Parti et Classe

par Chris Harman

9 février 2011

Quelles doivent être les relations entre le Parti qui lutte pour le socialisme et la classe ouvrière ? Dans les milieux se réclamant du marxisme, peu de questions ont soulevé d’aussi violentes discussions. On y a probablement dépensé plus d’énergie en impitoyables disputes que sur n’importe quel autre sujet. L’une après l’autre, des générations entières de militants se sont jeté à la figure les mêmes épithètes : « bureaucrate », « substitutionniste », « élitiste », « autocrate », etc.

Malheureusement, les véritables principes sur lesquels reposaient ces débats ont été généralement très embrouillés. En 1903, par exemple, la scission entre mencheviks et bolcheviks regroupa autour de Lénine et de sa conception de l’organisation du parti de nombreux dirigeants qui devaient, en 1917, se trouver du mauvais côté des barricades. En même temps, de véritables révolutionnaires comme Trotsky ou Rosa Luxemburg étaient contre lui. Et ce ne fut pas un incident isolé. Cette question a constamment donné lieu à des lignes de partage embrouillées chez les révolutionnaires sur cette question.

Il est utile de se rappeler ce que Trotsky répondit, lors du second congrès de l’Internationale Communiste en 1920, à Paul Lévi (un des fondateurs du Parti communiste allemand, qu’il dirigea de 1920 à 1921 – NDLR) qui prétendait que la grande masse des travailleurs d’Europe et d’Amérique était consciente de la nécessité d’un parti. Trotsky soulignait que la situation était en fait bien plus complexe. Si la question est posée dans l’abstrait,

…alors je vois Scheidemann [dirigeant de la droite du SPD] d’une part, et de l’autre, des syndicalistes américains, français ou espagnols qui non seulement veulent lutter contre leur bourgeoisie, mais qui, à la différence de Scheidemann, veulent la décapiter – je dis que, pour cette raison, je préfère discuter avec ces camarades espagnols, américains et français afin de leur prouver que le parti est indispensable à l’accomplissement de la tâche historique présente… J’essaierai de leur prouver sur la base de ma propre expérience et non en leur disant, sur la base de l’expérience de Scheidemann, que la question est tranchée depuis longtemps… Mais que pouvait-il y avoir entre moi et Renaudel qui, lui, comprenait très bien le besoin d’un parti ou un Albert Thomas et autres messieurs que je ne veux pas appeler « camarades » pour ne pas contrevenir aux règles de la bienséance ? [1]

Les sociaux-démocrates et les bolcheviks se réfèrent tous à la « nécessité du parti ». Mais ils entendent par là deux choses très différentes. Cette difficulté, soulignée par Trotsky, s’est aggravée par la suite avec la montée du stalinisme. Le vocabulaire du bolchevisme a été confisqué et utilisé pour les besoins d’une cause complètement opposée à celle qu’il défendait à l’origine. Trop souvent, malheureusement, ceux qui ont maintenu la tradition révolutionnaire à la fois contre le stalinisme et contre la social-démocratie n’ont pas pris au sérieux les arguments que Trotsky formulait en 1920. Ils s’en sont la plupart du temps remis à « l’expérience » pour convaincre les travailleurs de la « nécessité du parti », malgré le fait que cette expérience était, pour la grande masse des gens, celle des partis staliniens ou sociaux-démocrates.

Dans cette brochure, nous essaierons de montrer que l’essentiel des discussions – y compris parmi ceux qui se sont réclamés de la révolution – ne revenait qu’à se positionner pour ou contre des conceptions en définitive staliniennes ou social-démocrates de l’organisation. Nous expliquerons que les idées qui sont implicites dans les écrits et les actes de Lénine sont radicalement différentes de ces deux conceptions.

La conception social-démocrate des relations entre parti et classe

Ce fait à été masqué pour deux raisons : la déformation stalinienne de la théorie et de la pratique développées avec la Révolution d’Octobre, et le fait que la construction du parti bolchevik s’est faite dans des conditions de clandestinité qui obligèrent ses défenseurs à utiliser le langage de la social-démocratie orthodoxe.

Les théories classiques de la social-démocratie – qu’aucun militant marxiste n’a fondamentalement remises en cause avant 1914 – assignaient nécessairement au parti un rôle central dans le développement du socialisme. Mais la raison en était qu’on identifiait ce développement, pour l’essentiel, à une croissance constante et régulière des organisations de la classe ouvrière et de sa conscience sous le capitalisme. Même des marxistes qui, comme Kautsky (principal dirigeant du Parti socialiste allemand avant 1914, « pape » du marxisme orthodoxe, s’opposa à la révolution russe en 1917 – NDLR), rejetaient l’idée que l’on puisse passer graduellement au socialisme, pensaient que ce qu’il fallait faire au quotidien c’était étendre les forces organisationnelles et l’audience électorale du parti. Lorsque inévitablement l’heure du socialisme viendrait, que ce soit par les élections où par l’action violente mais défensive de la classe ouvrière, il existerait ainsi un parti capable de prendre le pouvoir et de former la base du nouvel État (ou d’investir une version réformée de l’ancien). Pour cette raison, la croissance du parti était un préalable indispensable.

Dans cette conception, le développement d’un parti ouvrier de masse est considéré comme corollaire inévitable des tendances du développement capitaliste. « Toujours plus grand devient le nombre de prolétaires, toujours plus considérable l’armée des ouvriers superflus, toujours plus profonde l’opposition des exploiteurs et des exploités » [2], les crises « deviennent toujours plus étendues » [3], « la masse de la population s’enlise de plus en plus profondément dans la misère et la douleur » [4], « les époques de prospérité économiques deviennent de plus en plus courtes, les périodes de crise de plus en plus longues » [5]. Tout cela provoque chez un nombre croissant de travailleurs « une révolte instinctive contre l’ordre existant » [6]. La social-démocratie, fondée sur « les recherches scientifiques indépendantes de penseurs bourgeois » [7], est là pour élever la conscience des travailleurs jusqu’à ce qu’ils acquièrent « une vue claire des conditions sociales » [8]. Un tel mouvement, basé sur « l’aggravation croissante des antagonismes de classes… ne peut essuyer que des défaites momentanées. Il se terminera forcément par une victoire » [9]. « Les révolutions ne se décrètent pas à volonté… elles sont le résultat d’une nécessité inéluctable » [10]. Le principal mécanisme à l’œuvre dans ce développement repose sur les élections parlementaires (même si Kautsky lui-même caressa l’idée de la grève générale immédiatement après la révolution russe de 1905-1956). « Nous n’avons aucune raison de penser que l’insurrection armée… doive jouer un rôle central de nos jours » [11]. Au contraire, « [le parlement constitue] le levier le plus puissant pour faire sortir le prolétariat de son abaissement économique, social et moral » [12]. Lorsque la classe ouvrière s’en empare, « le parlementarisme commence à changer de nature. Il cesse dès lors d’être un simple moyen de domination dans les mains de la bourgeoisie » [13]. Sur le long terme, ce genre de pratiques doit permettre d’étendre l’organisation de la classe ouvrière et conduire le parti à être majoritaire, formant ainsi son gouvernement. « [le parti social-démocrate] doit s’efforcer de mettre l’autorité à son service, c’est à dire au service des intérêts de la classe qu’il représente… naturellement, nécessairement, l’évolution économique conduit à ce but » [14].

