Lénine

Guide à l’usage des nouveaux rebelles

par Ian Birchall

28 avril 2010

La plupart des historiens vous disent que Lénine et le léninisme sont de très mauvaises choses. On raconte que Lénine s’est comporté en dictateur en dirigeant son propre parti, et plus tard en dirigeant l’État créé par la révolution russe. Il fut responsable de la mort de milliers de personnes et de la création d’une société totalitaire, nous dit-on. Staline suivi simplement ses traces. Il fait partie avec Hitler et Saddam Hussein des grands méchants de l’histoire moderne.

1. Pourquoi s’intéresser à Lénine aujourd’hui ?

La plupart des historiens vous disent que Lénine et le léninisme sont de très mauvaises choses. On raconte que Lénine s’est comporté en dictateur en dirigeant son propre parti, et plus tard en dirigeant l’État créé par la révolution russe. Il fut responsable de la mort de milliers de personnes et de la création d’une société totalitaire, nous dit-on. Staline suivi simplement ses traces. Il fait partie avec Hitler et Saddam Hussein des grands méchants de l’histoire moderne. Dans un récent ouvrage encensé par la critique, Martin Amis a abandonné pour un temps l’écriture de pseudo-nouvelles pleines de sexe et de violence pour déployer ses vastes connaissances de l’histoire russe, en concluant que Lénine et Trotsky « n’ont pas juste précédé Staline. Ils ont créé une police d’État pleinement fonctionnelle à son usage ultérieur » [1].

A gauche, on critique Lénine également, pour avoir écrasé la révolte des travailleurs à Cronstadt, s’être opposé au mouvement anarchiste indépendant en Ukraine et avoir détruit les comités d’usines qui ont surgi après la révolution.
Le véritable Lénine est un petit peu plus complexe que cela. Certainement il commit des erreurs. Il pouvait être sans pitié – dans l’intérêt de la cause, pas pour son propre compte – et il se battit inlassablement pour ce qu’il croyait être juste. Par-dessus tout il joua un rôle clé dans le fait de rendre possible la Révolution russe d’octobre 1917. La Révolution russe ouvrit, de manière trop brève avant d’être étranglée par Staline, la possibilité d’un autre monde – un monde où la production serait faite pour le besoin humain et non pour le profit, un monde où ceux qui travaillent, et non ceux qui possèdent, prendraient les décisions, un monde dans lequel les êtres humains de toutes couleurs et nations coopéreraient plutôt que de se battre, un monde où les enfants apprendraient ce qu’est la guerre et la pauvreté dans des cours d’histoire, étonnés que de telles atrocités aient jamais pu avoir lieu.

Le monde d’aujourd’hui est très différent de celui que connaissait Lénine. Les premiers tracts de Lénine étaient écrits à la main – aujourd’hui il suffit de cliquer sur un bouton pour envoyer les idées voler à travers le globe. Pourtant s’il revenait à la vie, Lénine reconnaitrait certaines choses bien trop rapidement : guerres sans fin, l’écart grandissant entre riches et pauvres, la répression étatique de plus en plus forte, le pillage des pays pauvres par les riches compagnies, la corruption et l’impuissance des politiciens. Un autre monde n’est pas seulement possible mais nécessaire si l’humanité veut survivre. Pour accomplir cela, nous avons besoin de nous organiser. Nos ennemis sont puissamment organisés et nous devons l’être aussi.

Le thème central de la vie de Lénine était le besoin d’organisation. À quoi cette organisation devait ressembler varia grandement d’une période à une autre, le mythique « parti léniniste » n’existe pas. L’œuvre de Lénine n’est pas un ensemble de livres de recettes, le meilleur des léninistes n’est pas celui qui cite continuellement Lénine. Une analyse de l’expérience de Lénine et de ce qu’il a accompli peut nous aider à comprendre ses méthodes, et ainsi rendre plus facile pour nous le développement de formes d’organisations dont nous avons besoin pour nos propres luttes.

2. Comment Lénine devint un révolutionnaire

Vladimir Oulianov, plus tard connu sous le nom de Lénine, est né en 1870 de parents inspecteurs des écoles. La Russie était alors un empire où la majorité des gens vivaient et mourraient en paysans illettrés, condamnés à des travaux pénibles et à de périodiques famines, qui ne connaissaient rien au-delà des limites de leur village natal à moins d’être envoyés se faire massacrer en tant que soldat. Le servage, qui en pratique faisait des paysans la propriété des seigneurs locaux, fut seulement aboli en 1861. L’empereur, le tsar, dirigeait comme il lui plaisait sans aucune institution parlementaire.

À cette époque la principale force de gauche était l’organisation des narodniks (les « populistes »). Aujourd’hui on les appellerait des « terroristes ». C’était principalement des étudiants et des intellectuels qui croyaient qu’ils avaient pour mission de libérer les paysans opprimés. Leurs méthodes impliquaient souvent des attentats à la bombe et des assassinats. Ils faisaient preuve d’un énorme courage mais avaient peu d’impact. Le propre frère de Lénine était impliqué dans ce genre d’activités et fut pendu en 1887.

C’est ce qui fit de Lénine un révolutionnaire. Pendant un moment il fut à la recherche d’une stratégie pour changer le monde. Il se tourna finalement vers les écrits de Karl Marx. Marx expliquait que le capitalisme exploitait les travailleurs qui recevaient bien moins que la valeur des biens qu’ils produisaient. Mais ces travailleurs exploités seraient les fossoyeurs du système en faisant une révolution pour établir une société basée sur la propriété collective. Les travailleurs, argumentait-il, et non pas les paysans, étaient la clé du changement social. Des paysans qui se débarrassaient du seigneur propriétaire pouvaient diviser la terre entre eux. Les travailleurs ne pouvaient pas diviser l’usine, pour eux seule une solution collective était possible. Marx insistait sur le fait que les travailleurs ne seraient pas libérés par un petit groupe d’héroïques révolutionnaires : «  l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Pour Lénine les révolutionnaires se devaient d’être là où étaient les travailleurs. Au début des années 1890 il y avait de petits cercles d’étude de travailleurs intellectuels, des individus déterminés à la poursuite du savoir, mais éloignés de leurs collègues travailleurs. Lénine argumenta en disant que les socialistes [2] devaient s’engager dans des luttes réelles à propos des salaires et des conditions de travail par exemple, aussi limité que cela pouvait paraître. Au cours de ses toutes premières activités à St Pétersbourg dans les années 1890 Lénine défendit l’idée que le travail important c’était d’entraîner les militants à être des agitateurs. Sa propre activité consistait en l’étude des conditions de travail dans les usines et la production de tracts destinés à y circuler.

En 1899 il publia Le développement du capitalisme en Russie. L’ouvrage était basé sur trois années de recherches effectuées en prison et en exil. Il était plein de détails et de tables statistiques, mais l’argument de base était simple. La Russie était encore un pays majoritairement paysan, mais l’industrie moderne se développait, et avec elle la classe ouvrière. Les narodniks avaient tort : le futur de la Russie résidait dans la classe ouvrière. Ce développement était à double tranchant. Des hommes et des femmes se faisaient brutalement exploiter. Mais l’industrie les arrachait à l’ignorance et l’isolation du foyer rural, et les rassemblait au sein d’usines où la révolte était possible. Il ne pouvait y avoir de retour à l’âge d’or de l’existence paysanne préindustrielle : « Il suffit de se représenter l’incroyable fragmentation des petits producteurs… pour se convaincre du caractère progressif du capitalisme, qui détruit jusqu’aux fondations les anciens modes d’économie et de vie ». Dans les usines, argumentait Lénine, les travailleurs commencent à développer une conscience socialiste : « Chaque grève fait rentrer de force des idées de socialisme dans l’esprit du travailleur ».

3. Le bolchévisme : que faire ?

En 1898 un congrès à Minsk avec seulement neuf délégués fonda le parti ouvrier social démocrate russe (POSDR). Lénine n’y était pas, ayant été envoyé en Sibérie à cause de ses activités révolutionnaires. Sous le régime tsariste, les activités révolutionnaires étaient illégales ou semi-légales. Peu de révolutionnaires profitaient de plus d’un an de liberté avant d’être arrêté et emprisonné en Sibérie. Entre 1900 et 1905 Lénine fut en exil à Londres, Munich et Genève.

En 1902 Lénine publia Que faire ? dans lequel il développa ses idées sur les questions d’organisation. Beaucoup de critiques de Lénine, et certains de ses partisans, utilisent ce livre comme une déclaration solennelle de ses vues sur ce que doit être une organisation révolutionnaire en tous temps et en tous lieu. C’est une absurdité. Lénine écrivait à propos d’un ensemble particulier de circonstances. Que faire ? est un document historique plutôt qu’une recette universelle. Pour autant il contient certains arguments importants qui sont toujours pertinents aujourd’hui.

Quelques années auparavant Lénine insistait sur le fait que l’activité syndicale tournait les travailleurs vers le socialisme. Désormais il disait le contraire : « Le syndicalisme est l’asservissement idéologique des travailleurs par la bourgeoisie ». C’était une énorme exagération, mais là où Lénine voulait en venir c’était au fait que le syndicalisme existe pour améliorer les conditions des travailleurs sous le capitalisme, pas pour se débarrasser de l’ensemble du système.

Le rôle du parti était de se battre pour le socialisme, et la lutte syndicale était un moyen à cette fin mais pas une fin en soi. Les idées révolutionnaires ne se développent pas automatiquement. Les principaux penseurs marxistes, de Marx et Engels à Lénine lui-même, n’étaient pas des travailleurs. Les travailleurs industriels, peinant au travail parfois jusqu’à 11 heures par jour, avaient rarement le loisir de lire, sans parler d’écrire. Dans ce contexte Lénine défendit l’idée, souvent citée hors contexte, que «  la conscience politique de classe ne peut être apportée aux travailleurs que de l’extérieur, c’est-à-dire, seulement en dehors de la lutte économique, en dehors de la sphère des relations entre travailleurs et employeurs ».

Lénine poursuivit en posant la question de savoir pourquoi les idées bourgeoises dominaient dans la société. Il y répondit en expliquant que c’est « pour la simple raison que l’idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l’idéologie socialiste, qu’elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède infiniment plus de moyens de diffusion ». Qu’est ce qu’il dirait s’il pouvait voir les mass media modernes ?!

