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14 octobre 2009
En ces temps de commémoration de mai 68, il est de bon ton de présenter « l’évènement » comme s’il était seulement le produit d’une contestation culturelle. Or, l’histoire n’a jusqu’à présent jamais connu de périodes d’ébullition culturelle indépendantes des contradictions sociales dont elles sont l’expression. C’est ce que montra également le cinéma militant issu de mai 68, nourri aux luttes sociales des années soixante et soixante-dix. Cet article tente d’en donner un aperçu afin de poser quelques bases pour penser son héritage à la lumière des luttes d’aujourd’hui.
Auparavant, c’était principalement le PCF et les organisations qui lui étaient liées comme la CGT qui produisaient, réalisaient et distribuaient, en marge des circuits commerciaux, de nombreux films destinés à soutenir des orientations politiques, syndicales ou des luttes sociales. Ce cinéma ouvrier fut peu à peu abandonné après la seconde guerre mondiale [1]. Au cours des années cinquante et soixante, les contradictions du PC vis-à-vis de la politique coloniale française créent un espace dans lequel se développe un petit cinéma anticolonialiste indépendant. René Vautier en tête, de nombreux cinéastes réalisent des films contre le colonialisme français en Afrique, les guerres d’Indochine et surtout d’Algérie ou sur la révolte montante en Amérique Latine. Les auteurs de J’ai Huit ans (Yann Le Masson, Olga Poliakoff et René Vautier), un des courts métrages les plus militants contre la guerre d’Algérie, publièrent même en 1962 un « Manifeste pour un cinéma parallèle » qui, s’il n’eut pas de grand retentissement, n’en traduisait pas moins des velléités esthétiques et politiques qui allaient se concrétiser quelques années plus tard. Ces films étant la plupart du temps censurés, les bobines furent souvent saisies et beaucoup de réalisateurs poursuivis en justice. Diffusés dans des cercles restreints, ils exercèrent toutefois une influence notable sur un certain nombre de jeunes gens que mai 68 allait pousser sur la voie du cinéma militant. Une voie dans laquelle beaucoup de ces réalisateurs allaient également s’engager et apporter leurs expériences.
Contrairement à certaines idées reçues, l’explosion de mai 68 n’a pas émergé de nulle part. Les années soixante, et particulièrement la seconde moitié, furent le théâtre de nombreuses grèves ouvrières et de vagues de radicalisation anti-impérialiste. Cette montée de la combativité ouvrière et la politisation de secteurs importants de la jeunesse et de l’intelligentsia devaient avoir un impact dans les milieux du cinéma. Aussi, du point de vue des dynamiques qui s’opérèrent dans le cinéma dans la foulée de mai 68, 1967 est une année importante : c’est le moment où eurent lieu les premières tentatives de regroupement de forces militantes dans la profession. La première d’entre elles fut le film collectif Loin du Vietnam. Sous l’impulsion de Chris Marker, quelques 150 professionnels du cinéma collaborèrent à la production des courts métrages qui composent ce film anti-guerre, parmi lesquels des personnalités de renom [2]. Mais suite à des désaccords avec la production et parce que sa diffusion n’avait pas été envisagée suffisamment en amont, il ne circula pas vraiment dans les circuits commerciaux et n’eut pas le retentissement escompté. Alors que la plupart retournèrent faire du cinéma dans les structures traditionnelles, quelques uns restèrent mobilisés autour de SLON [3] : une structure, encore impulsée par Chris Marker, destinée à prendre en charge la production et la diffusion du film que les cinéastes comptaient tourner sur la grève qui venait d’éclater à la Rhodiaceta de Besançon [4]. L’électron libre radical Chris Marker, les communistes Mario Marret, Antoine Bofanti et Bruno Muel, ou encore le fraîchement maoïste Jean-Luc Godard [5] furent quasiment les premiers cinéastes depuis 1945 à mettre les pieds dans une usine pour soutenir une lutte de travailleurs. Le film À bientôt j’espère, tourné à l’occasion d’une nouvelle grève dans l’usine en décembre, constitue une expérience fondatrice dans la mesure où elle donna naissance par la suite à quatre groupes de cinéma militants : SLON (devenu ISKRA) pour Marker, Dynadia (devenu Unicité) pour Marret, le « groupe Dziga Vertov » pour Godard et le groupe Medvedkine créée sur place par ces cinéastes avec des ouvriers d’usines de Besançon.