Durant les 40 ans qui précédèrent la Première Guerre mondiale, cette perspective constitua la base de toute l’activité socialiste à travers l’Europe occidentale et ne fut quasiment jamais remise en question – du moins pas par la gauche. On connaît l’étonnement manifesté par Lénine lorsqu’il apprit que le SPD avait apporté son soutien à la guerre. Ce que l’on comprend généralement moins clairement, c’est que les critiques de gauche de Kautsky, comme Rosa Luxemburg, n’avaient pas réellement rejeté les fondements de ses théories sur les relations entre parti et classe ni les idées sur le développement de la conscience des travailleurs qu’elles impliquaient.

Les critiques qu’ils formulaient contre Kautsky avaient tendance, en général, à rester confinées au cadre théorique que Kautsky lui-même avait bâti.

Pour le social-démocrate, l’idée centrale c’est que le parti représente la classe. Hors du parti, le travailleurs n’a pas de conscience politique. De fait, Kautsky lui-même semble avoir été particulièrement effrayé par ce que pourraient faire les travailleurs sans le parti, ainsi que par le danger de « révolution prématurée » qu’il y associait. Il fallait donc que ce soit le parti qui prenne le pouvoir. D’autres formes d’organisations ouvrières et d’activité pouvaient être utiles, mais elles devaient être subordonnées au gardien de la conscience politique. «  l’action directe des syndicats ne peut être employée utilement que pour compléter et pour renforcer et non pour remplacer l’action parlementaire du parti ouvrier » [15].

La gauche révolutionnaire et les théories de la social-démocratie

On ne peut pas comprendre les débats qui eurent lieu avant 1917 sur l’organisation du parti si on ne tient pas compte du fait que la conception social-démocrate ne fut jamais remise en question explicitement (excepté par les anarchistes qui de toutes façons rejetaient toute notion de parti). Ses principales prémisses étaient acceptées même par ceux qui, comme Rosa Luxemburg, opposaient à la social-démocratie orthodoxe l’activité autonome de la classe ouvrière elle-même. Ce n’était pas seulement une faiblesse théorique, mais aussi une conséquence de la situation historique.

À l’époque, la seule expérience de pouvoir ouvrier était la Commune de Paris, qui n’avait duré que deux mois dans une ville dominée par la petite bourgeoisie. La révolution de 1905 n’avait montré la manière dont serait organisé le futur État ouvrier que de façon embryonnaire. La forme fondamentale du pouvoir ouvrier – les soviets ou conseils des travailleurs – n’avait pas été reconnue. Trotsky, qui avait été président du Soviet de Pétrograd en 1905, ne mentionne pas les soviets lorsqu’il tire les leçons de 1905 dans Bilan et Perspectives. Bien qu’il fut quasiment le seul à prévoir que la prochaine révolution russe serait socialiste, Trotsky n’avait pas la moindre idée de la forme qu’elle prendrait :

La révolution, c’est avant tout la question du pouvoir – non de la forme de l’État (Assemblée constituante, République, États unis), mais du contenu social du gouvernement [16].

On retrouve les mêmes lacunes dans La Grève de masse, l’analyse de Rosa Luxemburg sur 1905. Quant à Lénine, les soviets n’acquirent une place centrale dans ses écrits qu’à partir de février 1917 [17].

Certes, la gauche n’accepta jamais vraiment les positions de Kautsky, qui considérait le parti comme l’ancêtre direct du futur État ouvrier. Très tôt, les écrits de Rosa Luxemburg dénoncèrent le conservatisme du parti et la nécessité pour les masses de le dépasser [18]. Mais on n’y trouve jamais une rupture explicite avec la position officielle de la social-démocratie. Malheureusement, sans cette clarification théorique des relations entre le parti et la classe ouvrière, il était impossible de clarifier la façon dont il fallait organiser le parti lui-même. Sans rejeter le modèle social-démocrate, on ne pouvait pas commencer à discuter réellement de l’organisation révolutionnaire.

C’est particulièrement clair dans le cas de Rosa Luxemburg. Les staliniens tout autant que ses prétendus disciples lui attribuent une vision « spontanéiste » des choses, qui ignorerait la nécessité du parti. Ce serait une erreur de tomber dans ce piège. Tout au long de ses écrits, elle insiste sur cette nécessité et sur le rôle positif que le parti est appelé à jouer :

En Russie, la social-démocratie se voit obligée de suppléer par son intervention à toute une période du processus historique et conduire le prolétariat, en tant que classe consciente de ses buts et décidée à les enlever de haute lutte, de l’état atomisé, qui est le fondement du régime absolutiste, vers la forme supérieure de l’organisation… [19]

… La tâche de la social-démocratie consistera non pas dans la préparation ou la direction technique de la grève de masse, mais dans la direction politique de l’ensemble du mouvement [20].

La social-démocratie est l’avant-garde la plus éclairée et la plus consciente du prolétariat. Elle ne peut, ni ne doit, attendre avec fatalisme, les bras croisés, que se produise une ’situation révolutionnaire’ [21].

Il y a cependant une ambiguïté constante dans les écrits de Luxemburg sur le rôle du parti. Elle était attentive à ce que le rôle dirigeant du parti ne soit pas trop fort, car elle l’identifiait avec la « position prudente de la social-démocratie » [22]. Elle identifiait le « centralisme » qu’elle considérait pourtant comme nécessaire (« la social-démocratie est, par principe, hostile à toute manifestation de régionalisme ou de fédéralisme » [23]) au « conservatisme naturellement inhérent à ce genre d’organe [le comité central] » [24]. Pour comprendre cette ambiguïté, il faut tenir compte de la situation concrète qui l’inquiétait en réalité. Elle se trouvait dans une position dirigeante au SPD (Parti socialiste allemand), dont les modes de fonctionnement la mettaient constamment mal à l’aise. Quand elle voulait vraiment illustrer les dangers du centralisme, c’est à cela qu’elle se référait :

La tactique actuelle de la social-démocratie allemande est universellement estimée en raison de sa souplesse et, en même temps, de sa fermeté. Mais cette tactique dénote seulement une admirable adaptation du parti… aux conditions du régime parlementaire… Et cependant, la perfection même de cette adaptation ferme déjà des horizons plus vastes… [25]

À la lumière de ce qui devait se passer en 1914, ces écrits sont véritablement prophétiques, mais elle n’y formule pas l’ombre d’une idée pour expliquer d’où venait cette sclérose et cette subordination à la routine, croissantes au sein du SPD. Pas plus qu’elle n’indique la façon de les combattre. Pour elle, des individus ou des groupes conscients ne peuvent rien y faire. En effet, « cette inertie est, en grande partie, due au fait qu’il est très malaisé de définir, dans le vide de supputations abstraites, les contours et les formes concrètes de conjonctures politiques encore inexistantes et, par conséquent, imaginaires » [26]. La bureaucratisation du parti apparaît donc comme un phénomène inévitable qui ne peut être enrayé qu’au prix d’une limitation de son degré de cohésion et de son efficacité.