Les travailleurs ne développeraient pas ‘spontanément’ les idées révolutionnaires. L’ordre existant avait de puissants moyens pour se défendre. Les révolutionnaires avaient besoin également de puissants moyens pour se battre pour leur alternative.

Un des aspects vitaux de cela était la mise en place d’un journal socialiste. La section finale de Que faire ? appelait à la création d’un journal qui couvrirait toute la Russie. Pour Lénine un journal serait également un organisateur collectif. Un tel outil nécessiterait un « réseau d’agents », une équipe de gens disciplinés et organisés. Ce genre d’activité « renforcerait nos contacts avec la plus large strate des masses travailleuses  ».

Des journaux tels que l’Iskra Étincelle »), à l’équipe éditoriale duquel Lénine participait, étaient imprimés à l’étranger et introduits en contrebande en Russie, ou produit clandestinement dans des caves transformées en imprimeries illégales.

Lénine argumentait en disant que le parti ne devrait pas être ouvert à n’importe qui qui serait sympathisant de manière générale avec ses idées, mais devait être une organisation de révolutionnaires professionnels, prêts à déployer toute leur énergie dans la lutte et à agir de manière disciplinée. Comme il le faisait remarquer, sous les conditions répressives existant en Russie, une « organisation de travailleurs large… supposée plus ‘accessible’ aux masses » rendait en fait « les révolutionnaires plus accessibles à la police ».

Dans Que faire ? Lénine insista sur le besoin d’une organisation centralisée, « une organisation de révolutionnaires stable, centralisée et militante ».
Seule une organisation centralisée pouvait faire face à la menace de la police politique et travailler autour d’un journal national qui soulevait les mêmes questions dans tous les endroits. Le socialisme russe fut marqué par de vigoureux débats tout au long de son histoire, mais une fois que les décisions étaient prises tout le monde devait les mettre en pratique. Les choix politiques pouvaient ainsi être testés en pratique, et, si nécessaire, corrigés.

C’était le principe de ce qui devint connu sous le nom de ‘centralisme démocratique’. Il n’y a pas de grand mystère à propos de cette idée. Elle existe dans n’importe quelle forme d’organisation où les gens se rassemblent pour accomplir quelque chose plutôt que de simplement discuter.

L’année suivante le POSDR se divisa. Le mouvement socialiste a connu beaucoup trop de scissions, et certaines personnes pensent prouver leur léninisme en scissionnant sans arrêt. Mais là il y avait une importante question de principe. Lénine voulait un parti de gens qui travailleraient sous la discipline du parti et pas simplement exprimaient un accord avec lui. La rupture finale vint à propos d’une question organisationnelle mineure, mais qui reflétait d’importantes différences. Les partisans de Lénine gagnèrent la majorité et prirent le nom de bolcheviks majorité »). Les perdants furent appelés menchéviks minorité »). Ce ne fut que le début de la rupture : beaucoup de groupes locaux restèrent unis durant les événements de 1905. Il y eu divers tentatives de réunification, et la rupture finale n’intervint qu’en 1912.

Les principes organisationnels de Lénine permirent aux bolcheviks de se maintenir ensemble pendant une période difficile. Mais bientôt le cours de la lutte devait rendre un type d’organisation complètement différente nécessaire.

4. Le gouvernement provisoire de 1905

En janvier 1905 une énorme manifestation à St Petersbourg dirigée par un prêtre, le père Gapone, fut attaquée à coups de fusils par les troupes. Plusieurs centaines de personnes furent tuées. Une nouvelle période s’ouvrit. Les idées de Que faire ? étaient oubliées. Le travail du parti était désormais de pousser plus avant le mouvement contre le régime tsariste. Il fallait pour cela pas seulement un petit groupe de révolutionnaires mais tous les plus militants activistes de la classe ouvrière.

Dans une lettre le mois suivant Lénine pressa les bolcheviks à « recruter des jeunes gens plus largement et plus audacieusement… C’est une époque de guerre. La jeunesse – les étudiants et encore plus les jeunes travailleurs – décidera de l’issue de la lutte toute entière. ». Il insista sur le fait que si de nouvelles personnes devenaient actives, «  il n’y a pas grand mal si elles font des erreurs  ».

En septembre 1905 les imprimeurs de St Petersbourg se mirent en grève à propos des taux du salaire à la pièce et exigèrent un paiement pour les points de ponctuation. Leur action en se propageant se transforma bientôt en grève générale. Les lieux de travail en grève envoyèrent des délégués à un comité de grève central connu sous le nom de soviet (« conseil »), toute nouvelle forme d’organisation. En quelques semaines le soviet comprenait 562 délégués représentant 200 000 travailleurs. Il devint un organe politique défendant les intérêts de la classe ouvrière. Les anciens préjugés disparaissaient : bien que l’antisémitisme soit répandu les travailleurs élurent un jeune Juif comme leur principal dirigeant. Son nom était Léon Trotsky.

Les précédentes années d’activité clandestine avaient nourri des habitudes conservatrices et sectaires au sein des militants bolcheviks. Il n’était pas facile de s’adapter à une toute nouvelle situation. Au départ de nombreux bolcheviks à St Petersbourg n’avaient pas confiance dans les soviets. Mais à Moscou et ailleurs les bolcheviks y jouèrent un rôle central. Lénine reconnut que le parti se trouvait dans une situation totalement nouvelle. Il se rendit immédiatement à St Pétersbourg avec un faux passeport.

Il argumenta pour que le parti s’enracine parmi les travailleurs révolutionnaires, tous ceux qui voulaient se battre. Par exemple les travailleurs chrétiens devaient être autorisés à rejoindre le parti. Pour Lénine s’ils voulaient se battre mais avaient des croyances religieuses ils étaient « inconsistants ». Il pensait que « la lutte actuelle, et le travail au sein des rangs, convaincra tous les éléments pleins de vitalité que le marxisme est la vérité, et mettra de côté ceux manquant de vitalité ».

Une des choses séparant les bolcheviks des autres courants politiques était l’insistance sur le fait que les travailleurs devaient être armés. Lénine racontait comment il avait eu un débat avec des libéraux [au sens de libéralisme politique] dont l’un disait : « Imaginez que vous ayez une bête sauvage devant vous, un lion, et que nous deux soyons des esclaves qui auraient été jetés devant ce lion. Serait-il approprié de commencer à avoir un débat ? N’est-il pas de notre devoir de nous unir pour combattre cet ennemi commun ? ». Lénine répondit : «  Mais si un des esclaves propose de se procurer des armes et d’attaquer le lion, tandis que l’autre, en plein milieu de la lutte, remarque une note accrochée au cou du lion où il y a écrit ‘Constitution’, et commence à crier ‘je suis opposé à la violence, de droite comme de gauche’ ? ».

Toutes les révolutions arrivent par surprise. L’enjeu pour les révolutionnaires n’est pas de prédire les explosions sociales mais de trouver des moyens de répondre aux nouvelles situations. Pour pouvoir survivre dans les longues périodes où pas grand-chose ne se passe, les partis révolutionnaires ont besoin d’organisation, de discipline, de routine. Mais ces qualités peuvent devenir des obstacles dans des périodes de rapide changement. Avant 1905 les bolcheviks étaient une petite minorité essayant d’apporter les idées révolutionnaires aux travailleurs. En 1905 leur rôle changea radicalement : désormais leur tache cruciale était d’être à l’écoute des travailleurs et d’apprendre d’eux en poussant le mouvement en avant. Malgré quelques erreurs l’action des bolcheviks en 1905 éleva le profil du parti et le nombre de militants augmenta rapidement au cours des deux années suivantes atteignant 40 000 membres. Une nouvelle génération de militants qui devaient jouer un rôle crucial dans les batailles à venir.

5. Maintenir la cohésion du parti

Le tsar regagna le contrôle de la situation. Lénine fut forcé de se retirer en Finlande, puis à la fin de 1907 partit en Suisse. Il y eut une énorme perte de confiance parmi les travailleurs. Au lieu de grosses manifestations de rue il n’y avait plus que de minuscules groupes discutant des leçons à tirer de l’expérience. Parce qu’il avait une réelle implantation dans la classe ouvrière le parti bolchevik n’était pas immunisé contre la démoralisation. En 1907 les bolcheviks avaient 40 000 membres. En 1910 ils étaient retombés à quelques centaines.

Lénine savait que la mauvaise passe ne durerait pas, tôt ou tard le capitalisme amène toujours les travailleurs à la lutte. Le travail du parti était de se maintenir ensemble et de se préparer à la prochaine vague. Comme tout un chacun qui suit le Tour de France le sait, il ne sert à rien d’arriver au sommet de la montagne si on ne sait pas comment descendre de l’autre côté. La survivance des groupes locaux, même petits, signifiait que le parti serait capable de répondre au retournement de la situation quand il se produirait.

Lénine était quelqu’un de particulièrement obstiné. Par rapport à Marx et Engels ou même Trotsky, il semblait très borné. Ses écrits montrent peu des larges champs d’intérêts dans la littérature, la culture et la science que ces derniers avaient. Lénine se coupa délibérément de toute vie culturelle. Le grand auteur russe Maxime Gorki rappelait ainsi que quand Lénine entendit du Beethoven il dit que la musique était tellement belle qu’elle vous donnait envie de donner aux gens des petites tapes de félicitation dans le dos « quand ils auraient dû recevoir un bon coup sur la tête » [3].

Il restait quasi obsessionnellement concentré sur la construction du parti. D’autres révolutionnaires recherchaient des raccourcis. Gorki était un ami de Lénine, il avait rejoint les bolcheviks en 1905 et avait écrit un magnifique compte rendu du mouvement révolutionnaire dans son roman La mère (1906). En 1909 Gorki organisa un séminaire éducatif auquel assistèrent seulement 13 militants russes. Lénine refusa d’y participer à cause de différences philosophiques avec Gorki. Quand cinq des étudiants et un des organisateurs se querellèrent avec Gorki et quittèrent le programme, Lénine les invita aussitôt à le rejoindre à Paris. Chaque individu était précieux.

