Mai 68 et ses vies ultérieures, de Kristin Ross

par Danièle Obono

6 septembre 2009

Dans son excellente analyse de mai 1968 [1], le révolutionnaire anglais Chris Harman revenait sur ce curieux tour souvent pris par l’histoire des luttes et mouvements de masse : « Les révolutions manquées peuvent rapidement sortir de notre mémoire. La classe dirigeante s’empresse de réimposer l’ancien mode de vie, et avec lui, l’ancien mode de penser qui présuppose qu’il n’en existe pas d’autre. (...) Et cette suppression de la mémoire peut être si efficace que même les historiens ont du mal à exhumer la vérité et à la distinguer de l’imaginaire. »

Et mai 1968, poursuit-il, n’était même pas une révolution manquée. C’est dire à quel point le travail de sape de son histoire réelle fut particulièrement rapide et réussi.

C’est à cette falsification de la mémoire collective que l’américaine Kristin Ross s’est brillamment attaquée avec Mai 1968 et ses vies ultérieures [2]. À travers l’exemple de mai 1968, c’est toute une « industrie de la mémoire » que démonte et dénonce excellemment Kristin Ross, mettant à jour l’ensemble des processus idéologiques qu’emploie la classe dominante pour mieux nous faire oublier la réalité de nos luttes et la richesse de notre histoire. Aux antipodes du déluge commémoratif autour de mai 1968, cet ouvrage revient sur plus de trente ans de discours idéologiques qui n’ont eu pour but que de brouiller toujours plus la compréhension.

L’objectif de cet ouvrage n’est pas d’apporter une pierre supplémentaire à l’immense édifice des représentations de Mai 68. Il se soucie plus de la France des années 2000 que de celle de 1968, s’intéresse davantage à l’écho qu’au bruit et à la fureur.

Son objet est de montrer « comment l’événement en lui-même s’est trouvé dépassé par ses représentations successives, comment son statut événementiel a résisté aux tentatives d’annihilation, à l’amnésie sociale et aux assauts conjugués des sociologues et des ex-leaders étudiants qui, tour à tour, ont voulu l’interpréter ou en réclamer le monopole. C’est l’énorme littérature sur le sujet - et non son occultation - qui, paradoxalement, a favorisé l’oubli des événements en France. Un discours a été produit, certes, mais avec pour conséquence de liquider (pour reprendre une formule de l’époque), d’effacer ou, au mieux, de brouiller l’histoire de Mai 68. » Il s’agit dès lors de retrouver le sens de cet événement politique sans précédent, en le débarrassant des oripeaux idéologiques (« phénomène biologique autant que social », « révolution sexuelle », etc.) qui l’ont défiguré depuis si longtemps, pour restituer à tous ceux et celles qui luttent aujourd’hui cette partie de leur héritage politique.

Restituer la mémoire confisquée de mai 1968 commence par dévoiler l’ensemble des clichés et les processus de fabrication de l’histoire officielle, ses thuriféraires les plus éhontés et ses organes de diffusions. Aux origines du « mythe soixante-huitard », on retrouve l’interaction de deux types de discours : la personnalisation biographique et une interprétation sociologique qui ré-inscrit la rupture de mai dans le développement quasi inéluctable de la société française, passée d’une bourgeoisie autoritaire à une bourgeoisie capitaliste moderne et libérale. Mai 1968 est ainsi compris comme l’affirmation d’un statu quo, « rébellion au service du consensus », dont la société capitaliste d’aujourd’hui représente l’accomplissement de ses aspirations profondes (liberté et jouissance sans entraves, consommation effrénée, etc.). La personnalisation biographique quant à elle réduit le mouvement de masse aux destins personnels de soi-disant leaders et anciens militants politiques qui ramènent l’enjeu de la lutte politique à des problématiques existentielles. Pour reprendre une description de Guy Hocquenghem, militant de 68 et théoricien de la lutte homosexuelle, « [le liquidateur de 68] a le nez de Glucksmann, le cigare de July, les lunettes rondes de Coluche, les longs cheveux de Bizot, la moustache de Debray, la chemise ouverte de BHL et la voix de Kouchner ». Leur entreprise commencée dès 1978 avec les premières commémorations, atteint son apogée en 1988 avec notamment le Procès de mai, bijou télévisuel où l’on peut voir à l’œuvre l’ensemble des processus du récit révisionniste, de l’autocritique, type procès stalinien : « oui j’ai été un méchant gauchiste, je l’avoue, c’est ma faute, c’est ma très grande faute » à l’autocélébration de sa propre personne en tant qu’incarnant de toute une « génération », certes un peu naïve mais pleine de bonne volonté. Leur charge est complétée par les autoproclamés « Nouveaux Philosophes », de Bernard-Henri Lévy à Luc Ferry, anti marxistes notoires, qui « découvrirent » avec quelques trains de retard les horreurs du stalinisme pour mieux appeler à la fin des utopies et de toute pensée systémique contestataire de l’ordre capitaliste dont ils deviennent les meilleurs défenseurs. Cette stratégie de récupération et de confiscation de la parole de soixante-huit trouve une voie royale de diffusion dans la plupart des grands médias. De Libération, qui de journal radical fondé aux lendemains de 1968 finit très vite par être réintégré dans le système de production idéologique, chargé par « l’orchestre de la presse dominante » de se spécialiser dans « la création d’une sorte d’enclave culturelle pour la gauche. (...) l’émergence du consensus « libéral-libertaire » (selon la définition prémonitoire de l’idéologie du journal par Serge July en 1978) des années 1980. » À l’émission de télévision Apostrophes qui permettra de « lancer » bon nombre de ces nouveaux « intellectuels » médiatiques. Il s’agira pour les repentis et les revanchards de 1968 en se servant d’une version falsifiée de mai à même de contenter le pouvoir de s’assurer une place privilégiée dans le système.