Ce qui limite le « mouvement conscient de la majorité dans l’intérêt de la majorité », ce n’est pas telle ou telle forme de direction consciente et d’organisation, mais l’organisation et la direction consciente en elles-mêmes.

L’inconscient précède le conscient. La logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes. Le rôle des organes directeurs du parti socialiste revêt dans une large mesure un caractère conservateur. [27]

Cet argument contient un élément de vérité important : on retrouve dans certains types d’organisation cette incapacité (ou ce manque de volonté) à réagir à une situation politique qui change rapidement. Il suffit de regarder la réaction de l’aile maximaliste du parti socialiste italien en 1919, de l’ensemble du « centre » de la Deuxième Internationale en 1914, des mencheviks internationalistes en 1917 ou du KPD en 1923. Même le parti bolchevik fit montre du même genre d’inertie. Mais après avoir établi ce diagnostic, Rosa Luxemburg n’essaya pas d’en localiser la source si ce n’est au travers de généralités épistémologiques ou en cherchant des remèdes techniques. Il y a un aspect très fataliste dans son espoir de voir « l’inconscient » corriger le « conscient ». Rosa Luxemburg est très sensible aux rythmes particuliers du développement des mouvements de masse – en particulier dans Grève de masse – mais elle se dérobe devant la tâche de définir une conception claire du genre d’organisation qui serait capable de s’y raccrocher. Paradoxalement, elle a formulé ses plus vives critiques contre la routine bureaucratique et le crétinisme parlementaire pour défendre, en 1903, la fraction du parti russe qui devait devenir la plus parfaite incarnation de ces fautes : les mencheviks. En Allemagne l’opposition à Kautsky existait depuis le début du siècle et était clairement articulée dès 1910. Mais il fallut attendre encore cinq ans avant qu’elle ne prenne une forme organisationnelle concrète.

Les conceptions auxquelles Trotsky adhéra jusqu’en 1917 sont tout à fait semblables à celles de Luxemburg. Il est lui aussi très conscient des dangers de la routine bureaucratique :

Le travail d’agitation et d’organisation dans les rangs du prolétariat possède son inertie interne. Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d’entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d’autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l’expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise [28].

De la même façon, son enthousiasme révolutionnaire conduisait Trotsky à se méfier de toute forme d’organisation centralisée. En 1904, il explique que la conception du parti développée par Lénine, finira par conduire à la situation où « …l’organisation du parti commence par se substituer à l’ensemble du parti, puis le comité central se substitue à l’organisation et finalement un ‘dictateur’ se substitue au comité central » [29].

Au contraire, pour Trotsky, les vrais problèmes soulevés par la prise du pouvoir par les travailleurs ne se résoudront que « par une lutte systématique… entre plusieurs tendances à l’intérieur du socialisme, tendances qui se manifesteront nécessairement, dès que la dictature du prolétariat posera des dizaines et des centaines de nouveaux… problèmes. Aucune organisation « autoritaire », si forte soit-elle… ne pourra supprimer les tendances et les discussions… » [30]

Mais sa crainte de la rigidité organisationnelle conduisit Trotsky à soutenir la tendance qui, au cours de l’histoire des luttes internes du parti, allait s’avérer la plus effrayée par les luttes spontanées des travailleurs eux-mêmes. Malgré le fait qu’il était de plus en plus isolé parmi les mencheviks, il ne commença que très tardivement à construire une organisation qui s’opposât à leur politique. Qu’il eut raison ou pas en 1904 (et nous pensons qu’il avait tort), force est de constater qu’il ne put devenir véritablement un acteur historique, en 1917, qu’à partir du moment où il rejoignit le parti de Lénine.

Si c’est l’organisation qui produit inévitablement la bureaucratie et l’inertie, alors le jeune Trotsky et Rosa Luxemburg avaient sans aucun doute raison de vouloir limiter les aspirations au centralisme et à la cohésion qui se développaient parmi les révolutionnaires. Mais il fallait alors tirer toutes les conséquences de cette position, et la plus importante de ces conséquences est le fatalisme historique. Les individus peuvent lutter parmi les masses pour défendre leurs idées et ces idées peuvent s’avérer très importantes lorsqu’elle aident les travailleurs à acquérir la conscience et la confiance nécessaires pour se battre pour leur propre libération. Mais les révolutionnaires ne pourront jamais fournir aux travailleurs une efficacité et une cohésion comparables à celles que leur donnent ceux qui acceptent implicitement l’idéologie dominante. S’ils essayaient de le faire, les révolutionnaires saperaient inévitablement l’activité autonome des masses, brideraient « l’inconscient » qui précède le « conscient ». Il faut donc attendre le développement « spontané » des masses. Dans l’intervalle on peut tout aussi bien se contenter des organisations existantes, même si on n’est pas d’accord avec leur politique, puisque, de toutes façons, elles sont les meilleures possibles, l’expression maximale à l’heure actuelle du développement spontané des masses.

Ce qu’ont dit Lénine et Gramsci sur le parti et la classe

Lénine reconnaît implicitement, tout au long de ses écrits, la réalité des problèmes qui inquiétaient Rosa Luxemburg et Trotsky. Mais lui ne succomba jamais au fatalisme. Il prit petit à petit conscience du fait que ce n’est pas l’organisation en tant que telle qui crée ces problèmes, mais certaines de ses formes et certains de ses aspects particuliers. Lénine n’explicita pas clairement les idées radicalement nouvelles qu’il était en train de développer jusqu’à ce que la Première Guerre mondiale et les événements de 1917 ne révèlent de façon aiguë les graves lacunes des anciennes formes d’organisation. Et même à cette époque, ses idées n’étaient pas entièrement arrivées à maturité.