Certains révolutionnaires abandonnèrent le gros effort de la construction du parti et préférèrent cultiver des idées mystiques. Ils parlaient de « construction de Dieu ». Lénine attaqua ces idées. Quand il y avait peu de membres il était important d’être clair sur les bases philosophiques du marxisme.

Il y avait également des arguments tactiques. Le tsar avait mis en place un semblant de parlement appelé la Douma. Elle n’avait pas de réel pouvoir, et le système de vote était truqué de telle sorte que le vote d’un propriétaire équivalait à celui de 45 travailleurs. Mais il y avait possibilité pour des candidats de travailleurs d’être élus. Certains bolcheviks, dont Bogdanov, auteur d’un splendide roman de science fiction intitulé L’Étoile Rouge, défendaient que le parti ne devait rien avoir à faire avec la Douma. Lénine argumenta férocement contre cela.

Les bolcheviks utilisèrent la Douma pour faire de la propagande et de l’agitation. Un de leur député, Badeyev, écrivit : «  Nous utilisâmes la tribune de la Douma pour parler aux masses par-dessus la tête des parlementaires de différentes tendances » [4]. Plus tard les députés bolcheviks devaient quitter le pseudo parlement pour soutenir les grèves et prendre part aux manifestations de rue.

6. 1912 : un journal de travailleurs

À la suite de grosses manifestations d’étudiants en 1910 le nombre de grèves augmenta rapidement en 1911. Le mouvement ouvrier, endormi depuis plusieurs années, commençait à se réveiller.

Les bolcheviks décidèrent de lancer un nouveau journal. Au lieu des petits journaux souvent consacrés à d’obscures polémiques entre révolutionnaires qui circulaient précédemment, le nouveau journal devait s’adresser aux travailleurs et parler des problèmes réels de leur vie. Le quotidien La Pravda Vérité ») fit son apparition en 1912 afin de contrer les mensonges du gouvernement.

Il arriva juste au bon moment. Un peu plus tôt ce mois là des grévistes des mines d’or de Lena avaient été attaqués par la police et des centaines d’entre eux avaient été tués ou blessés. Une vague de grève déferla sur la Russie. Pendant des années les bolcheviks s’étaient organisés secrètement. Ces habitudes, absolument nécessaires pour se protéger de la police, devaient être abandonnées rapidement. Les révolutionnaires qui avaient été habitués à nager contre le courant devaient maintenant apprendre à nager avec.

Le quotidien était imprimé en Russie et vendu ouvertement dans les usines et dans les rues. Le régime tsariste ne pouvait pas complètement sévir mais il harcela continuellement le nouveau journal. Les militants inventaient toute sorte de trucs pour tromper les autorités. Parfois le journal était interdit et réapparaissait immédiatement sous un nom différent, par exemple L’Étoile du Nord.

Pour Lénine il était vital que le journal soit un organisateur. La Pravda se construisit une série de correspondants parmi les travailleurs, qui rendaient compte dans leurs contributions des problèmes et des luttes dans leurs lieux de travail. Le journal permettait à des lecteurs isolés d’apprendre des expériences de l’ensemble de la classe.

L’argent était une question politique. Le journal était financé par ses lecteurs. La plupart des travailleurs étaient pauvres, mais Lénine argumenta en disant qu’ils devaient être encouragés à contribuer d’au moins 1 kopeck (une petite somme d’argent) de leur paie journalière. Il n’aurait pas dédaigné les riches sympathisants, mais les contributions régulières des travailleurs étaient plus importantes. Elles assuraient que les travailleurs voient La Pravda comme leur journal, qui mourrait sans leur soutien.

7. La guerre et Zimmerwald

En 1914 la guerre éclata entre les principales puissances européennes : Grande-Bretagne, France et Russie contre Allemagne et Autriche. Cette éventualité avait été largement discutée au sein du mouvement ouvrier. En 1910 et 1912 des résolutions avaient été passées aux conférences de la deuxième Internationale (à laquelle appartenaient tous les partis révolutionnaires d’Europe) engageant les révolutionnaires à agir de manière décisive pour empêcher la guerre.

Mais en août 1914 ce n’est qu’en Russie et dans les Balkans que les partis révolutionnaires s’opposèrent à la guerre. Ailleurs les partis et les syndicats qui avaient eu auparavant une position anti-guerre soutenaient désormais l’effort de guerre. En France et en Angleterre des dirigeants socialistes rejoignirent le gouvernement pour encourager leurs camarades travailleurs à aller se faire tuer dans les tranchées. De minuscules groupes de militants s’opposèrent à la guerre en risquant la répression de l’État et la colère des foules pro-guerre. Pour ceux qui s’opposaient à la guerre c’était un choc terrible de se retrouver soudainement totalement isolés.

Au départ Lénine ne crut pas les nouvelles de la trahison des organisations révolutionnaires. Mais il fut bientôt occupé à essayer de rassembler les faibles forces de ceux qui étaient opposés à la guerre.

Dans le même temps il s’immergea dans des travaux de philosophie, en particulier du philosophe allemand Hegel qui avait inspiré le jeune Marx. Lénine apprit de Hegel que chaque situation devait être vue comme un tout interconnecté, mais que dans ce tout il y avait des contradictions qui rendaient un changement rapide possible. Il décrivit la principale caractéristique de la méthode hégélienne comme « le saut. La contradiction. L’interruption du gradualisme. ». Avec Lénine la philosophie ramenait toujours à l’action.
En septembre 1915 une petite conférence anti-guerre se tint à Zimmerwald en Suisse. Tous les délégués tenaient dans quatre voitures. C’était tout ce qu’il restait la deuxième Internationale qui avait représenté des millions de travailleurs.

Lénine leur reconnut deux tâches. Le mouvement avait besoin d’unité mais aussi de clarté. Certains à Zimmerwald pensaient que la guerre pouvait se terminer sans qu’une tentative révolutionnaire ne remette en cause le capitalisme, et que la traitresse deuxième Internationale pouvait renaitre. Pour Lénine la seule voie possible était de rompre totalement avec la deuxième Internationale et détruire l’ancien ordre qui avait produit la guerre.

Soucieux de ne pas diviser l’unité du tout nouveau mouvement anti-guerre Lénine vota pour la résolution principale qu’il décrivit comme « un pas avant vers une vraie bataille contre l’opportunisme ». En compagnie de cinq autres personnes il produisit une déclaration indiquant clairement leurs réserves concernant la position majoritaire.

Lénine argumenta qu’en Russie les travailleurs devaient voir que « la défaite du tsarisme … serait le moindre mal ». Pour les révolutionnaires la classe était plus importante que la nation, leur but principal devait être d’attaquer leur propre classe dirigeante. Selon les termes d’un contemporain de Lénine, le révolutionnaire allemand anti-guerre Karl Liebknecht « l’ennemi principal est dans notre pays ». Mais Lénine fut incapable de convaincre même les membres de son propre parti de cette position radicale.

8. L’impérialisme

Tout au long de la guerre Lénine continua d’argumenter pour clarifier l’analyse. En 1916 il écrivit un court livre intitulé L’impérialisme, qui analysait les causes de la guerre afin de pouvoir s’y opposer de manière plus efficace. Marx avait déjà montré que le capitalisme est basé sur la compétition. Chaque entreprise capitaliste doit lutter pour surpasser ses rivales, pour produire de moins en moins cher et vendre à un plus gros marché. Mais loin d’être un principe éternel, comme les défenseurs du capitalisme le proclament, la compétition produit son opposé, le monopole. Les firmes les plus prospères mènent leurs rivales à la faillite et saisissent leurs biens, ou fusionnent avec elles pour former des entreprises plus rentables. Le monde est de plus en plus dominé par de grosses compagnies.

Lénine étudia en particulier le fait qu’en devenant de plus en plus grosses, les compagnies capitalistes ont besoin de plus de matières premières et de marchés plus gros auxquels pouvoir vendre. Elles ne peuvent se cantonner derrières des frontières nationales et tendent à s’en extraire pour partir à l’assaut du reste du monde. Dans le dernier quart du 19e siècle les puissances impériales d’Europe colonisèrent la plupart du continent africain et imposèrent leur domination aux civilisations autochtones. C’était dans la logique du système. Il n’était pas possible d’avoir un capitalisme plus humain. Lénine écrivait ainsi que « si les capitalistes se partagent le monde, ce n’est pas en raison de leur scélératesse particulière, mais parce que le degré de concentration déjà atteint les oblige à s’engager dans cette voie afin de réaliser des bénéfices ».

Certains penseurs de la deuxième Internationale comme Karl Kautsky avaient affirmé que le développement du capitalisme amènerait à une réduction des guerres. Ce mythe est toujours présent aujourd’hui. Il y a des gens qui prétendent que la mondialisation peut mettre un terme à la guerre. Lénine défendait l’idée que la tendance à la guerre existerait tant que le capitalisme survivrait. Aujourd’hui le capitalisme est plus multinational qu’il n’a jamais été. Mais cela ne signifie pas que les relations entre les grandes puissances sont devenues plus harmonieuses. Au contraire, la compétition et les conflits sont plus intenses.

Beaucoup de choses ont changé depuis l’époque de Lénine. Le colonialisme a largement pris fin. L’impérialisme peut généralement exploiter les pays du Tiers monde de manière assez efficace sans domination politique. Mais sur le point essentiel Lénine s’est révélé avoir raison. Les périodes de coopération internationales ne sont que des interludes.

« Les alliances pacifiques préparent les guerres et, à leur tour, naissent de la guerre », écrivait-il. Le capitalisme mène aux guerres, comme on peut le voir tous les jours à la télévision.

9. 1917 : Réviser ses perspectives

En janvier 1917 Lénine s’adressait à une assemblée à Munich en disant : «  nous autres de la vieille génération il se peut que nous ne vivions pas les décisives batailles de la révolution à venir ». Il devait bientôt être surpris.

La Russie, avec son économie sous-développée subissait de plus fortes tensions que les autres nations. En février 1917 des ouvrières des usines textiles de Petrograd se mirent en grève, bien que les bolcheviks aient déconseillé la grève cette fois-ci. Les travailleurs étaient en avance sur le parti.