1967 est aussi l’année de la création de l’ARC (Atelier de Recherche Cinématographique), un des premiers collectifs militants à être opérationnel avant même mai 68, surtout tourné vers le mouvement étudiant : ce sont à ces jeunes cinéastes que l’on doit les images du rassemblement d’extrême gauche contre la guerre du Vietnam à Berlin en février 68, de la montée de l’ébullition à Nanterre autour du « Mouvement du 22 mars » puis de nombreuses images des évènements de mai. Ces quelques expériences de regroupement tournées vers l’action militante allaient bientôt s’avérer un véritable tremplin.
Véritable tournant dans les luttes des années soixante et soixante-dix, la grève de mai-juin 68 créa une ébullition dans les milieux du cinéma. La profession avait connu une mobilisation dès février 1968 autour de « l’affaire Langlois », le directeur et fondateur de la Cinémathèque française qui venait d’être licencié sous pression gouvernementale. En mai, au moment où le mouvement commence à s’étendre aux travailleurs et que les premières usines sont occupées, le monde du spectacle s’engage assez largement dans la grève. Le syndicat des techniciens du film (CGT) se radicalise et s’associe, le 17 mai, au « Comité d’action révolutionnaire cinéma et télévision » pour appeler à une grève générale illimitée dans l’ensemble de la filière cinématographique. Le soir même, près d’un millier de personnes se retrouvent rue de Vaugirard [7] pour tenir l’assemblée inaugurale des États généraux du cinéma. Sur tout le territoire, les tournages sont interrompus et le Festival de Cannes, où la contestation s’est installée [8], est annulé.
Si elle n’égala pas l’ampleur de la mobilisation à l’ORTF (qui atteignit 13000 grévistes sur 14000 salariés le 30 mai), celle des milieux du cinéma fut néanmoins importante. Les Etats généraux (E.G.) du cinéma ne furent pas totalement le centre de l’organisation du mouvement mais constituèrent le lieu de focalisation des débats qui traversèrent la profession. Ils rassemblèrent plus de 1500 personnes, professionnels reconnus (cinéastes, producteurs et techniciens) et étudiants. L’abolition du CNC y est décrétée (ce qui n’arrivera jamais). À Paris puis à Suresnes, pas moins de 19 projets de réformes de natures très diverses, entendant tous refondre totalement le cinéma français, sont proposés et débattus. Dans les discussions qui animent les cinq commissions permanentes, des lignes de clivages apparaissent entre « réformistes » et « enragés ». À l’instar du Comité Cinéma-inter-facultés, beaucoup de jeunes cinéastes pensent qu’ « il est urgent de prendre conscience de la nécessité absolue de mettre le cinéma au service de la révolution » [9]. Une commission d’aide technique se met en place pour coordonner des tournages sauvages dans les rues, les universités et les usines occupées : le but est d’associer les techniciens, collecter de l’argent, du matériel et dépêcher des équipes en vue d’organiser une contre-information à la propagande de l’ORTF et des actualités filmées. Les films sont réalisés de manière collective et doivent rester anonymes, afin de servir au montage d’un « film de synthèse » (qui ne verra jamais le jour). En deux mois, les E.G. enregistrent près de 70000 mètres de pellicules qui devaient servir de cinémathèque centrale. Une commission de diffusion se met également en place et contribue à faire circuler de nombreuses copies de films – puisés dans un catalogue restreint – au sein des entreprises, des comités d’action, des lycées, des universités ou des théâtres [10]. Mais la plupart des films tournés au cours des évènements ne purent être diffusés dans la foulée comme certains l’espéraient. De même pour les ciné-tracts, pourtant conçus dans un but d’intervention directe [11].