La destruction de la classe ouvrière russe, l’effondrement de tout pouvoir soviétique digne de ce nom – c’est-à-dire basé sur les conseils ouvriers – et la montée en puissance du stalinisme étouffèrent sa rénovation de la théorie socialiste. La bureaucratie qui émergea du massacre et de la démoralisation de la classe ouvrière confisqua les fondements théoriques de la révolution et les déforma pour justifier ses propres intérêts et ses crimes. Lénine avait défini, contre les anciennes idées de la social-démocratie, ce que devait être le parti révolutionnaire et la façon dont il devait fonctionner vis-à-vis de la classe ouvrière et de ses institutions. Mais à peine ces nouvelles idées avaient-elles vu le jour, qu’elles furent englouties dans les ténèbres de la nouvelle idéologie stalinienne.

On retrouve heureusement l’essentiel des idées de Lénine, sous une forme théorique cohérente, dans les travaux de l’italien Antonio Gramsci. [31]

Les commentateurs de Lénine passent le plus souvent sous silence le fait qu’on trouve, entremêlées dans ses écrits, deux conceptions qui sont complémentaires mais semblent contradictoires à première vue. Il insiste d’abord constamment sur le fait que la conscience de la classe ouvrière peut changer de façon soudaine, sur l’aspect inattendu de l’éruption des luttes où l’activité des travailleurs eux-mêmes redouble d’intensité, sur l’instinct qu’ils ont profondément enraciné et qui les conduit régulièrement à rompre avec les anciennes habitudes de servilité et d’obéissance.

L’histoire des révolutions révèle des antagonismes sociaux mûris au cours de dizaines d’années et de siècles. La vie devient extraordinairement riche. Les masses toujours demeurées dans l’ombre et souvent méconnues pour cela, voire méprisées par les observateurs superficiels, interviennent activement sur la scène et combattent… Ces masses font des efforts héroïques pour s’élever à la hauteur des immenses tâches mondiales que l’histoire leur impose. Et quelle que soit parfois la gravité de leurs défaites, quel que soit notre bouleversement devant les flots de sang et les milliers de victimes, on ne pourra jamais rien comparer, quant à l’importance, à cette éducation directe des masses et des classes dans le cours même de la lutte révolutionnaire. [32]

…Nous savons le prix du travail opiniâtre, lent, parfois imperceptible, d’éducation politique que la social-démocratie a toujours poursuivi et poursuivra toujours. Mais nous ne devons pas admettre, ce qui à l’heure actuelle serait encore plus dangereux, le manque de confiance dans les forces du peuple. Nous devons nous rappeler l’énorme action éducatrice et organisatrice de la révolution, pendant laquelle de grandioses événements historiques tirent les petites gens de leurs retraites obscures, de leurs mansardes et de leurs sous-sols, et les contraignent à devenir des citoyens. Il arrive que des mois de révolution fassent mieux et plus complètement l’éducation des citoyens que des dizaines d’années de stagnation politique. [33]

La classe ouvrière est instinctivement, spontanément, social-démocrate. [34]

Les conditions particulières dans lesquelles vit le prolétariat dans une société capitaliste amènent les ouvriers à tendre vers le socialisme. Dans les toutes premières étapes du mouvement, ils se rallient spontanément, avec enthousiasme, au Parti socialiste. [35]

Même aux pires moments, dans les mois qui suivirent l’éclatement de la guerre en 1914, il écrivait :

La situation objective créée par la guerre… engendre infailliblement un état d’esprit révolutionnaire, aguerrit et instruit les meilleurs et les plus conscients des prolétaires. Il est possible et il devient de plus en plus probable qu’un changement rapide se produise dans l’état d’esprit des masses… [36]

En 1917, cette confiance dans l’activité des masses amena Lénine, en avril et août-septembre, à entrer en conflit avec son propre parti. « Lénine avait dit plus d’une fois, écrivit Trotsky, que les masses sont plus à gauche que le parti. Il savait que le parti est plus à gauche que son sommet, la couche des « vieux bolcheviks »  » [37]
.

Lénine disait, à propos de la Conférence démocratique qui devait suivre la révolution de février 1917 :

Il faut amener les masses à discuter la question. Il faut que les ouvriers conscients prennent l’affaire en mains, provoquent la discussion et fassent pression sur les ‘milieux dirigeants.

 [38]

Mais la pensée et la pratique de Lénine contiennent un autre élément, tout aussi fondamental : l’insistance sur le rôle de la théorie et de son dépositaire, le parti. La plus connue des références à cet aspect des choses se trouve dans Que Faire ? : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » [39].

C’est, en fait, un des fils conducteurs de toutes ses activités, aussi bien en 1903 qu’en 1905 et en 1917, au moment même où il fustigeait l’incapacité du parti à réagir correctement à la radicalisation des masses. De plus, pour lui, le parti n’est certainement pas une organisation qui regroupe l’ensemble des travailleurs. Il le considère toujours comme une organisation d’avant-garde, dont l’appartenance exige bien plus de sacrifices et d’implication qu’on n’en peut demander à la grande masse des travailleurs (ce qui ne veut pas dire qu’il ait jamais souhaité en faire une organisation exclusivement composée de révolutionnaires professionnels). [40]

Cela peut sembler parfaitement contradictoire. C’est particulièrement le cas, par exemple, lorsqu’en 1903, reprenant à son compte certains arguments de Kautsky, il affirme que seul le parti peut injecter la conscience socialiste à la classe ouvrière, pour ainsi dire de l’extérieur, tandis qu’il affirme un peu plus loin que la classe « est plus à gauche » que le parti. Mais si l’on comprend bien les fondements de la pensée de Lénine, alors la contradiction disparaît.

Le vrai fondement théorique de cet argument sur le parti n’est pas que les travailleurs sont incapables de développer par eux mêmes une compréhension théorique de la nécessité du socialisme. Il s’en explique lors du deuxième congrès du POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie). Contre ses accusateurs il nie le fait que « Lénine ne prête aucune attention au fait que les ouvriers, eux aussi, prennent part à l’élaboration de l’idéologie ». Mais il ajoute « … les économistes ont tordu le bâton dans un sens. Pour le redresser, il fallait le tordre dans l’autre sens et c’est ce que j’ai fait » [41].

Le vrai fondement de ses idées c’est tout simplement que le niveau de conscience au sein de la classe ouvrière n’est jamais uniforme. Aussi rapide que soit l’apprentissage que fait la grande masse des travailleurs au cours d’une situation révolutionnaire, on trouvera toujours des sections de la classe qui avancent plus vite que d’autres.

Si l’on ne fait que se réjouir de la transformation spontanée de la conscience des travailleurs, on accepte d’un bloc toutes ses expressions momentanées et contradictoires. Car ces expressions reflètent tout autant l’arriération de la classe que ses progrès, la situation de soumission des travailleurs dans la société bourgeoise comme le potentiel qu’ils ont de faire un jour la révolution. Les travailleurs ne sont pas des automates sans idées. S’ils ne sont pas convaincus par les idées socialistes, ils acceptent l’idéologie bourgeoise de la société actuelle. Ils l’acceptent d’autant plus que les idées dominantes imprègnent et reflètent tous les aspects de la vie quotidienne et sont répercutées par les médias. Même si certains travailleurs arrivaient « spontanément » à développer un point de vue scientifique sur le monde, il faudrait encore qu’ils en discutent avec les autres pour les en convaincre.