Les grèves se répandirent. Une semaine après le tsar s’enfuyait. Un gouvernement provisoire fut formé et s’engagea à instaurer le suffrage universel et une constitution. Durant les grèves les travailleurs avaient ressuscité les organisations inventées en 1905, les soviets.

Lénine, encore en Suisse, réalisa qu’une nouvelle phase historique venait de s’ouvrir. Il n’avait pas mis les pieds en Russie depuis presque dix ans, mais désormais il était déterminé à y retourner. Il élabora un plan pour faire croire qu’il était suédois alors qu’il ne parlait pas un seul mot de la langue. Le gouvernement allemand l’autorisa ensuite à traverser l’Allemagne en train. En avril il était de retour à Petrograd (l’ancien nom de St Petersbourg).

Face à une situation inattendue Lénine reconsidéra toutes les idées fondamentales sur lesquelles il avait basé sa stratégie politique. Jusque là il avait toujours défendu que la Russie n’était pas prête pour la révolution socialiste. Puisqu’il n’y avait pas de démocratie parlementaire, il avait cru que la Russie avait besoin d’une révolution démocratique comme la grande Révolution française de 1789 (ce que les marxistes appellent une ‘révolution bourgeoise’).

Cependant Trotsky disait lui que la Russie pouvait passer directement à la révolution socialiste. Il avait développé la théorie de la « révolution permanente » qui suggérait qu’une révolution russe pouvait amener directement au pouvoir des travailleurs, pourvu que la révolution se développe rapidement dans d’autres pays. Les bolcheviks considéraient Trotsky comme un hérétique.

Désormais Lénine réapparaissait avec une position semblable à celle de Trotsky. Il affirmait qu’il était possible de passer directement à la prise du pouvoir par les bolcheviks dans un futur proche. Les membres de son propre parti étaient sous le choc, son premier travail était de les convaincre par des arguments tranchants et décisifs.

Lénine avait également besoin d’une stratégie par rapport à la paysannerie. La classe ouvrière était minuscule comparée à l’énorme paysannerie. Des révoltes paysannes se déclenchèrent un peu partout juste après la Révolution de février. Lénine se rendit compte que ce mouvement devait être relié à la lutte des travailleurs des villes. Cela signifiait soutenir les demandes des paysans pour une division équitable de la terre entre ceux qui la travaillaient. Les bolcheviks adoptèrent ce qui était le programme des socialistes révolutionnaires (les successeurs des narodniks).

L’armée, composée essentiellement de paysans, voulait la paix. Au cours de l’année 1917, 1 million de soldats désertèrent. Les paysans voulaient posséder leur propre terre. Les travailleurs dans les villes voulaient avoir à manger. Le slogan des bolcheviks devint : « la paix, la terre, le pain ».

10. Double pouvoir

La révolution commença de manière spontanée, mais elle ne pouvait se terminer spontanément. Certains travailleurs étaient plus militants que d’autres. L’ordre ancien n’était que trop heureux d’exploiter les divisions. Le parti devait se battre pour les intérêts de la classe dans son ensemble. Comme l’écrivait Victor Serge « le parti est le système nerveux de la classe, son cerveau » [5].

Lénine avait une double tâche pendant cette période. Il devait être en contact avec le parti et l’encourager à développer son influence, mais dans le même temps il devait diriger son attention vers la masse des travailleurs non membres du parti, car sans eux il n’y aurait pas de révolution. Le parti avait été capable de grandir parce que les travailleurs se rappelaient de son rôle dans les luttes précédentes. Mais parce que le parti avait une réelle implantation dans la classe ouvrière, il était agité par différentes tendances au sein de la classe. Lénine devait évaluer lesquelles encourager et lesquelles décourager.

La première tâche de Lénine fut de mettre le parti en ordre de bataille. Comme en 1905 l’objectif était d’y faire entrer tous les meilleurs militants. Au début de l’année, il avait environ 4 000 membres, à la fin quelque chose comme 250 000. Dans une ville, Ivanovo-Voznesensk, le nombre de militant passa de dix à 5 000 en quelques mois.

Les bolcheviks ne formaient pas une organisation bureaucratique où tout le monde obéissait aux ordres. Au printemps 1917 les bureaux du parti comprenaient deux petites pièces et l’ensemble de l’équipe du secrétariat environ une demi-douzaine de personnes. Souvent l’activité était chaotique, les militants devaient prendre des initiatives plutôt que d’attendre des ordres.
En mai Trotsky revient en Russie. Au cours des 15 années précédentes Lénine et Trotsky s’étaient dit des choses cruelles l’un à l’autre. Mais avec la révolution qui était imminente de telles querelles n’étaient plus appropriées. Lénine savait quand rompre, et quand se remettre ensemble. Pendant l’été Trotsky et ses partisans avaient rejoint les bolcheviks. Trotsky avait été presqu’aussitôt élu au comité central.

Même le parti bolchevik en pleine croissance avait besoin d’alliés. Il n’y avait rien à espérer des mencheviks (qui pensaient que le pouvoir devait rester aux mains de la bourgeoisie, et qui vacillaient sans cesse en même temps que leur soutien déclinait). Mais les socialistes révolutionnaires étaient de plus en plus divisés sur leur attitude vis-à-vis du gouvernement provisoire, et la gauche se rapprochait de plus en plus des bolcheviks.

La situation était dans un difficile équilibre. Lénine y fait référence comme une situation de « double pouvoir  ». Pas une seule autorité ne contrôlait la société. Le gouvernement provisoire n’avait aucune intention de remettre en cause le pouvoir économique des capitalistes. En réalité dans les lieux de travail et les localités les soviets faisaient marcher les choses. Dans certaines usines les travailleurs mirent leurs directeurs sur des brouettes et les firent ainsi rouler dehors pour affirmer leur pouvoir.

Le parti devait se battre pour ses idées au sein des organisations de la classe, au sein des soviets il y a avait des adhérents de tous les différents partis. Lénine insistait sur l’importance d’être patient en expliquant la position bolchevik : les bolcheviks devaient utiliser une « persuasion amicale » et rejeter « l’orgie de phraséologies révolutionnaires à tout va ». C’est seulement à la fin du mois d’août que les bolcheviks gagnèrent une majorité au soviet de Petrograd, un des plus forts de la région.

Au cours de l’été Lénine et les bolcheviks firent face à deux tests très durs. En juillet une énorme manifestation des travailleurs de Petrograd exigea que les soviets prennent le pouvoir immédiatement. Les bolcheviks argumentèrent pour que ce mouvement soit freiné. Si les travailleurs les plus militants seulement avaient fait tomber le gouvernement, ils n’auraient pas été assez forts pour rester au pouvoir. Il fallait plus de temps pour que la majorité des travailleurs soient prêts.

Puis un officier réactionnaire de l’armée du nom de Kornilov tenta d’organiser un coup d’état pour faire tomber le gouvernement provisoire et remettre en place un régime autoritaire. Les bolcheviks mobilisèrent des milliers de travailleurs pour défendre Petrograd. Les cheminot sabotèrent et dévièrent les trains, tandis que d’autres travailleurs fraternisaient avec les soldats de Kornilov. Ses troupes refusèrent d’attaquer Petrograd et Kornilov fut arrêté. Lénine fut très clair sur le fait que les bolcheviks agissaient contre Kornilov, mais que ce n’était définitivement pas en soutien du gouvernement provisoire. En fait ces événements affaiblirent le gouvernement provisoire et renforcèrent la crédibilité des bolcheviks.

11. L’État et la révolution

Pour Lénine théorie et pratique étaient toujours liées. Poursuivre ses idées était inutile à moins qu’elles ne mènent à l’action. Mais l’activité la plus enthousiasmante était futile à moins qu’elle ne soit guidée par une compréhension de comment changer la société.

En juillet Lénine dû passer dans la clandestinité. Il tira avantage de ces quelques semaines de relative tranquillité pour écrire son ouvrage le plus important L’État et la révolution (Si vous devez lire un seul livre de Lénine c’est celui là). Quand il fut publié il causa la consternation parmi beaucoup de marxistes « orthodoxes », alors qu’il fut grandement considéré parmi les anarchistes.

En traitant la question de l’État Lénine alla au cœur du débat sur ce qu’était le socialisme. Les adversaires du socialisme (et bien trop de ses défenseurs) ont identifié le socialisme à la propriété étatique. Des sociétés ont été décrites comme socialistes simplement parce que des segments majeurs de l’économie étaient nationalisés.

Lénine remit en cause cette idée avec vigueur. Il soutint que dans une société divisée en classes l’État est « un organisme d’oppression d’une classe par une autre ». Il comprend tout le corps des institutions répressives utilisées pour empêcher les habitants d’une nation de remettre en cause la possession de la propriété et les formes existantes d’exploitation. L’État consiste en « des détachements spéciaux d’hommes armés, disposant de prisons, etc. ». Ces institutions ne sont pas neutres. La loi ne traite pas les riches et les pauvres de la même façon : elle est faite pour défendre les riches et les puissants. Lénine suivait en cela Marx qui écrivait dans le Manifeste du parti communiste que « le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. ».

Et donc, argumentait Lénine, les révolutionnaires ne pouvaient pas conquérir l’État de l’intérieur, en utilisant les institutions existantes. Il traita le parlement de « porcherie » qui nous permet « décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante "devait représenter" et fouler aux pieds le peuple au Parlement ». Ce qui distingue les révolutionnaires des réformistes, écrivit-il, c’est le fait qu’ils pensent qu’il est nécessaire de « briser » la machine d’État. Pour cela, une « révolution violente » était nécessaire.

Mais qu’est ce qui remplacerait l’État ? Les anarchistes pensaient que l’État existant pouvait être aboli et qu’une société libre et sans classe être établie immédiatement. Pour Lénine ce n’était malheureusement pas possible. Si la classe ouvrière prenait le contrôle de la société les autres classes contre-attaqueraient sans merci pour défendre leurs privilèges. La classe ouvrière aurait besoin de son propre État pour résister à la contre-révolution. Lénine appela cela la « dictature du prolétariat ». Il serait plus simple d’appeler cela « pouvoir des travailleurs ».