Bien loin des E.G., un grand nombre de grévistes prirent également des images amateurs de leur lutte. C’est notamment à partir de ces images, affluant vers le « Bureau Cinéma » que la CGT créa pour l’occasion, que sera réalisé ultérieurement le film du communiste Paul Seban, La CGT en mai 1968, exaltant les positions de la centrale syndicale. L’Unef et le Snesup contribuèrent également à produire des films, comme La société est une fleur carnivore, critique plus radicale de la répression du mouvement. À l’extrême gauche, alors que le trotskysme était implanté avant le mouvement de 68, ce fut le maoïsme qui connut une véritable audience à partir de mai au sein des couches radicalisées de la jeunesse. Il exerça une influence majeure parmi l’aile révolutionnaire des E.G. et mis « la lutte contre le réformisme et le révisionnisme » au cœur de la propagande cinématographique, à l’instar de Citroën-Nanterre (Edouard Hayem et Guy Dewart) ou plus encore d’Oser lutter, oser vaincre (Jean-Pierre Thorn), qui multiplie les cartons vengeurs contre les bureaucrates du P « C » F et de la PC.CGT. De manière générale, une bonne partie du cinéma qui se développera à partir de mai est un cinéma très bavard. Les évolutions techniques – l’apparition dans les années soixante de nouvelles caméras portatives légères qui permettent des prises de son synchrone – rejoignent les évolutions politiques – l’intérêt pour la parole libérée de la classe en lutte. On passe donc d’un cinéma militant de la délégation des années trente à cinquante, où la classe ne s’exprimait qu’à travers ses représentants institutionnels, à un cinéma direct de la prise de parole spontanée et sauvage, du moins quand celle-ci n’est pas remplacée par de longs commentaires garants de la bonne ligne politique.
Après la signature des accords de Grenelle le 27 mai, les négociations entre les organisations syndicales et patronales de la filière cinématographique aboutissent les une après les autres. Affectés par le reflux, les États généraux n’adoptent pas le projet de synthèse de ces trois semaines de débats enflammés. Le 5 juin, ils entérinent de fait la fin du mouvement par l’adoption d’une courte motion qui résume leur objectif de « faire de la vie culturelle, et donc du cinéma, essentiel à la vie de la nation, un service public ». L’essor du mouvement gréviste qui avait crée une unité entre des sensibilités politiques divergentes allait rapidement laisser place à la dispersion. Côté cour, un certain nombre de professionnels se regroupent au sein de la Société des réalisateurs de films (SRF), vouée à la défense des intérêts des auteurs-réalisateurs face à la censure politique et économique. Côté jardin, deux petites structures radicales et concurrentes entendent poursuivre la construction des E.G., mais se disputent rapidement la paternité des bandes tournées au cours des évènements. Beaucoup repartent avec leurs bobines sous le bras, quand celles-ci n’ont pas tout simplement disparu. Trop peu de films seront projetés de mai à juillet, comme le furent Le droit à la parole (ARC) ou La reprise du travail aux usines Wonder (Idhec). Très vite, une période de répression s’abat dans l’audiovisuel (licenciements et chasse aux sorcières, en particulier à l’ORTF) et une véritable « chasse aux films » est organisé par la police dès septembre pour saisir les copies qui circulent dans les lycées, les universités ou les entreprises.
Mais rapidement, alors que se multiplient les scissions et les nouveaux regroupements, s’ouvre une période de radicalisation politique et de batailles théoriques sur la fonction sociale du cinéma. Dès décembre 68, l’association dépositaire des Etats généraux publie ainsi un manifeste « Pour un cinéma militant » : « Pour réaliser une rupture idéologique avec le cinéma bourgeois, nous nous prononçons pour l’utilisation du film comme arme politique » [12]. Six mois plus tard, c’est au tour du groupuscule marxiste-léniniste (maoïste) Prolétaire – Ligne Rouge : « Vive le cinéma, arme de propagande communiste au service de la Révolution ! » [13]. Début 1970, le E.G. n’ont plus aucune forme d’existence. En revanche, un réseau cinématographique parallèle s’est développé, animé par une kyrielle de collectifs de réalisation, de production et de diffusion résolument décidés à unir cinéma et lutte de classe.
Mai 68 ne fut pas une explosion éphémère. Les grèves de mai-juin ouvrirent au contraire une période marquée par l’ampleur et la vivacité des luttes ouvrières qui dura près de dix ans [14]. Celle-ci se caractérisa notamment par un élargissement du répertoire d’actions (sabotages, séquestrations…), la propulsion des ouvrières et des ouvriers immigrés à la pointe de la contestation, le développement des combats démocratiques (droit à l’avortement, lutte contre les discriminations sexuelles…) ou même écologiques (anti-nucléaire). Un cinéma militant, foisonnant et multiple, se développa alors au rythme de ces luttes.