Ce ne serait que se leurrer soi-même, fermer les yeux sur l’immensité de nos tâches, restreindre ces tâches, que d’oublier la différence entre le détachement d’avant-garde et les masses qui gravitent autour de lui, que d’oublier l’obligation constante pour le détachement d’avant-garde d’élever des couches de plus en plus vastes à ce niveau avancé [42].

Ce raisonnement ne s’applique pas seulement à une époque donnée. Contrairement à ce que certains ont affirmé, il ne se limite pas au cas particulier de la classe ouvrière dans la Russie arriérée de 1912. Il est tout aussi valide pour les travailleurs dans les pays industrialisés d’aujourd’hui. Dans l’absolu, les possibilités de développement de la conscience des travailleurs est bien plus grand, mais la nature même de la société capitaliste continue à faire en sorte que d’énormes inégalités subsistent au sein de la classe. Nier cela, c’est confondre le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière avec sa situation réelle. Comme l’écrivait Lénine contre les mencheviks (et contre Rosa Luxemburg !) en 1905 :

Faites moins de phrases générales sur le développement de l’initiative ouvrière – les ouvriers font preuve de toutes sortes d’activités révolutionnaires sans que vous le remarquiez – et veillez d’avantage à ne pas démoraliser les ouvriers arriérés avec votre propre suivisme. [43]Il y a initiative et initiative. Il y a l’initiative d’un prolétariat révolutionnaire et il y a l’initiative d’un prolétariat inculte, tenu en laisse… Il y a des sociaux-démocrates qui, même à l’heure actuelle, contemplent avec vénération cette seconde espèce d’initiative et croient qu’on peut se dispenser de répondre nettement à des questions actuelles en répétant un nombre infini de fois le mot « classe ». [44]

En clair : arrêtez donc de parler de ce que la classe dans son ensemble est capable d’accomplir et essayez de vous concentrer sur ce que nous devons faire si nous voulons participer à ce développement. Comme le dit Gramsci :

La « pure » spontanéité n’existe pas dans l’histoire : elle coïnciderait avec la « pure » action mécanique. Dans le mouvement « le plus spontané » les éléments de « direction consciente » sont seulement incontrôlables… Il existe donc une « multiplicité » d’éléments de « direction consciente » dans ces mouvement mais aucun d’eux n’est prédominant… [45]

Les individus ont toujours une conception du monde. Ils se développent toujours au sein d’une collectivité. « En ce qui concerne sa conception du monde, l’homme se réfère toujours à un certain groupe, précisément à celui qui est composé de tous les éléments sociaux qui partagent la même façon de penser et de travailler ». A moins d’être sans cesse prêt à critiquer sa propre vision du monde afin de lui donner sa cohérence :

Il appartient simultanément à une multiplicité de groupes de référence, son caractère se forme de façon bizarre. L’homme des cavernes y rencontre des éléments de la culture la plus moderne et la plus avancée, des préjugés minables hérités de tous les âges de l’histoire se mêlent aux pressentiments de la philosophie future du genre humain uni partout dans le monde. [46]

Au sein des masses, l’homme actif travaille au niveau pratique, mais il n’a pas accès à une conscience claire de ses actions, ce qui serait aussi une connaissance du monde dans la mesure où il le change. Au contraire, sa conscience théorique peut très bien aller à l’encontre de ses actions. Nous pourrions presque dire qu’il a deux consciences théoriques (ou une seule conscience contradictoire), une qui est implicite dans ses actions, qui l’unit à l’ensemble de ses collègues dans la transformation de la réalité, et une qui n’est que superficiellement explicite, ou verbale, qu’il a héritée du passé et qu’il a accepté sans critique… (Cette division peut aller jusqu’à) ce que la contradiction au sein même de sa conscience empêche toute action, toute décision, tout choix, et produise un état de passivité morale et politique. [47]

… Toute action est la combinaison de volontés diverses, diversement caractérisées par leur intensité, leur conscience, leur adéquation avec la masse entière de la volonté collective … Il est donc clair que la théorie implicite qui lui correspondra sera une combinaison de croyances et de points de vues tout aussi confus et hétérogènes. [Si l’on veut que les forces déchaînées à certains moments de l’histoire soient] efficaces et gagnent du terrain [il est nécessaire] de construire sur une pratique déterminée une théorie qui, coïncidant et étant identifiée avec les éléments décisifs de cette même pratique, accélère le processus historique en action, rende la pratique plus homogène, cohérente, plus efficace dans tous ses éléments… [48]

De ce point de vue, vouloir choisir entre la « spontanéité » ou « la direction consciente » revient à se demander s’il est « préférable de penser sans conscience critique, de façon incohérente et irrégulière, c’est à dire ‘participer’ à une conception du monde ‘imposée’ mécaniquement par l’environnement extérieur, ou par l’un des multiples groupes sociaux auxquels tout le monde est lié à partir de son entrée dans le monde de la conscience, ou s’il est préférable d’élaborer, d’un esprit critique et conscient, sa propre conception du monde ». [49]

Les partis servent, dans cette situation, à propager telle ou telle vision du monde ainsi que l’activité pratique qui lui correspond. Ils essayent d’unir en une collectivité tous ceux qui partagent telle ou telle vision du monde afin de l’étendre. Ils servent à donner une homogénéité à une masse d’individus influencés par toute une série d’idéologies et d’intérêts différents. Mais il peuvent faire ça de deux façons.

La première, c’est celle que Gramsci rapprochait de l’Église catholique. Elle consiste à essayer d’unir les intellectuels et les « gens ordinaires » au sein d’une seule et même vision du monde. Elle ne peut le faire qu’en imposant une discipline de fer aux intellectuels, une discipline qui les maintient au niveau des « gens ordinaires ». « Le marxisme est à l’opposé de cette conception catholique ». Tout au contraire, il essaie en permanence d’unir les intellectuels et les travailleurs de façon à élever le niveau de conscience des masses, de façon à leur permettre d’agir de façon autonome. C’est précisément la raison pour laquelle les marxistes ne peuvent pas se contenter de « vénérer » la spontanéité des masses : cela ne les conduirait qu’à copier les catholiques en imposant aux sections les plus avancées des travailleurs les préjugés de ceux qui sont restés en arrière.

Pour Gramsci et Lénine, cela veut dire que le parti doit toujours essayer de permettre à ces membres les plus récents de s’élever au niveau de compréhension atteint par les plus anciens. Il doit être toujours prêt à réagir aux développements « spontanés » de la lutte de classe de façon à attirer les travailleurs dont la conscience s’y développe le plus rapidement.