Enfin, Lénine défendit l’idée que la société pouvait être réorganisée et la richesse redistribuée. Le gaspillage capitaliste serait remplacé par un système de production bien plus efficace pour satisfaire les besoins humains. Les anciennes classes disparaîtraient et tout le monde serait à la fois un travailleur, effectuant un travail utile à la société, et un dirigeant qui participerait au travers d’un processus démocratique aux décisions sur comment les ressources de la société devraient être utilisées. L’État deviendrait inutile et « s’effacerait ». Lénine résuma ses arguments par ces mots : « Aussi longtemps que l’État existe il n’y a pas de liberté ; quand il y aura la liberté il n’y aura plus d’État. ». L’objectif de Lénine était le même que les anarchistes, mais il reconnaissait que le chemin pour y parvenir serait complexe.

Lénine utilisa plusieurs exemples historiques, se référant en particulier à celui de la Commune de Paris en 1871 quand les travailleurs avaient pris le pouvoir dans la ville et l’avaient dirigée pendant dix semaines avant de se faire massacrer par des troupes venues de l’extérieur. Tous les membres du gouvernement ouvrier avaient reçu une paie équivalente à celle d’un ouvrier moyen, et pouvaient être révoqués à n’importe quel moment par ceux qui les avaient élus. Le même genre de démocratie que les soviets. Avant 1917 c’était le seul exemple de travailleurs prenant le pouvoir dans la société, et aussi bref qu’il ait été, c’était important d’en tirer les leçons.

L’État et la révolution ne fut jamais complété. Lénine devait retourner à l’activité. Comme il le notait en conclusion « il est plus agréable et plus utile de faire l’"expérience d’une révolution" que d’écrire à son sujet. ».

12. Organiser l’insurrection

Durant l’été 1917 Lénine résista à la pression de ceux qui voulaient prendre le pouvoir trop tôt. Mais à l’automne la situation était mure pour l’action. Il était urgent pour les révolutionnaires de saisir les opportunités avant qu’il ne soit trop tard. Articles après articles Lénine soutint qu’il n’y avait pas de temps à perdre, qu’il était nécessaire de préparer l’insurrection immédiatement. En octobre il écrivit au comité central en insistant qu’ « attendre était un ‘crime’ ».

Dans les rues il y avait une atmosphère d’attente : les travailleurs lisaient des articles de Lénine tels que « La crise est arrivée à maturité ». Ils savaient qu’un changement capital était imminent, mais ils avaient besoin d’une force centralisatrice pour s’assurer qu’ils agissent ensemble.

Deux membres du comité central, Zinoviev et Kamenev, s’opposaient aux plans de Lénine, et ils écrivirent un article le critiquant dans un journal non-bolchevik. Mais contrairement au mythe selon lequel Lénine était un impitoyable tyran, il ne parvint pas à convaincre le comité central de les exclure du parti.

A Petrograd un comité militaire fut mis en place par le soviet avec à sa tête Trotsky. Parmi ses 60 membres 48 étaient bolcheviks, quelques-uns socialistes révolutionnaires de gauche et 4 anarchistes.

Lénine qui avait passé sa vie à insister sur la tâche de construire le parti pensait que le parti lui-même devait appeler à l’insurrection. Trotsky qui avait une plus grande expérience des soviets que Lénine dut le convaincre que le soutien pour le parti n’était pas assez large, et que l’appel devait venir des soviets. Lénine n’était pas un tyran, c’était sa bonne volonté à apprendre qui faisait de lui un grand dirigeant.

À la différence du tsar qui envoya à la mort des millions de gens, Lénine ne gaspilla pas les vies de ses partisans. Parce que les révolutionnaires étaient déterminés, et montraient qu’ils utiliseraient autant de force que nécessaire, le nombre de morts et de blessés à Petrograd fut très faible. Dix ans plus tard le grand réalisateur Eisenstein fit un film sur la révolution d’octobre. On raconte que plus de gens furent tués pendant le tournage du film que pendant l’insurrection à Petrograd.

En une journée le gouvernement provisoire s’était effondré et les bolcheviks étaient au pouvoir. Partout ailleurs, notamment à Moscou, la résistance fut plus féroce et il y eut plus de morts et de blessés. Le jour suivant le soulèvement Lénine déclara devant le soviet de Petrograd : « nous devons maintenant nous atteler à la construction d’un État socialiste prolétarien en Russie ».

13. Les fruits de la victoire

Une nouvelle structure étatique fut mise en place, basée sur les soviets. Lénine devint le chef du nouveau gouvernement. Bien qu’il soit souvent accusé d’avoir cherché le pouvoir, il ne voulait pas du poste. Il tenta de convaincre Trotsky de le prendre, afin de concentrer ses énergies au parti. Mais Trotsky refusa [6].

Le nouveau régime révolutionnaire commença immédiatement à introduire un programme de réformes radicales et de grande portée. Un des premiers décrets institua des mesures de contrôle ouvrier dans les usines.

La propriété privée de la terre fut abolie sans compensation. Le droit d’utiliser la terre alla à tous ceux qui la cultivaient. Après un débat acharné un traité de paix fut signé avec l’Allemagne. La Russie s’était retirée de la guerre.

Les nations qui avaient anciennement été opprimées par l’empire russe obtinrent leur indépendance. Au cours des années suivantes cinq états indépendants furent créés, et au sein de la fédération russe 17 républiques autonomes et régions furent établies.

L’ancien code légal fut aboli et le système judiciaire fut complètement réformé. Des courts populaires furent mises en place avec des juges élus.

Les femmes obtinrent le droit de vote, la pleine citoyenneté, l’égalité des salaires et de droit du travail. Les changements légaux commencèrent à transformer toute la nature de la famille. Ainsi que l’expliquait un législateur le mariage « devait cesser d’être une cage dans laquelle mari et femme vivent comme des condamnés ». La discrimination à l’égard des enfants illégitimes cessa. En 1920 la Russie devint le premier pays au monde à légaliser l’avortement.

L’homosexualité n’était plus un crime. De tels changements mirent la Russie largement en tête des nations d’Europe occidentale soi-disant plus avancées.
En un an le nombre d’école augmenta de plus de cinquante pour cent, et il y avait des campagnes pour apprendre aux illettrés à lire et à écrire. Les frais universitaires furent abolis pour permettre un plus grand accès à l’éducation supérieure. On se débarrassa des examens et l’apprentissage basé sur la mémorisation pure fut énormément réduit. L’étude scolaire fut combinée au travail manuel, et des mesures de contrôle démocratique furent apportées, impliquant tous les travailleurs scolaires et les élèves âgés de plus de 12 ans. Lénine attachait personnellement une grande attention à l’expansion des bibliothèques.

Les décrets ne pouvait changer que jusqu’à ce point. La tâche d’éradiquer l’ignorance, la superstition et les attitudes réactionnaires prendrait plus de temps. Lénine insistait sur l’importance de l’auto-émancipation de la classe ouvrière, disant que la révolution devait « développer cette initiative indépendante des travailleurs, de tous les prolétaires et les exploités en général, la développer aussi largement que possible en travail organisationnel créatif. A tout prix nous devons rompre le vieil, absurde, sauvage, détestable et dégoûtant préjugé que seules les ‘classes supérieures’, seuls les riches, et ceux qui sont passés par les écoles des riches, sont capables d’administrer l’État et de diriger le développement organisationnel de la société socialiste ». Malgré les terribles privations de la période postrévolutionnaire, beaucoup de travailleurs se sentirent délivrés des limitations de leur ancien mode de vie. On trouve des récits contemporains de travailleurs, après une journée de travail, improvisant et produisant des pièces, ou assistant à des cours pour apprendre à écrire de la poésie.

La Russie révolutionnaire connut une effervescence d’innovations et d’expérimentations dans les domaines de la littérature, de la peinture et du cinéma. La position de l’artiste dans la société était transformée. Comme le dit le poète Maïakovski : « Les rues plutôt que des pinceaux nous utiliserons /Nos palettes, les places et leurs espaces grand ouverts » (Ordre à l’armée des arts, 1918).

14. Le fragile État ouvrier

La nouvelle société devait affronter de nombreux problèmes. La guerre et la mauvaise gestion du régime tsariste avaient légué une économie chaotique. La classe ouvrière russe était toute nouvelle. La plupart des ouvriers étaient des enfants de paysans qui étaient venus travailler dans les villes. Beaucoup étaient illettrés. La classe ouvrière était une toute petite minorité au milieu d’une vaste paysannerie.

Lénine reconnut dès le départ qu’il ne pourrait y avoir d’économie planifiée sans une implication active de la masse des travailleurs. Comme il l’expliquait dans un discours rapporté par un journal : « Il n’y avait et ne pouvait y avoir de plan définitif pour l’organisation de la vie économique. Personne ne pourrait en fournir. Mais cela pourrait être fait par en bas, par les masses, à travers leur expérience. Il faudrait bien sûr donner des instructions et indiquer des manières de faire, mais il était nécessaire de commencer simultanément par en haut et par en bas ».

En d’autres mots il ne pouvait y avoir de « planification économique » séparée d’une démocratie ouvrière. L’histoire a montré à quel point Lénine avait raison. A chaque fois que la planification a été imposée par en haut, sans implication des masses, ce soi-disant ‘socialisme’ est devenu une grotesque parodie autoritaire.
Cependant les travailleurs sur lesquels Lénine comptait avaient grandi dans une société qui avait faussé et retardé leur développement. Comme il le reconnaissait en 1919, le socialisme devait être construit « avec des hommes et des femmes qui ont grandi sous le capitalisme, ont été dépravés et corrompus par le capitalisme ». La Russie était moins développée, industriellement et culturellement, que l’Europe occidentale, et son économie avait été détruite par la guerre mondiale. Dès le départ le parti bolchevik devait jusqu’à un certain point se substituer à la masse des travailleurs.

Il y avait un grand manque de militants révolutionnaires avec l’expérience nécessaire pour effectuer des travaux administratifs. Ceux qui étaient capables se retrouvaient souvent à faire plusieurs choses à la fois. Victor Serge, un révolutionnaire belge qui était venu en Russie pour aider la révolution, se retrouva en train de travailler simultanément comme journaliste, enseignant, inspecteur scolaire, traducteur, contrebandier d’armes et archiviste.