De 68 est né chez beaucoup de cinéastes, issus pour la plupart de milieux relativement aisés, un besoin d’« aller vers la classe ». Si certains suivent la ligne de l’établissement en usine prônée par les organisations maoïstes, d’autres s’emploient à braquer leurs caméras « partout où ça bouge » (voir aussi l’encadré). Les centaines de films qui furent réalisés au cours de cette période dressent ainsi un large panorama des luttes qui se développent au cours des années soixante-dix aussi bien que des transformations qui s’opèrent dans le salariat. L’émergence de nouveaux mouvements, l’entrée en lutte de secteurs sans véritable tradition militante laissent croire à une vague de radicalisation et de politisation capable d’ébranler l’hégémonie du PCF et de la CGT jusque dans leurs bastions. Le film devient alors un lieu où se prolonge la lutte politique. La lutte des LIP en 1973 est particulièrement emblématique à cet égard : Dominique Dubosc et Yann Le Masson filment la lutte en collaboration avec le leader de la CFDT Charles Piaget (Lip, non au démantèlement) tandis que la CGT fait appel aux communistes d’Unicité pour relayer ses positions (Lip, réalités de la lutte) ; quand le groupe Medvedkine de Besançon vient prendre des images que montera Chris Marker pour populariser la lutte (Puisqu’on vous dit que c’est possible), les ouvriers des Forges d’Hennebont avertissent les grévistes de Lip des dangers qui les guettent (René Vautier, Transmission d’expérience ouvrière) ; le groupe Vidéo Out souligne notamment la double lutte que mènent les ouvrières en tant que femmes à l’intérieur de la grève (série Chronique des Lip), etc. Soumis à une rude concurrence, le PCF est poussé à réinvestir le terrain cinématographique qu’il avait délaissé (le groupe Unicité fut impulsé en 1971 sur décision du Comité Central). Mais de fait, dans les années soixante-dix, le cinéma militant est principalement « un truc de gauchistes ».
Généralement très influencés par le marxisme, un grand nombre de ces « cinéastes révolutionnaires » se retrouvaient dans ses différentes versions maoïstes, la plupart cultivant un éclectisme d’extrême gauche agrégeant les idées radicales du moment. Si tous étaient très politisés, assez peu étaient organisés politiquement. En effet, la plupart des organisations d’extrême gauche, en concurrence pour l’hégémonie sur les vagues de radicalisation, étaient davantage préoccupées par la construction des luttes et du parti révolutionnaire que par des réflexions approfondies sur le statut de l’art [15]. De manière générale, dans un contexte où la révolution semble pointer à l’horizon, les collectifs de cinéastes tendent à se substituer aux organisations militantes pour s’occuper principalement d’engager la lutte sur le « front cinématographique », devenue une activité politique à part entière destinée à « élever le niveau de conscience ». Par delà leurs différences, ces nombreux collectifs [16] partagent des principes de fonctionnement basés sur le refus de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel au profit d’une répartition collective des tâches artistiques, techniques et économiques. Leurs conceptions et leurs pratiques cinématographiques sont généralement envisagées par le prisme des théories et pratiques politiques. Par exemple, quand le collectif « Grain de sable » entend appliquer le concept maoïste « pratique-théorie-pratique » dans sa méthode d’élaboration des films, le collectif « Cinélutte » veut faire des films qui exaltent les luttes de la « Gauche ouvrière » contre « la bourgeoisie et le révisionnisme ». Les groupes « Dziga Vertov » et « Cinéthique », se référant notamment au concept d’ « Appareils Idéologiques d’État » défini par Althusser, s’évertuent pour leur part à « lutter contre l’organisation bourgeoise des images et des sons » qui contribue à la reproduction des bases matérielles de la société capitaliste. Entre tous ces groupes, les polémiques théoriques font souvent rage sur la place et le rôle de la caméra, le statut du spectateur ou la fonction sociale et politique du cinéma [17]. Au coeur de ces débats : savoir s’il peut exister un cinéma révolutionnaire par essence, un « art prolétarien », ou si le cinéma n’accomplit sa fonction militante que par sa destination, au « contact des masses ».
