissant ainsi, une fraction du Parti montra que son propre pouvoir lui importait plus que la tradition socialiste de libre discussion au sein de l’organisation. En réduisant la théorie à un simple accessoire de ses ambitions, la bureaucratie du Parti affirmait son identité propre contre d’autres groupes sociaux.

La seconde confrontation majeure débuta différemment. Elle ne constitua pas, à ses dé-buts, un conflit entre des membres du Parti mus par des aspirations socialistes et une bureaucratie de plus en plus puissante. Elle commença par un affrontement entre le dirigeant le plus en vue du Parti (à l’époque, Zinoviev) et l’appareil qui détenait le véritable pouvoir. A Leningrad, Zinoviev contrôlait une section de la bureaucratie, qui disposait d’une large indépendance par rapport au reste de l’appareil. Bien que son mode de fonctionne-ment ne fût pas différent de celui qui avait cours dans le reste du pays, l’indépendance même de cette fraction bureaucratique constituait un obstacle pour la bureaucratie centrale. Elle représentait une source possible de perturbations pour sa domination globale. C’est pourquoi il fallait la faire rentrer dans le giron de l’appareil central.

Zinoviev fut écarté de sa position dirigeante au sein du Parti. Il se tourna alors vers les traditions historiques du bolchevisme et la politique de la gauche, même s’il ne perdit jamais l’espoir de réintégrer le bloc dirigeant, vacillant sans cesse pendant les dix années suivantes entre celle-ci et l’appareil.

Après la chute de Zinoviev, le pouvoir passa aux mains de Staline. Par l’emploi illimité des méthodes bureaucratiques de contrôle du Parti, le mépris pour la théorie, l’hostilité envers les traditions de la révolution au sein de laquelle il ne joua qu’un rôle mineur, la volonté de se débarrasser par tous les moyens de ceux qui avaient effectivement dirigé la révolution, Staline incarnait la conscience croissante que l’appareil avait de son propre rôle. Il donna la pleine mesure de toutes ses « qualités » au cours du combat qu’il engagea contre la nouvelle opposition. Les salles furent « bourrées », les intervenants hués, les opposants envoyés à des postes peu importants dans des régions reculées, d’ex-officiers tsaristes employés comme agents provocateurs pour jeter le discrédit sur les groupes oppositionnels. Puis, en 1928, Staline commença à imiter directement les tsars en déportant les révolutionnaires vers la Sibérie. A plus long terme, cela ne devait pas lui suffire. Il réussira à accomplir ce dont même les Romanov n’avaient pas été capables : assassiner systématiquement tous ceux qui avaient constitué le parti révolutionnaire de 1917.

Vers 1928, la fraction stalinienne contrôlait pleinement le Parti et l’État. Lorsque Boukharine et la Droite rompirent avec elle, horrifiés par ce qu’ils avaient contribué à créer, leur position fut encore plus précaire que ne l’avait été celle de l’Opposition de gauche. Mais le Parti ne contrôlait pas l’ensemble de la société soviétique. Les villes, où résidait le pouvoir effectif, étaient toujours noyées dans un océan de production agricole. La bureaucratie avait usurpé les acquis ouvriers de la révolution mais, jusque-là, la paysannerie avait été épargnée. La bureaucratie en prit conscience brutalement lorsque, en 1928, les paysans refusèrent en masse de vendre leurs céréales.

La consolidation de la domination des villes sur la campagne, réclamée depuis des années par l’Opposition de gauche, fut réalisée. Cela conduisit certains opposants comme Preobrajensky et Radek à se rallier à Staline. Pourtant cette politique était l’antithèse de celle de la gauche. Celle-ci avait affirmé la nécessité de subordonner la production agricole aux indus-tries contrôlées par les ouvriers des villes. Mais désormais, ces derniers n’en avaient plus le contrôle. Elles étaient aux mains de la bureaucratie qui détenait les rênes de l’État. La domination des villes sur la campagne ne si-gnifiait plus la domination de la classe ouvrière sur la paysannerie, mais celle de la bureaucratie sur la dernière fraction de la société qui échappait à son contrôle. Cette domination fut imposée avec toute la férocité dont ont toujours fait preuve les classes dirigeantes exploiteuses. Les koulaks en souffrirent et, avec eux, toutes les couches de la population rurale. Par ce tournant « à gauche » de 1928, la bureaucratie acheva de liquider la révolution de 1917, à la campagne comme dans les villes.