Ce manque d’expérience était particulièrement grave en ce qui concernait la machine sécuritaire de l’État. Le nouveau régime créa une organisation appelée la Tcheka (« commission extraordinaire panrusse pour combattre la contre-révolution et le sabotage » en russe). C’était sans aucun doute nécessaire. Beaucoup des anciens privilégiés voulaient saboter le nouveau régime. Ils devaient être stoppés. Mais souvent les employés de la Tcheka étaient des gens sans suffisamment d’engagement par rapport aux principes socialistes, qui abusèrent de leur autorité. Beaucoup d’innocents souffrirent entre leurs mains. Chacun reconnaissait que c’était une mesure d’urgence : en 1922 sur l’insistance de Lénine et d’autres la Tcheka fut remplacée par un organe avec des pouvoirs plus limités.

Certains révolutionnaires espéraient trop de choses et trop vite. En 1917 beaucoup de travailleurs avaient constitué des comités d’usine, les bolcheviks y jouaient souvent un rôle clé. Mais de tels organes ne représentaient les intérêts que d’un groupe particulier de travailleurs plutôt que ceux de la classe dans son ensemble. En mars 1918 un rapport de Chliapnikov (qui devint plus tard leader de l’Opposition ouvrière) décrivit le chaos provoqué par le contrôle ouvrier dans les chemins de fer [7]. C’était contraire aux intérêts des travailleurs en général qui avaient besoin d’un système de transport efficace. Bien qu’ils aient été engagés sur la question du contrôle ouvrier par principe, les bolcheviks intégrèrent les comités d’usine dans les syndicats.

Si la Russie avait existé dans une bulle scellée, tous ces problèmes auraient pu être aplanis avec le temps. Mais les grandes puissances d’Europe ne voulaient pas voir la révolution survivre. Elles savaient à quel point la Russie révolutionnaire était populaire parmi des ouvriers fatigués de la guerre, et elles étaient terrifiées à l’idée que l’exemple puisse se répandre.

Le jour avant l’armistice de 1918 Winston Churchill dit au gouvernement britannique qu’il pourrait être nécessaire de reconstruire l’armée allemande pour combattre le bolchevisme. Deux semaines plus tard il déclara lors d’une réunion : « La civilisation est en train de se faire complètement décimer sur des espaces gigantesques, tandis que les bolcheviks sautent et cabriolent comme des troupes de féroces babouins au milieu des ruines des villes et des corps de leurs victimes. » [8].

Jusqu’en 1920 une brutale guerre civile se déclencha à travers le territoire russe. En fait « guerre civile » n’est pas le terme approprié. Il y avait en Russie des troupes de Grande-Bretagne, de France, du Canada, des États-Unis et de 17 autres pays, se joignant aux divers dirigeants russes brutaux et corrompus évincés par la révolution.

Par deux fois Petrograd faillit tomber entre les mains des réactionnaires. Lénine envisagea la possibilité que les bolcheviks redeviennent une organisation clandestine [9].

Ceux qui cherchent toujours à diffamer Lénine, comme les auteurs du Livre noir du communisme, sortent des citations de Lénine qui le font apparaître comme une brute assoiffée de sang. En août 1918 il envoya un télégramme sur comment faire face à la révolte des koulaks (des paysans relativement prospères qui étaient les ennemis des paysans pauvres) : « Camarades, le soulèvement koulak dans vos cinq districts doit être écrasé sans pitié. Les intérêts de la révolution tout entière l’exigent, car partout la lutte finale avec les koulaks est désormais engagée. Il faut 1°) Pendre ( et je dis pendre de façon que les gens le voient ) pas moins de cent koulaks, richards, vampires connus. 2°) Publier leurs noms. 3°) S’emparer de tout leur grain. 4°) Identifier les otages comme nous l’avons indiqué dans notre télégramme hier. » [10].

Tout cela a l’air épouvantable si la citation est coupée de son contexte. Il y avait alors une brutale guerre civile en cours, et les contre-révolutionnaires étaient bien plus brutaux que les bolcheviks. Le commandant américain en Sibérie en 1919, le général William S. Graves, témoigna que « je suis bien du côté de la vérité quand je dis que les anti-bolcheviks tuaient 100 personnes en Sibérie orientale pour chaque personne tuée par les bolcheviks » [11]. Lénine n’était pas un pacifiste, et fit tout ce qu’il put pour assurer la victoire des bolcheviks. On n’entend pas beaucoup les auteurs du Livre noir critiquer George Bush, Tony Blair ou Ariel Sharon. Il est plus facile d’alléger leur conscience en dénonçant Lénine.

Les forces contre-révolutionnaires étaient corrompues et antisémites. Elles n’avaient rien à offrir à part un retour à l’ancien ordre discrédité. Finalement la guerre civile fut gagnée grâce à l’énorme détermination et le courage dont firent preuve les bolcheviks.

Lénine joua un rôle crucial pour donner la direction politique du parti. Mais il n’était vraiment pas ce qu’on pourrait appeler un tyran. Pendant les mois qui suivirent la révolution la direction bolchevique était souvent profondément divisée sur des questions majeures. Lénine se retrouvait parfois en minorité et devait argumenter farouchement pour convaincre de sa position.

Lénine ne considérait aucune tâche indigne de lui. Il passait beaucoup de temps sur des détails administratifs souvent très mineurs. Comparé à des dictateurs modernes sa sécurité était très faible. Une fois sa voiture fut attaquée par des voleurs et il dût en descendre pendant qu’ils s’enfuyaient avec. Il dût attendre un certain temps avant de recevoir la moindre assistance.

Il ne cherchait pas de privilèges pour lui-même. En 1918 il émit une « sévère réprimande » quand le conseil des commissaires des peuples augmenta son salaire. Il existe une lettre écrite par Lénine en 1920 où il demandait poliment au bibliothécaire s’il pouvait y avoir une entorse aux règles pour qu’il puisse emprunter des livres de référence pendant la nuit, assurant qu’ils seraient retournés à la première heure le lendemain matin. Il est difficile d’imaginer Staline ou Saddam Hussein montrant un tel respect des règlements de bibliothèques.

15. Le mouvement international

Lénine avait compris depuis toujours qu’il n’y avait pas d’espoir pour la révolution socialiste en Russie à moins qu’elle ne se propage assez rapidement dans le reste du monde. En décembre 1917 il écrivit que « la révolution socialiste qui a commencé en Russie est donc seulement le début de la révolution socialiste mondiale ». Une Allemagne aux mains des ouvriers en particulier, aurait pu aider la Russie économiquement.

L’espoir qu’avait Lénine que la Révolution russe se propage était réaliste. Les perspectives pour la révolution étaient bonnes en Europe à la fin de la guerre. Au bout de quatre ans les travailleurs en avaient assez d’un système qui avait causé tellement de morts et de destruction. De 1918 à 1920 il y eut des grèves et des mutineries, des occupations d’usine et des conseils de soldats et d’ouvriers partout. L’Allemagne vaincue en particulier semblait aux bords de la révolution.
Le problème était une question de direction. Quasiment tous les anciens dirigeants du mouvement ouvrier avaient soutenu la guerre. Une nouvelle génération de militants avait émergé pendant la guerre, mais ils étaient inexpérimentés. Nulle part il n’y avait un parti comme les bolcheviks avec une direction expérimentée et une réelle implantation parmi les travailleurs. En janvier 1919 Rosa Luxemburg, la révolutionnaire allemande, fut assassinée par ses ennemis politiques. Luxemburg était la dirigeante en Europe qui pouvait discuter d’égal à égal avec Lénine.

Lénine affirmait qu’il ne servait à rien de vouloir faire revivre la deuxième Internationale. Il fallait construire une nouvelle Internationale. En mars 1919 une conférence à Moscou proclama la naissance de la troisième Internationale communiste. Au cours des trois années suivantes trois autres conférences eurent lieu, alors que de plus en plus d’organisations étaient intégré à la nouvelle Internationale.

Avant 1914 il y avait une division profonde au sein du mouvement ouvrier entre, d’une part les marxistes, et de l’autre les anarchistes et les syndicalistes-révolutionnaires. Après la Révolution russe beaucoup d’anarchistes et de syndicalistes-révolutionnaires lui apportèrent leur soutien. Lénine était enthousiasmé à l’idée de les convaincre. Il passa des heures entières à discuter avec des anarchistes comme Emma Goldman des États-Unis et Makhno d’Ukraine. En 1920 quand des syndicalistes-révolutionnaires européens étaient arrivés, souvent avec de grandes difficultés, jusqu’à Moscou, certains dirigeants bolcheviks les admonestèrent avec de grands discours sur la nécessité du parti révolutionnaire. Lénine adopta une approche beaucoup plus positive. Il argumenta que l’idée syndicaliste-révolutionnaire d’une « minorité organisée » des travailleurs les plus militants, et l’idée bolchevik du parti étaient la même chose. Dans cette stratégie Lénine avait le soutien de Trotsky. Beaucoup d’autres bolcheviks prirent une position plus sectaire.

Lénine se rendit compte qu’il y avait un sérieux problème avec ce qu’il appelait « le gauchisme ». Dans une période de montée des luttes beaucoup de nouveaux militants étaient plongés dans l’activité. Parce qu’ils n’avaient pas la mémoire des défaites ils sous-estimaient souvent les difficultés à gagner la majorité des travailleurs. Beaucoup de nouveaux militants pensaient que, parce qu’eux s’étaient rendu compte que la démocratie parlementaire était une supercherie, tous les autres travailleurs en seraient aisément convaincus, et que les révolutionnaires devaient refuser de participer aux élections. Lénine leur rappela que des millions de travailleurs croyaient encore au parlement : « Nous ne devons pas considérer ce qui est obsolète pour nous comme étant obsolète pour les masses ».

Il pressa le Parti communiste britannique de demander son affiliation au parti travailliste, afin de gagner la masse des travailleurs encore loyaux envers le parti travailliste, malgré que sa direction soit à droite. Il insista sur le fait que les communistes devaient conserver « la liberté nécessaire pour exposer et critiquer ceux qui trahissent la classe ouvrière », et conclut que si les communistes étaient alors expulsés ce serait une « grande victoire ». Ce qui comptait n’était pas la solution organisationnelle, mais s’assurer que les idées communistes atteignaient le plus grand nombre de travailleurs.