Pour devenir un parti des masses autrement qu’en paroles, nous devons faire participer à l’activité du parti des masses toujours plus larges, les tirer constamment de leur apathie politique pour les entraîner à protester et à lutter, pour qu’elles passent d’un esprit général de protestation à l’adoption consciente des conceptions social-démocrates, de l’adoption de ces conceptions au soutien du mouvement, de ce soutien à une participation organisée au parti. [50]

Un parti capable de remplir ces tâches n’est cependant pas nécessairement le parti le plus « large ». C’est plutôt une organisation qui travaille constamment vers des couches de plus en plus larges de travailleurs tout en ne recrutant que ceux qui, parmi eux, sont prêts à agir sérieusement et à critiquer scientifiquement leur pratique et celle du parti en général. Cela signifie donc que la définition du statut de membre du parti est importante.

Le parti ne peut pas se contenter d’être une collection d’individus qui souhaitent s’y identifier. Il ne doit regrouper que ceux qui sont prêts à accepter la discipline de ses organisations. En temps normal, cela ne représente qu’une petite proportion de la classe ouvrière, mais en période de montée des luttes les candidats peuvent devenir extrêmement nombreux.

Voilà qui est très différent de la pratique des partis sociaux-démocrates. Lénine ne prit conscience de la portée générale de son argument, bien au-delà des conditions spécifiques de la Russie, qu’à partir de 1914. Mais sa position était parfaitement claire dès le début. Il opposait son propre objectif, une « organisation de fer  », un « parti petit, mais solide » constitué de « tous ceux qui veulent se battre », au « colosse sans forces, formé des éléments hétérogènes de la nouvelles Iskra [les mencheviks] ». [51] C’est ce qui explique pourquoi il fit des conditions d’adhésion au parti une question de principe au point de rompre avec les mencheviks.

Au sein de ces conceptions, Lénine lui-même prenait soin de séparer ce qui dépendait des circonstances historiques du moment et ce dont la portée était générale. Il est important de distinguer les deux à notre tour. L’insistance sur la mise en place d’une organisation disciplinée et clandestine, le besoin d’un contrôle attentif par les instances dirigeantes sur les permanents du parti, etc., tout cela était conditionné par les conditions de la Russie de l’époque.

Dans des conditions de liberté politique, notre parti pourrait être et sera organisé tout entier sur le principe électif. Sous l’autocratie, il est impossible à la masse des milliers d’ouvriers adhérents au parti d’appliquer ce principe. [52]

L’idée qu’il faut limiter le statut de membre à ceux qui sont prêts à accepter la discipline du parti est de portée beaucoup plus générale. Il faut souligner que Lénine ne réclame pas une soumission aveugle à « l’autoritarisme » (contrairement à beaucoup de ses prétendus disciples). La raison d’être du parti révolutionnaire c’est de permettre aux travailleurs et aux intellectuels les plus actifs et les plus conscients de débattre d’un point de vue scientifique avant de s’engager dans une action concertée et cohérente. Il n’est pas possible de le faire sans la participation de tous aux activités du parti. Cela exige l’habitude de débats précis et rapides et une organisation capable d’agir au moment décisif. Sans cela, c’est le « marasme » - les éléments motivés par la précision scientifique sont noyés parmi ceux qui sont irrémédiablement embrouillés au point de ne pouvoir agir – permettant de fait aux plus arriérés de diriger. La discipline nécessaire pour un tel débat, c’est la discipline « de ceux qui se sont unis en vertu d’une décision librement consentie » [53]. Loin d’être « libres » les discussions sur les décisions prises par le parti sont sans objet, à moins que le parti n’ait établi clairement qui y participait et qu’il soit suffisamment cohérent pour appliquer ces décisions. Pour Lénine, le centralisme est loin de sonner le glas de l’initiative et de l’autonomie des membres du parti, c’est au contraire leur condition préalable. Il est utile de citer la façon dont Lénine justifia son combat pour le centralisme au cours des deux années qui précédèrent la révolution de 1905. Pour lui, l’organisation centrale et le journal révolutionnaire avaient pour but de constituer :

Un réseau de militants… qui ne se contenteraient pas « d’attendre » le mot d’ordre de l’insurrection. Il accomplirait une œuvre régulière qui lui garantirait, en cas d’insurrection, le plus de chances de succès. Cette action renforcerait le lien avec la masse ouvrière et toutes les couches de la population, mécontentes de l’autocratie… C’est bien ainsi que l’on apprendrait à apprécier exactement la situation politique générale et à choisir le moment favorable pour l’insurrection. Toutes les organisations locales apprendraient ainsi à réagir simultanément face aux problèmes politiques et aux événements qui émeuvent toute la Russie, à y répondre de la façon la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle possible…

 [54]

En participant à une telle organisation, les travailleurs comme les intellectuels sont entraînés à évaluer leur propre situation concrète à la lumière de l’activité socialiste scientifique de milliers d’autres. « La discipline » consiste avant tout à reconnaître la nécessité de relier son expérience individuelle à l’ensemble de la théorie et de la pratique du parti. Elle ne s’oppose donc pas à la capacité d’analyser une situation concrète de façon indépendante. Elle est au contraire nécessaire pour pouvoir le faire. C’est aussi la raison pour laquelle, selon Lénine, la discipline ne consiste pas à cacher les différends qui existent au sein du parti, mais au contraire de les faire apparaître en pleine lumière de façon à permettre le débat. Ce n’est que de cette façon que la grande masse des militants peut faire elle-même ses choix de manière rationnelle. L’organe du parti, le journal révolutionnaire, doit être ouvert aux positions de ceux qu’il considère pourtant comme inconsistants.

… il est indispensable selon nous de tout faire – mêmes certaines dérogations aux beaux schémas du centralisme et à la subordination absolue à la discipline – pour accorder à ces groupuscules la possibilité de s’exprimer, pour permettre à l’ensemble du parti de mesurer la profondeur ou l’insignifiance des désaccords, pour déterminer où, en quoi et de quel côté il y a inconséquence. [55]

Pour résumer, ce qui compte c’est que le parti possède la clarté et la fermeté politique nécessaires pour s’assurer que tous ses membres sont impliqués dans le débat et sont capables de juger de la pertinence de leur propre activité. Pour cette raison, il est absurde, comme le faisaient les mencheviks, et comme le font encore certains, de confondre le parti et la classe. La classe ouvrière dans son ensemble est constamment engagée dans une opposition inconsciente au capitalisme. Le parti représente la section de la classe qui est déjà consciente et qui s’unit pour essayer de donner une direction consciente aux luttes des autres. Sa discipline n’est pas imposée par en haut. Elle est plutôt acceptée volontairement par ceux qui participent à ses décisions et qui agissent ensemble pour les appliquer.