Dans les années soixante-dix, certains estiment d’ailleurs à 10 000 les lieux de diffusion parallèles capables de diffuser ces films, principalement des ciné-clubs, des MJC, des associations et d’innombrables réseaux militants. Les collectifs proposent de riches catalogues destinés aux projections-débats organisées dans une perspective militante de sensibilisation, de formation ou pour encourager un passage à l’action. Au mieux, ces films sont vus par plusieurs milliers de spectateurs. Mais il y a de rares exceptions, comme Histoire d’A (Charles Belmont et Marielle Issartel, 1973), qui dénonce l’oppression des femmes et défend le droit à l’avortement, alors illégal. Frappé d’interdiction par la censure comme beaucoup d’autres, les projections sauvages organisées par le puissant réseau du Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception permettent à plus de 200000 spectateurs de le voir, avant que le pouvoir ne cède face au rapport de forces et lui accorde un visa pour une sortie commerciale en 1974.
On ne peut donc comprendre l’essor de ce cinéma militant que par la combativité sociale qui s’est exprimée dans les années soixante et soixante-dix, la profusion des réseaux militants qui l’ont fait vivre et dont il prolongeait l’action ainsi que par le développement des idées révolutionnaires dans ces années où l’idée que « tout est possible » [18] était solidement ancrée. À l’inverse, le reflux de la lutte de classe sous le double coup de la crise économique et de l’offensive patronale dans la deuxième partie des années soixante-dix a tari la source à laquelle s’abreuvait le militantisme cinématographique, ébranlant jusque dans leurs fondements les convictions politiques de ses promoteurs. Les désillusions furent au moins à la hauteur de l’immense espoir que mai 68 avait suscité. Chris Marker, qui avait ouvert la période enthousiaste et collective du cinéma militant avec À bientôt j’espère (1967), la clôturait sur un constat personnel, désabusé mais lucide, dans Le fond de l’air est rouge (1977). Le parcours de Jean-Pierre Thorn, dont trois films ponctuent la période, est peut-être le plus emblématique : Oser lutter, oser vaincre (1969) s’achevait sur le carton « nous vaincrons », La grève des ouvriers de Margoline (1973) aux cris de « la lutte continue », tandis que dans Le dos au mur (1980) l’Internationale subit le même châtiment que Jimmy Hendrix infligea à l’hymne national américain, sur fond de manifestation dont la poignée de participants semble hésiter entre chanter ou pleurer. Les Cahiers du Cinéma, eux, abandonnaient Mao (1971-74) pour Foucault et Derrida, renonçant à l’idée qu’à lui seul un film « puisse faire s’écrouler l’idéologie bourgeoise, tel le vampire à la lumière du jour » [19].
Poussés à se disloquer devant l’échec apparent des solutions collectives, les groupes de cinéastes laissèrent place aux carrières individuelles et au retour en force de « l’auteur » tant décrié. Mais il devait pourtant rester des traces. En dépit des accusations de « spontanéisme » facilement échangées à l’époque, la grande majorité de la production de cette période militante est marquée par une volonté d’intervention consciente pour tenter de déchiffrer une réalité déchirée par des contradictions qui n’apparaissent pas d’elles-mêmes devant l’objectif d’une caméra. C’est là un acquis important à défendre contre le mythe de l’objectivité qui consiste à donner l’illusion que la réalité s’offrirait toute prête à qui veut bien l’enregistrer, conception aujourd’hui omniprésente dans les médias et derrière laquelle se retranche l’idéologie dominante en rendant naturel l’ordre existant. C’est une tradition qu’un certain nombre d’anciens cinéastes militants ont maintenue jusqu’à aujourd’hui, en troquant toutefois la mise en avant du « point de vue de la classe » ou de son « avant-garde » par le point de vue engagé d’un auteur. C’est pourquoi il y a dans le cinéma de mai 68 et ses vies ultérieures un héritage à défendre et à perpétuer pour apprendre à réinventer. Il pourrait bien s’avérer utile aujourd’hui, au moment où, justement, il est nécessaire de rappeler que ce n’est toujours qu’un début...