Certains révolutionnaires voulaient quitter complètement les syndicats parce que les bureaucrates étaient corrompus et réactionnaires. Lénine alla jusqu’à dire que les révolutionnaires menacés d’expulsion devaient « ressortir à divers stratagèmes, des méthodes artificielles et illégales, des évasions et des subterfuges » pour rester dans les syndicats. Cela est souvent cité hors contexte, comme si Lénine défendait la malhonnêteté de manière générale. Au contraire Lénine défendait toujours que les révolutionnaires doivent toujours dire la vérité aux travailleurs. Il disait simplement que si la bureaucratie syndicale lançait une chasse aux sorcières contre les révolutionnaires et faisait des entorses aux règles pour les expulser, alors les révolutionnaires devaient rester silencieux sur leur appartenance au parti afin de pouvoir rester dans le syndicat : « Si vous voulez aidez les ‘masses’ et gagner la sympathie et le soutien des ‘masses’, vous ne devez pas craindre les difficultés ou les piques, chicaneries, insultes et persécutions des ‘dirigeants’…mais devez absolument travailler partout où les masses se trouvent ».

Lénine pouvait argumenter vigoureusement, mais il savait quand apprendre du mouvement. Le syndicaliste-révolutionnaire français Alfred Rosmer décrivit sa première rencontre avec Lénine qui avait écrit un article appelant à la rupture immédiate au sein du parti socialiste pour former un nouveau parti communiste. Rosmer lui expliqua qu’il valait mieux attendre quelques mois pour gagner la majorité. Lénine répondit aussitôt : « je dois avoir écrit quelque chose de stupide », et changea son article [12]. Lénine était un dirigeant qui savait écouter et savait quand il fallait changer d’avis. Quelle différence d’avec les politiciens actuels, pour lesquels reconnaître son erreur est un aveu d’échec !

Dans son dernier discours à l’Internationale communiste fin 1922 Lénine mit en garde contre les dangers à vouloir imposer l’expérience russe à d’autres pays. Partout les révolutionnaires devaient appliquer leurs principes aux circonstances concrètes de leurs propres expériences : « La résolution est trop russe, elle reflète l’expérience russe. C’est pourquoi elle est plutôt inintelligible aux étrangers, et qu’ils ne peuvent se satisfaire de l’accrocher dans un coin comme une icône et se mettre à prier devant ».

16. Recul et NEP

Le parti communiste allemand, manquant d’une direction stable et expérimentée, vira de gauche à droite et échoua à transformer une longue crise sociale en une révolution réussie. La Russie demeura isolée.

Les bolcheviks gagnèrent la guerre civile et gardèrent le pouvoir mais à un prix terrible. L’économie était en ruines. La classe ouvrière elle-même avait subi un déclin massif : en 1921 elle représentait un tiers de celle de 1917. Beaucoup de travailleurs militants avaient quitté les usines pour rejoindre l’armée, et un assez grand nombre n’en revint jamais. D’autres, confrontés au chômage et à la famine, étaient rentrés dans leurs familles à la campagne, où ils pouvaient obtenir de quoi manger. Les soviets étaient des coquilles vides.

Les bolcheviks ne pouvaient pas rendre tout simplement le pouvoir. Cela aurait laissé l’ancienne classe dirigeante libre de massacrer ce qui restait de l’organisation de la classe ouvrière. Ils n’avaient d’autre alternative que de se maintenir au pouvoir et d’attendre le tournant révolutionnaire à l’Ouest.
Sans surprise il y avait des expressions de mécontentement dans la population. La plus sérieuse vint au printemps 1921. Des marins de la forteresse de Cronstadt, près de Petrograd, se rebellèrent. Certains appelèrent à une « troisième révolution ». Plusieurs des critiques étaient justifiées. Mais une « troisième révolution » était un pur fantasme, et la rébellion menaçait le régime bolchevik. Si les bolcheviks avaient été supplantés, le résultat n’en aurait pas été une société plus démocratique, mais le retour de l’ancien régime. Il fut décidé d’écraser la révolte militairement. Ce fut un mauvais moment de l’histoire du bolchevisme, mais il n’y avait pas d’alternative.

Lénine savait que des mesures militaires ne résolvaient pas les réels problèmes. Il décrivit les événements de Cronstadt « comme un jet de lumière éblouissant qui éclaira la réalité plus que n’importe quoi d’autre ». Une fois encore il montrait sa capacité à faire face à une réalité imprévue et à adopter la solution nécessaire. L’économie russe échouait parce que les fonctionnaires du parti en charge des différentes entreprises n’étaient pas capables de l’organiser proprement. Un équilibre convenable entre ville et campagne n’avait pas été atteint.

Lénine introduisit donc ce qui devint connu sous le nom de la Nouvelle politique économique (NEP). La réquisition du blé aux paysans fut remplacée par une taxe qui les encourageait à faire pousser plus. Certaines formes de propriétés privées furent restaurées, et de nouvelles opportunités pour le commerce privé et l’industrie de petite échelle permirent l’émergence d’une classe commerçante d’hommes d’affaires (les NEPmen).

Cette politique évita le désastre économique. Victor Serge raconta comment « la nouvelle politique économique, en l’espace de quelques mois, donnait déjà des résultats merveilleux. D’une semaine à l’autre, la famine et la spéculation diminuaient de manière perceptible » [13].

Cette solution choqua beaucoup de gens. Mais le profond engagement de Lénine envers les principes socialistes lui permirent de défendre un tel recul. Il admit que le test clé était : « peut-on diriger l’économie aussi bien que les autres ? L’ancien capitaliste le peut, on ne le peut pas ». Il en résultait que « les capitalistes opèrent à nos côtés. Ils opèrent comme des voleurs, ils font des profits, mais ils savent comment faire les choses ».

La NEP était un recul de court-terme, et pas une réconciliation de long-terme avec le capitalisme. Lénine espérait toujours qu’une révolution quelque part ailleurs pourrait aider la Russie assiégée.

17. Le dernier combat de Lénine

À partir de 1922 Lénine était tombé très malade. Un excès de travail effroyable et la blessure suite à une tentative d’assassinat l’avaient laissé exténué. Il savait qu’il ne survivrait pas assez longtemps pour diriger la révolution à travers sa phase la plus difficile.

Il s’alarmait également de comment la révolution se développait. Tandis que la classe ouvrière avait rétréci, la bureaucratie commença à se développer à l’intérieur et à l’extérieur du parti, adoptant parfois des méthodes totalement étrangères aux principes de la démocratie ouvrière. Il y a avait aussi un dangereux développement du nationalisme.

Lénine consacra les forces qu’il avait à se battre contre la bureaucratie en croissance. Dans l’un de ses derniers articles Mieux vaut moins mais mieux, il reconnut que cinq ans après la révolution l’appareil d’État était « déplorable » et « lamentable ». Il ne pouvait y avoir de remède rapide, seul un combat patient pour une véritable démocratie des travailleurs, avec l’introduction de plus de travailleurs dans la machine d’État : « Pour cela, il faut que les meilleurs éléments de notre régime social, à savoir : les ouvriers avancés, d’abord, et, en second lieu, les éléments vraiment instruits, pour lesquels on peut se porter garant qu’ils ne croiront rien sur parole et qu’ils ne diront pas un mot qui soit contraire à leur conscience, ne craignent pas de prendre conscience des difficultés, quelles qu’elles soient, et ne reculent devant aucune lutte pour atteindre le but qu’ils se seront sérieusement assigné. ».

L’honnêteté de Lénine et son esprit critique était en total contraste avec la complaisance et l’arrogance qui caractérisa l’État russe sous Staline et ses successeurs.

Lénine fut obligé de réfléchir à qui devrait lui succéder. Il écrivit un petit document passant en revue les capacités des autres dirigeants bolchéviques. Il était critique de chacun d’eux mais distingua Staline par la critique la plus sévère, préconisant sa suspension du poste de secrétaire général du parti.

À partir de la moitié de l’année 1922 Lénine subit plusieurs attaques. Début 1923 il était devenu incapable d’intervenir dans les débats du parti qu’il avait construit. Quand il mourut en 1924 son corps fut embaumé, le transformant en une sorte de saint, chose qui l’aurait consterné. Sa veuve, Kroupskaya, qui avait partagé ses nombreux combats, découragea ce genre d’hommages : « Ne lui élevez pas des monuments… À tout cela il attachait si peu d’importance quand il était en vie….Si vous voulez honorer le nom de Vladimir Illich, construisez des crèches, des garderies, des maisons, des écoles, des bibliothèques, des centres médicaux, des hôpitaux, des maisons pour les handicapés, etc, et, plus que tout, mettons ses préceptes en pratique » [14].

18. Lénine a t-il mené à Staline ?

Beaucoup d’universitaires, de politiciens et de journalistes affirment que les méthodes et les politiques de Lénine ont directement mené aux brutalités et atrocités de l’ère Stalinienne. C’est une façon paresseuse d’expliquer l’Histoire, et qui échoue à examiner le processus historique complexe qui a mené à Staline. Cela correspond à l’idée qui veut que l’Histoire soit avant tout question de grands individus, que tout ce que nous avons besoin de comprendre c’est la psychologie d’un ou deux dirigeants.

Bien entendu on peut prouver n’importe quoi avec des faits sélectionnés hors contexte. Victor Serge qui rejoignit les bolcheviks au milieu de la guerre civile et fut plus tard une des victimes de Staline résuma ce qui était faux dans ce genre d’approche : « On dit souvent que ‘le germe du stalinisme dans son entier était dans le bolchevisme à ses débuts’. Et bien, je n’ai pas d’objections. Seulement, le bolchevisme contenait beaucoup d’autres germes, une masse d’autres germes, et ceux qui ont vécu l’enthousiasme des premières années de la première révolution socialiste feraient mieux de ne pas l’oublier » [15].

Toute la stratégie de Lénine était basée sur le principe que la Révolution russe se propagerait dans le reste de l’Europe, puis dans le monde. Mais la révolution échoua à se propager, et, comme le comprit Lénine, ne pouvait être exportée.
Cet isolement fut la cause fondamentale de ce qui tourna mal en Russie. Rosa Luxemburg, souvent très critique de Lénine, écrivit que « les Russes… ne pourront se maintenir parmi ce sabbat infernal….parce que la social-démocratie de cet Occident supérieurement développé est composée de poltrons abjects qui, en spectateurs paisibles, laisseront les Russes perdre tout leur sang. » [16].