Parti social-démocrate, parti bolchevik, et parti stalinien

Nous voyons donc la différence entre le parti tel que Lénine le concevait et le parti social-démocrate que craignaient tant Rosa Luxemburg que Trotsky, mais qui était en même temps la seule forme d’organisation politique que ces derniers envisageaient.

Ce parti était censé être le parti de toute la classe. La prise du pouvoir par les travailleurs signifiait la prise du pouvoir par le parti. Toutes les tendances présentes dans la classe devaient exister dans le parti. Toute scission en son sein devait être considérée comme une division au sein de la classe ouvrière. La centralisation, bien qu’elle semblât nécessaire, était une menace contre l’activité spontanée de la classe ouvrière.

C’est pourtant au sein de ces partis que les tendances autocratiques contre lesquelles Luxemburg tirait la sonnette d’alarme devaient se développer le plus. Au cœur de ces partis la confusion entre les membres et les sympathisants, le lourd appareil nécessaire pour cimenter une masse de militants à moitié politisés grâce à une large batterie d’activités sociales, tout cela conduisait à étouffer le débat politique, à favoriser le manque de sérieux. En retour, ces aspects rendaient plus nécessaire encore l’intervention de l’appareil pour encadrer voire se substituer à l’implication des membres dans l’activité. Ils réduisaient la capacité des membres à émettre des jugements politiques rationnels et indépendants.

Sans la centralisation organisationnelle qui aurait permis de clarifier et de tester les différends politiques, l’autonomie des militants de base ne pouvait qu’être irrémédiablement sapée. Les liens affectifs personnels, le respect envers les dirigeants reconnus devenaient plus importants que le jugement politique et scientifique. Dans un tel marasme, où personne ne semblait prendre de direction claire quand bien même elle eut été la mauvaise, il était impossible de discuter pour savoir quelle était la bonne. Le refus de faire correspondre les liens organisationnels et les jugements politiques, même sous le noble prétexte de conserver un « parti de masse », ne pouvait que conduire au remplacement de la fidélité aux idées politiques par la loyauté envers l’organisation. Ceci, en retour, devait empêcher que l’on puisse agir indépendamment dès que les vieux collègues s’y opposaient (Martov, en 1917, nous en donne le parfait exemple).

Il est essentiel de comprendre que les partis staliniens, de leur côté, ne sont pas des variantes du Parti bolchevik. Un parti stalinien était, tout comme les partis sociaux-démocrates, dominé par ses structures organisationnelles et son appareil. Ce qui comptait avant tout c’était l’adhésion à l’organisation plutôt qu’à la politique de l’organisation. La théorie ne servait qu’à justifier après coup une pratique imposée de l’extérieur et non l’inverse. Les loyautés au sein de l’appareil étaient la véritable source des décisions politiques (et l’appareil s’en remettait quant à lui aux besoins de l’appareil d’État russe). Cela vaut la peine de rappeler qu’en Russie, c’est précisément l’ouverture du parti à des centaines de milliers de « sympathisants », une sorte de dilution du « parti » dans la « classe », qui permit à l’appareil de prendre le contrôle du parti. Les représentants de cette « promotion Lénine » n’étaient, dans le meilleur des cas, pas sûrs d’eux politiquement, et on pouvait compter sur eux pour se plier aux exigences de l’appareil.

Le parti léniniste ne souffre pas de cette tendance à la bureaucratisation justement parce qu’il réserve le statut de membre à ceux qui ont la volonté de prendre au sérieux leur activité, d’être suffisamment disciplinés pour ne jamais partir que des questions politiques et théoriques et pour subordonner leur activité à ces questions.

Ceci semble impliquer une vision très élitiste du parti. Dans une certaine mesure c’est le cas, mais ce n’est pas la faute du parti mais de la vie elle-même qui crée toutes ces inégalités au sein de la conscience de la classe ouvrière. Le parti, s’il veut être efficace, doit recruter ceux qu’il considère comme les plus « avancés ». Il ne peut pas réduire volontairement son niveau de connaissances et de conscience sous le simple prétexte de ne pas devenir une « élite ». Il ne peut pas, par exemple, accepter l’idée que les travailleurs internationalistes qui sont membres du parti ne valent pas mieux que les travailleurs nationalistes de façon à tenir compte de « l’activité autonome » de la classe. Mais constituer « l’avant-garde » ne signifie pas prendre ses propres désirs, ses stratégies ou ses intérêts pour ceux de la classe ouvrière dans son ensemble.

Il est important de noter, à ce niveau, que ce n’est pas le parti mais les Conseils ouvriers qui constituent l’embryon de l’État ouvrier. La classe ouvrière, ses sections les plus avancées comme les plus arriérées, sera toute entière impliquée dans les organisations qui constitueront son État : « chaque cuisinier gouvernera ». Dans son principal travail sur l’État, c’est à peine si Lénine fait mention du parti. La fonction du parti n’est pas de devenir l’État mais de mener une agitation et une propagande continue parmi les travailleurs les moins conscients de façon à élever leur niveau de conscience, leur confiance dans leurs propres capacités de façon à s’assurer qu’ils mettent en place des Conseils ouvriers et combattent pour renverser les institutions de l’État bourgeois. L’État soviétique est la forme la plus élevée de l’activité autonome de l’ensemble de la classe ouvrière, le parti représente la section de la classe ouvrière qui est le plus clairement consciente des implications historiques et mondiales de cette activité.

Les rôles respectifs de l’État ouvrier et du parti doivent être très différents (raison pour laquelle il peut très bien y avoir plusieurs partis dans un État ouvrier). L’État ouvrier doit représenter les différents intérêts de tous les groupes – géographiques, industriels, etc. – de travailleurs. Il doit être organisé de façon à reconnaître toute l’hétérogénéité de la classe. Le parti, de son côté, est construit autour de tout ce qui unit la classe ouvrière au niveau national et international. Il se préoccupe des principes politiques nationaux et internationaux, non des querelles de chapelles de tel ou tel groupe de travailleurs. Il ne peut que les convaincre, et non leur imposer sa direction. Une organisation dont l’objectif est le renversement du capitalisme par la classe ouvrière elle-même ne peut pas accepter de se substituer aux organes de pouvoir direct de cette classe. Une telle perspective n’est acceptable que par les partis staliniens ou sociaux-démocrates (deux types d’organisations qui se sont d’ailleurs montrées bien trop effrayées par l’activité autonome des travailleurs pour essayer ce type de substitution au travers d’une pratique révolutionnaire dans les pays capitalistes développés).