Une autre expérience d’élaboration d’un cinéma « de classe » fut celle, très spécifique, des groupes Medvedkine. A l’origine, Chris Marker, répondant aux critiques sévères d’ouvriers ne se reconnaissant pas dans A bientôt j’espère, lança l’idée : « de même que pour sa libération, la représentation et l’expression du cinéma de la classe ouvrière sera son œuvre elle-même ». De 1968 à 74-75, une poignée de cinéastes et techniciens professionnels et des ouvriers d’usines de Besançon, puis de jeunes travailleurs de Peugeot-Sochaux, allaient alors collaborer dans des films faits « par la classe » et « pour la classe ».
Le nom du groupe est d’ailleurs lié à la volonté exprimée à cette époque de revendiquer une filiation avec un cinéma soviétique pas encore marqué par le stalinisme. Alors que Godard choisira Vertov et son esthétique tournée vers le « déchiffrement communiste du monde », Marker proposera Alexandre Medvedkine et l’expérience de son ciné-train parcourant la Russie au début des années trente à la rencontre des travailleurs.
Nés de la disponibilité de ces ouvriers et cinéastes créée par la combativité des années 68, cette expérience ne pu toutefois survivre au découragement et au poids d’un quotidien que les espoirs ne parvinrent pas à changer.
À voir : Les groupes Medvedkine, double DVD, ISKRA, Éditions Montparnasse, 2006.
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À lire (sources) :
Christian Biet, Olivier Neveux (sous la direction de), Une histoire du spectacle militant (1966-1981), coll. « Théâtre et Cinéma », L’Entretemps éditions, 2007.
Le cinéma militant reprend le travail, CinémAction n°110, éd. Corlet-Télérama, 1er trimestre 2004 [20].
Tangui Perron, Le dos au mur, un film de Jean-Pierre Thorn, coll. « Histoire d’un film, mémoire d’une lutte », Scope éditions, 2007.
Sebastien Layerle, Caméras en lutte en Mai 68, Nouveau Monde Éditions, 2008.
[1] Sur cette période, lire notamment Tangui Perron, « Travelings sur les rails d’une histoire », in Cinéma et mouvement social, VO éditions, 2000.
[2] Outre Chris Marker, on retrouve notamment Alain Resnais, Joris Ivens, Jean-Luc Godard, William Klein, Agnès Varda, Claude Lelouch…
[3] SLON : Service de Lancement des Œuvres Nouvelles, mais aussi « éléphant » en russe. En 1974, la coopérative deviendra ISKRA : Image Son Kinéscope, Réalisations Audiovisuelles, mais aussi « étincelle » en russe, nom du journal du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, dont faisait partie Lénine, à l’aube du vingtième siècle.
[4] Sur cette grève qui, comme beaucoup d’autres, fut annonciatrice de mai 68, voir notamment Georges Ubbiali, « La grève de 1967 à la Rhodiaceta de Besançon », Rouge n°2194, février 2007.
[5] Après avoir fréquenté les cercles de l’UJC-(ml), son engagement maoïste se manifesta clairement dans son œuvre dès La Chinoise, sorti justement en 1967, assez mal accueilli à l’époque dans les milieux maoïstes officiels.
[6] Titre d’un film de l’ARC en 68, lui-même inspiré du titre d’un film de Chris Marker, Le joli mai (1962), emblématique des origines du cinéma direct.
[7] Lieu où se situait l’École Nationale de Photographie et de Cinéma (l’actuelle ENS-Louis Lumière), alors en grève et occupée par un comité d’action, tout comme l’IDHEC (l’actuelle Fémis).
[8] Elle est notamment animée par Truffaut, Godard, Berri, Malle, Lelouch, Polanski et bien d’autres.
[9] Tract cité dans Cinéma militant. Histoire, structures, méthodes, idéologie et esthétique, dossier établi sous la direction de Guy Hennebelle, Cinéma d’aujourd’hui n°5-6 (nouvelle série), mars-avril 1976, FilmEditions, p. 29.
[10] C’était souvent d’ailleurs des films à caractère politique, comme à Renault-Flins où furent diffusés Rome ville ouverte (Rosselini), La sixième face du Pentagone (Marker) ou À bientôt j’espère (Marker, Marret).