La faute revient véritablement à ces dirigeants occidentaux comme Winston Churchill qui ont lancé des attaques armées sur l’État post-révolutionnaire, et à ces dirigeants ouvriers qui défendaient à moitié la Révolution russe ou pas du tout.

Bien sûr il est impossible de dire ce qu’aurait fait Lénine s’il avait survécu au-delà de 1924. Mais on peut être relativement sûr de ce qu’il n’aurait pas fait.
La solution de Staline, lancée une fois que Lénine fut bien mort, était « le socialisme dans un seul pays ». Au lieu d’encourager les mouvements révolutionnaires quand ils éclatèrent partout dans le monde, Staline les découragea carrément.

L’Internationale communiste, du temps de Lénine un forum vivant où différentes stratégies étaient débattues, devint un appareil bureaucratique du sommet à la base où tout le monde obéissait à la même ligne politique. En Chine en 1927 Staline dit aux communistes de renoncer à leur indépendance au profit de Tchang Kaï-chek qui les utilisa puis les massacra. En Allemagne on dit aux communistes que les sociaux-démocrates étaient pareils que les fascistes, ce qui fit qu’il n’y eut pas d’opposition unie contre Hitler. Pendant la guerre civile espagnole les communistes retournèrent leurs fusils contre les travailleurs qui voulaient transformer la guerre en révolution.

Staline décida que la Russie devait avoir sa propre industrialisation. Il argumenta que la Russie devait rattraper ce que l’Ouest avait accompli au cours de nombreuses années : « Nous sommes 50 ou 100 ans en arrière par rapport au pays avancés. Nous devons remonter ce retard en dix ans. Soit nous le faisons, soit ils nous écrasent » [17].

L’industrialisation dans la Grande-Bretagne du 19e siècle était déjà brutale. Le processus fut beaucoup plus rapide en Russie, ce qui fit que les souffrances endurées furent beaucoup plus grandes. Ce que la plupart des critiques du stalinisme refusent de voir c’est que le système qui causa les souffrances était essentiellement le même. Malgré la propriété étatique, les lois économiques qui conduisaient l’économie russe étaient celles du capitalisme.

Beaucoup des gains de la révolution furent perdus. Les syndicats indépendants et le droit de grève disparurent, et les salaires furent ramenés de force vers le bas. L’avortement et l’homosexualité redevinrent des crimes. L’innovation artistique fut remplacée par la terne doctrine conservatrice du « réalisme socialiste ».
La politique brutale de collectivisation forcée de l’agriculture de Staline était directement à l’opposé de Lénine. Lénine avait toujours cherché à préserver une alliance avec la paysannerie.

Une nouvelle classe de bureaucrates, avec leurs intérêts propres, émergeait désormais. Le parti communiste qui avait consisté en les militants les plus dévoués (jusqu’en 1929 les membres du parti ne gagnaient que le salaire d’un ouvrier qualifié), devint désormais une organisation de l’élite, qui regardait vers Staline pour défendre ses intérêts.

Lénine est souvent accusé d’avoir introduit l’État à parti unique. Mais les bolcheviks avaient peu de choix en la matière. Après le succès de la révolution les mencheviks et les socialistes révolutionnaires proposèrent un gouvernement de coalition à condition que Lénine et Trotsky en soient exclus, une condition qui était clairement inacceptable. Les socialistes révolutionnaires eurent alors recours à la violence contre le nouveau régime : en août 1918 une socialiste révolutionnaire tenta d’assassiner Lénine.

Lénine était souvent très dur en débattant avec ses opposants. Mais il discutait sur les idées et les politiques, il n’accusait pas ses opposants de crimes qu’ils n’avaient pas commis. En 1921 le parti bolchevik interdit l’organisation de factions, mais Lénine insista en disant que « nous ne voulons pas priver le parti et les membres du comité central du droit de faire appel au parti dans l’éventualité d’un désaccord sur des questions fondamentales ». Au cours des purges et faux procès des années 1930 les victimes de Staline furent accusées de crimes fictifs, et souvent ridicules, tel que de collaborer avec les Nazis.
Il y eut certainement une dure répression pendant la période de la guerre civile, mais ce ne fut pas comparable avec la sauvagerie du régime de Staline. Victor Serge qui y était et savait de quoi il parlait jugea que « dans la théorie comme dans la pratique la prison d’État de Staline n’a rien en commun avec les mesures de sureté publique de l’État-commune pendant la période des batailles » [18].

Afin de consolider son pouvoir Staline devait tuer les plus proches associés de Lénine : Zinoviev, Kamenev, Radek et Boukharine. Les agents de Staline pourchassèrent Trotsky à travers la planète et l’assassinèrent à Mexico. Des milliers de vieux bolcheviks de la base furent éliminés.

En 1944 Staline s’assit en compagnie de Winston Churchill, qui avait aidé à organiser l’invasion de la Russie en 1918. Entre eux ils découpèrent l’Europe en « zones d’influence » et décidèrent le sort de millions de gens sans consultation. Churchill n’était pas stupide, il savait qui étaient ses vrais ennemis.
Les opposants les plus conséquents de Staline étaient ceux qui se rappelaient l’époque de Lénine, et critiquait Staline en termes des valeurs qu’ils avaient partagées avec Lénine. Avant tout Léon Trotsky et son tout petit groupe de partisans, mais aussi des auteurs courageux comme Victor Serge et Alfred Rosmer. Ils fournirent les bases pour qu’un véritable mouvement socialiste ré-émerge lorsque le stalinisme commença à s’écrouler.

19. Le léninisme aujourd’hui

Deux choses comptaient avant tout pour Lénine : l’unité et la clarté. Sans l’unité la plus large des prolétaires l’action pour changer le monde est impossible. Mais une telle action est futile à moins d’être basée sur une compréhension claire de comment la société est organisée. Les deux principes peuvent sembler se contredire de temps en temps, d’où les tournants et les apparentes inconsistances des écrits de Lénine. L’unité sans la clarté signifie que les révolutionnaires seront entrainés par les hauts et les bas du mouvement de masse, incapable de l’influencer. La clarté sans l’unité laisse les révolutionnaires couper les cheveux en quatre entre eux, et encore une fois sans influencer les événements.

Bien des choses se sont passées depuis 1917, et Lénine rappelait toujours de penser par soi-même. Mais trois thématiques de base qui traversent les écrits de Lénine demeurent vitales de nos jours.

Indépendance de la classe ouvrière. Le monde d’aujourd’hui est toujours basé sur l’exploitation, et ce sont seulement ceux qui sont exploités sur lesquels on peut compter pour se mettre debout et se battre pour le changer. Nous n’avons pas l’illusion de penser que Ségolène Royal ou Gordon Brown pourraient accomplir de réels changements. La classe ouvrière a besoin de ses propres politiques et de sa propre organisation.

Nous ne pouvons nous emparer des institutions de l’État, que ce soit le parlement ou les conseils locaux (même si nous pouvons les utiliser comme plate-forme). La guerre contre le terrorisme, avec son utilisation de la force armée à l’étranger et ses attaques contre les libertés civiles à l’intérieur, montre plus clairement que jamais que la machine d’État est une arme dirigée contre les travailleurs. Elle doit être détruite et remplacée.

Ceux d’en face ont d’énormes ressources et sont extrêmement bien organisés. Nous avons besoin d’être organisés aussi. Nous avons besoin d’une organisation centralisée, parce que nous sommes confrontés à un ennemi hautement centralisé. Mais elle doit également être démocratique, s’inspirant des expériences de ceux qui luttent. Les formes détaillées de l’organisation doivent être constamment révisées au regard des tâches courantes. Mais la nécessité fondamentale d’une organisation révolutionnaire est aussi urgente aujourd’hui qu’en 1902.

P.-S.

Les Œuvres complètes de Lénine sont publiées en 46 volumes. Les citations non référencées en sont généralement tirées.

Pour compléter la lecture plusieurs ouvrages sur Lénine existent. D’autres livres utiles, entre autres : Léon Trotsky, L’histoire de la révolution russe ; Victor Serge, Lénine, 1917 (inclus dans Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques 1908-1947, Robert Laffont, coll. « Bouquins » et L’an 1 de la révolution russe ; Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine.

Des écrits de Lénine le plus important est l’État et la révolution. Beaucoup de ses livres et brochures les plus connus ont été publiés pour pas cher par les éditions de Moscou avant 1991. On en trouve des copies d’occasion un peu partout. Pour une sélection utile des écrits de Lénine visiter le site http://www.marxists.org/francais/lenin/

Voir en ligne : Titre original : A Rebel’s Guide to LENIN, Ian Birchall, Bookmarks Publications, 2005 ; traduit de l’anglais par D. O.

Notes

[1Amis, Koba the Dread, Londres, 2002, p. 248

[2Traduction anglaise littérale. Au sens du XIXe siècle du terme, c’est-à-dire ceux qui se battent pour le socialisme, des révolutionnaires. Nous traduirons alternativement le terme par «  socialiste  » ou «  révolutionnaire  », sauf indication contraire. NdT.

[3Maxime Gorki, Lénine, 1924

[4A. Y. Badeyev, Bolsheviks in the Tsarist Duma, Londres, 1987, p.184

[5V. Serge, L’an I de la Révolution russe

[6I. Deutscher, Le prophète armé

[7Tony Cliff, Lenin, vol. 3, Londres, 1978, pp. 119-120

[8M. Gilbert, Winston S. Churchill, vol. 4, Londres, 1975, pp.226-227

[9V. Serge, Mémoires d’un révolutionnaire

[10S. Courtois et alii, Le livre noir du communisme

[11W. P. et Z. K. Coates, Armed Intervention in Russia 1918-22, Londres, 1935, p. 209

[12A. Rosmer, Moscou sous Lénine

[13Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire

[14La Pravda, 30 janvier 1924.

[15New International, Février 1939.

[16«  Lettre à Louise Kautsky  », 24 novembre 1917.

[17I. Deutscher, Staline, Londres, 1961, p. 328.

[18V. Serge, Destin d’une révolution. U.R.S.S. 1917-1937.

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