On ne peut douter qu’en 1928 une nouvelle classe s’était emparée du pouvoir en URSS. Pour prendre le pouvoir, elle n’avait pas été contrainte à une confrontation militaire directe avec la classe ouvrière, car le pouvoir direct des travailleurs n’existait plus depuis 1918. Mais elle dut purger le Parti au pouvoir de tous ceux qui avaient conservé des liens, même les plus ténus, avec la tradition socialiste. Lorsqu’une classe ouvrière revigorée s’affrontera à la bureaucratie, à Berlin et à Budapest, ou même en Russie (par exemple à Novotcherkassk, en 1962), celle-ci utilisera les chars dont elle n’avait pas eu besoin en 1928.

L’Opposition de gauche n’avait pas une conscience claire de ce qu’elle combattait. Trotsky, jusqu’à sa mort, crut que l’appareil l’État qui allait le pourchasser et le faire assassiner était un « État ouvrier dégénéré  ». Pour-tant, seule cette opposition se battit pied à pied contre la destruction de la révolution en URSS par l’appareil stalinien et contre la façon dont cet appareil empêchait la révolution de s’étendre à d’autres pays [19]. Pendant toute une période historique, l’Opposition de gauche fut la seule à combattre les effets néfastes du stalinisme et de la social-démocratie sur le mouvement socialiste. Sa théorie de la nature de l’URSS rendit sa tâche plus difficile, mais elle continua de l’accomplir. C’est pourquoi aujourd’hui tout mouvement authentiquement révolutionnaire doit s’inscrire dans cette tradition.

Voir en ligne : Traduction de « Russia : How the revolution was lost », Chris Harman, 1968

Notes

[1L. Trotsky, Histoire de la révolution russe, Seuil, Points politiques, Paris 1967, p. 89.

[2Cité in Isaac Deutscher, The Prophet armed, Verso 2003, p. 93.

[3Lénine, Lettre d’adieu aux ouvriers suisses., Œuvres tome 23.

[4Lénine, Discours au VIIe congrès extraordinaire du P.C.(B)R. (6-8 mars 1918), Œuvres, vol. 27, p. 95.

[5Martov à Axelrod, 19 novembre 1917, cité par Israël Getzler, Martov, Cambridge, 1967, p. 172.

[6Israël Getzler, op. cit., p. 183.

[7Idem, p. 199.

[8Voir Trotsky, Beaucoup de tapage autour de Cronstadt, 15 janvier 1938, dans supplément à Critique communiste, Paris, octobre 1976.

[9Lénine, Rapport politique du comité central du P.C.(b)R. le 27 mars 1922, Œuvres, vol. 33, p. 293.

[10Cité in Max Shachtman, Struggle for the new course, 1943.

[11Lénine, Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky, Œuvres, vol. 32, pp. 16-17.

[12Voir la réponse de Lénine à Riazanov qui demandait l’interdiction de la pratique courante, au sein du Parti, que les groupes se réunissent autour de plates-formes : «  Nous ne pouvons priver le Parti et les membres du Comité central du droit d’en appeler au Parti si une question fondamentale suscite des divergences. Je ne vois pas comment nous le pourrions  !  » Lénine, Xe congrès du P.C.(b)R., Œuvres, vol. 32, p. 274.

[13Lénine, Mieux vaut moins mais mieux, Œuvres, vol. 33

[15Cité par M. Schachtman, op. cit., p. 172.

[16E. H. Carr, op. cit., p. 39.

[17Idem.

[18Voir Staline, De Lénine et du léninisme, édition soviétique de 1924, p . 40 : «  Peut-on résoudre ce problème, peut-on obtenir la victoire définitive du socialisme dans un seul pays sans les efforts conjugués des prolétaires de plusieurs pays avancés  ? Non, c’est impossible.  » (Cité par Trotsky, L’Internationale communiste après Lénine, PUF, Paris, 1979, p. 125).
Voir aussi Les Questions du léninisme, Maspero, p. 52. L’édition chinoise publie une version modifiée (sans mention) de ce texte : Des principes du léninisme, Éditions de Pékin, 1967, p. 40. N.d.T.

[19Je ne traite pas ici des premières oppositions : l’Opposition ouvrière et le Groupe du centralisme démocratique. Bien qu’ils surgirent comme une réaction à la bureaucratisation et à la dégénérescence de la révolution, ils représentèrent aussi en partie une réaction utopique contre la réalité objective elle-même (le poids considérable de la paysannerie et la faiblesse indiscutable de la classe ouvrière). Ceux qui survécurent à l’Opposition ouvrière (et qui comptèrent) intégrèrent plus tard l’Opposition de gauche, alors que les dirigeants de celle-ci, Kollontai et Chliapnikov, capitulèrent devant Staline.


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