[11] De nombreux ciné-tracts et films-tracts furent réalisés, notamment par Marker, Resnais ou Godard. Ils se composaient d’images fixes et de cartons, montés au tournage, et étaient destinés à être projetés rapidement par le biais d’opération commandos dans les salles de cinéma. Seuls quelques uns furent diffusés fin mai.
[12] « Le cinéma au service de la révolution », Bulletin des États généraux du cinéma n°3, éd. du Terrain vague, décembre 1968, p. 5.
[13] Texte-programme reproduit dans les Cahiers du Cinéma n°245-246, décembre 1972.
[14] Lire à ce sujet l’étude de Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses Universitaires de Rennes, 2007.
[15] Certaines organisations maoïstes ont pu se doter d’éphémères sections cinéma, conçues comme un prolongement de leur propagande politique, à l’image des « Cinéastes révolutionnaires prolétariens » de la Gauche Prolétarienne (dont faisait aussi partie Marin Karmitz) ou du minuscule groupe Ligne Rouge (dont Jean-Pierre Thorn, qui ira s’établir en usine, et d’autres qui fonderont par la suite le collectif Cinélutte). Il pouvait aussi seulement s’agir d’affinités ou de solidarité politiques entre des organisations et des collectifs de cinéastes qui en étaient membres ou sympathisants, comme la Ligue Communiste et Cinéma Rouge (animé par Gilles Nadeau) ou le Parti Communiste Révolutionnaire (marxiste-léniniste) et Cinéthique.
[16] Parmi les nombreux groupes, on peut citer : AGAVE, Apic, Cinéma Libre, Cinélutte, Cinéma Politique, Cinéma Rouge, Cinéthique, groupe Dziga Vertov (dont Godard), Front Paysan, Grain de sable, ISKRA, Kinopravda, Les groupes Medvedkine, UPCB (dont René Vautier), Unicité, etc. A tous ces collectifs, il faut également ajouter un grand nombre de groupes travaillant exclusivement avec du matériel vidéo, beaucoup plus économique, dont l’usage se répand des le début des années soixante-dix.
[17] Par exemple, Yann Le Masson reproche à ceux qui pensent que « tout ce qui bouge est rouge » de ne pas chercher à affirmer un point de vue de classe cohérent dans leurs films – une accusation dont, en bon groupe marxiste-léniniste situé « un pas en avant » de la classe, se défend Cinélutte pour la rejeter sur les anticapitalistes radicaux de Cinéma Libre ou d’ISKRA, lequel est d’ailleurs « comblé » de se voir qualifié de simple « haut-parleur des masses ». Cinélutte estime en revanche « trop intellectuelles » les démarches de groupes tels que Cinéthique ou le groupe Dziga Vertov dont les « films de formation des futurs cadres révolutionnaires » offrent une « caricature » du cinéma militant. Ces derniers, ne se cachant pas de faire des films à destination des seuls « éléments avancés » qui se déplaceront pour les voir, raillent plutôt « l’incapacité » de leurs détracteurs « à élaborer des reflets actifs de la lutte de classe » et « l’hégémonie du spontané dans [leur] rapport à la réalité et dans l’organisation des films ». Si Cinélutte ne l’assume pas, René Vautier, lui, endosse tout à fait le rôle de « haut-parleur des masses organisées » et préfère se contenter de « dire la réaction des travailleurs contre l’exploitation » plutôt que de faire « quelque chose qui puisse servir à la division de la classe ouvrière », critique qui vise aussi bien les pourfendeurs de bureaucratie que ses camarades communistes, porte-voix pour leur part de « l’anti-gauchisme » du « Parti » ou du « Syndicat ». Sur ces polémiques, voir notamment Cinéma miltant, op. cit.
[18] Titre d’un film de propagande que Marceau Pivert réalisa pour la SFIO en 1936, la précédente période d’essor du cinéma militant. Si ce cinéma est intimement lié à la montée des luttes, gageons que la prochaine vague est proche. Elle a d’ailleurs déjà commencé.
[19] Les Cahiers du Cinéma, n°241, septembre-octobre 1972.
[20] Ce numéro contient notamment une importante filmographie de plus de 700 films. Une poignée de ces films est disponible en DVD. Certains sont accessibles en téléchargement (illégal) sur internet. D’autres enfin sont projetés dans le cadre des commémorations pour le 40e anniversaire de mai 68.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.