Dans la mesure où elle se développe sous le capitalisme, l’organisation révolutionnaire doit nécessairement être structurée différemment de l’État ouvrier qui émergera au sein du processus de renversement du système. [56]

Tout ceci permet de comprendre que les théories de Lénine sur l’État et celles sur le parti ne sont pas deux corps de doctrines séparés mais qu’elles doivent être vues dans leur ensemble. Jusqu’à ce qu’il développe sa théorie de l’État ouvrier, il tendait à penser que ses vues sur le parti se limitaient aux circonstances particulières de la Russie. Vu que les partis sociaux-démocrates, puis les partis staliniens, se considéraient comme les précurseurs du futur État, il est naturel que les révolutionnaires authentiques et les socialistes démocrates ne veuillent surtout pas limiter l’accès au parti aux sections les plus avancées de la classe, même lorsqu’ils reconnaissent que ces sections devraient être organisées. Ceci explique les hésitations de Rosa Luxemburg autour des questions d’organisation politique et de clarté théorique. C’est ce qui lui donnait le droit d’opposer et de préférer les « erreurs commises par un mouvement authentiquement révolutionnaire » à « l’infaillibilité du plus clairvoyant des comités centraux ». Mais si le parti et les institutions du pouvoir ouvrier sont deux choses différentes (même si l’un essaie d’influencer l’autre) alors « l’infaillibilité » de l’un devient un pilier central dans le processus qui permet à l’autre de tirer les leçons de ses erreurs.

C’est Lénine qui avait raison à ce sujet, qui en tira les bons enseignements et non, du moins pas jusqu’à la toute fin de sa vie, Rosa Luxemburg. Il n’est pas vrai que « pour les marxistes des pays industriels développés, la position de Lénine est bien moins utile comme guide que celle de Rosa Luxemburg…  » [57]

Nous avons toujours besoin de construire une organisation de marxistes révolutionnaires qui soumettent leur propre situation comme celle de l’ensemble de la classe à un examen scientifique attentif, critiquent sans faiblesse leurs propres erreurs, et, tandis qu’ils participent aux luttes quotidiennes de la grande masse des travailleurs, essaieront d’élever leur capacité d’agir de façon autonome en combattant sans répit leur soumission pratique et idéologique à l’ancienne société. Le rejet des méthodes staliniennes ou social démocrates qui identifiaient la classe à l’élite du parti est très sain. Cela ne doit cependant pas nous empêcher de voir clairement ce qu’il nous reste à faire pour en finir avec leur héritage.

Voir en ligne : Traduit de l’anglais, texte original.

Notes

[1Léon Trotsky, cité dans Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, Maspéro, 1970, tome 1, p. 114.

[2Karl Kautsky, cité dans Marx et Engels, Critiques des programmes de Gotha et d’Erfurt, Editions sociales, Paris, 1966, p.150.

[3Ibid.

[4Karl Kautsky, Le programme socialiste, Librairie des Sciences politiques et sociales, Paris, p. 53.

[5Ibid., p. 96.

[6Ibid., p. 221.

[7Ibid.

[8Ibid.

[9Karl Kautsky, Les chemins du pouvoir, Paris, 1966, p. 26-27.

[10Karl Kautsky, Social Revolution, p. 45 (nous traduisons).

[11Ibid., p. 47.

[12Karl Kautsky, Le programme socialiste, op. cit., p. 130.

[13Ibid., p. 209-210.

[14Ibid., p. 212.

[15Karl Kautsky, Les chemins du pouvoir, op. cit., p. 130.

[16Léon Trotsky, Bilan et Perspectives, Editions de Minuit, 1979, p. 119.

[17Bien qu’il fasse référence aux soviets comme étant «  des organes du pouvoir révolutionnaire  » dans un article important paru en 1915 dans la revue Sotsial-demokrat, il ne leur accorde que peu de place : cinq ou six lignes sur un article de quatre pages.

[19Rosa Luxemburg, Questions d’organisation de la social démocratie russe, publié par les éditeurs sous le titre Centralisme et démocratie, in Marxisme contre dictature, Spartacus, nd., p. 18. Il est intéressant de noter que dans sa réponse, Lénine ne se concentre pas sur la question du centralisme en général mais sur des erreurs factuelles dans l’article de Luxemburg.

[20Rosa Luxemburg, Grève de masse, Parti et Syndicats, in Œuvres, vol. 1, Maspéro, 1976, p. 150.

[21Ibid., p. 123.

[22Rosa Luxemburg, Questions…, op. cit., p. 24.

[23Ibid., p.19.

[24Ibid., p.25.

[25Ibid., p. 24.

[26Ibid., p. 25.

[27Ibid., p. 24.

[28Léon Trotsky, in Bilan et perspectives, op. cit., p. 108.

[29Cité par Isaac Deutscher in Le prophète armé, Paris, 1962, p. 171.

[30Ibid., p. 175.

[31Malheureusement nous ne pouvons pas traiter ici, faute de place, les idées développées plus tard par Trotsky sur ces questions.

[32V. I. Lénine, Œuvres, Tome VIII, p. 98.

[33Ibid., p. 572.

[34V. I. Lénine, in Raya Dunayevskaya, Marxisme et Liberté, p. 202.

[35Ibid.

[36V. I. Lénine, La Faillite de la II° Internationale, Œuvres, Tome XXI, p. 264.

[37Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, Paris, 1934, Tome IV, p. 182.

[38V. I. Lénine, Notes d’un Publiciste, Œuvres, Tome XXVI, p. 51.

[39Lénine, Que faire  ?  ; Pékin, 1975, p. 29.

[40V. I. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, Œuvres, Tome VII, p. 269.

[41Ibid., Discours sur le programme du parti, Tome VI, p. 515.

[42Ibid., Un pas en avant, deux pas en arrière, Tome VII, p. 272.

[43Ibid., Deux tactiques, Tome VIII, p. 153.

[44Ibid., p. 151.

[45Antonio Gramsci Passé et Présent, in Gramsci dans le texte, Paris, 1975, p. 583-584.

[46Antonio Gramsci, Modern Prince, p. 59 (nous traduisons).

[47Ibid., p. 66-67.

[48Antonio Gramsci, Materialismo storico, p. 38.

[49Gramsci, Modern Prince, p. 67.

[50V. I. Lénine, Lettre à Iskra, Œuvres, Tome VII, p. 116.

[51Ibid., Lettre à A.A. Bogdanov et S.I. Gusev, Tome VIII, p. 141.

[53V. I. Lénine, Que faire  ?, op. cit., p. 11.

[54V. I. Lénine, Que Faire  ?Œuvres, Tome VIII, p. 146-147.

[55Ibid., Lettre à Iskra, Tome VII, p. 115.

[56Une certaine confusion s’est infiltrée dans ce débat à cause de l’expérience de la Russie après 1918. Le point essentiel est de comprendre que ce n’est pas la forme spécifique d’organisation du parti qui conduit à une dictature par le parti à la place du pouvoir des Conseils, mais la destruction de la classe ouvrière.

[57Tony Cliff, Rosa Luxemburg, Londres, 1959, p. 54.


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