L’Algérie, les étudiants et la grève de masse

L’idée d’une révolution purement culturelle menée exclusivement par des « jeunes », tend à substituer à la représentation marxiste de la lutte des classes une société principalement clivée en fonction des âges. Ainsi la plus importante dimension de 1968, celle du « plus grand mouvement de masse de l’histoire de France, la grève la plus importante de l’histoire du mouvement ouvrier français et l’unique insurrection « générale » qu’aient connue les pays occidentaux surdéveloppés depuis la Seconde Guerre mondiale », est évacuée au profit de la vision « narcissique » d’une quête individualiste et spirituelle. « (...) Mai 1968 ne fut ni une grande réforme culturelle, ni une poussée vers la modernisation, ni l’aube d’un nouvel individualisme. Et ce ne fut surtout pas une révolte de celte catégorie sociale appelée « jeunes ». Ce fut, en revanche, la révolte simultanée de travailleurs et d’étudiants qui se déclencha dans le contexte particulier de la fin de la guerre d’Algérie. Cette guerre marqua l’enfance de certains, d’autres, adolescents ou adultes, vécurent le massacre de centaines de travailleurs algériens par la police de Papon le 17 octobre 1961, ainsi que Charonne et les attaques presque quotidiennes de l’OAS. » Kristin Ross nous relate une autre version de l’histoire. L’histoire d’un mai commencé bien avant 1968 et non pas lié à une identité particulière et des motifs égoïstes mais au contraire à des dynamiques collectives de recherche d’égalité contre le cloisonnement et les hiérarchisations sociales et d’expériences inédites du plaisir à redevenir acteur de sa propre vie, à faire de la politique. L’histoire de mai se redéploie ainsi à l’ensemble des problématiques pleinement politiques du moment. Il apparaît alors que ses racines s’étendent en fait sur près de deux décennies, trouvant ses origines dans les échos militants de la guerre d’Algérie pour se perpétuer jusqu’à la fin des années 1970 des derniers comités de quartiers parisiens aux plateaux du Larzac, malgré l’intense répression et le climat de peur qui règne alors.

Parmi les différents aspects remis en lumière par l’auteure, les racines algériennes de la prise de conscience politique, et au-delà, le lien avec les luttes anticolonialistes et tiers-mondistes occupent une place à part et importante. En effet « dans les années 1960, la politisation massive de la jeunesse des classes moyennes françaises s’est développée sur fond de relations polémiques et d’identifications impossibles avec deux figures totalement absentes de ce tableau : l’ouvrier et le militant anticolonialiste ». Ce sont les deux repères emblématiques du foisonnement d’idées, d’ouvrages, d’arguments qui façonnent la conscience politique de dizaines de milliers de jeunes et moins jeunes pendant cette période. Et voici comment par exemple se fait la transition : «  Le tiers-mondisme français n’était, dans une certaine mesure, rien de plus que la reconnaissance, dès la fin des années 1950, du fait que les anciens colonisés, grâce aux guerres d’indépendance, forment désormais une nouvelle figure du démos, du peuple au sens politique du terme (les damnés de la terre). (...) Le tiers-mondisme du début des années 1960 s’est maintenu même après la guerre d’Algérie, avant de bénéficier, au milieu de la même décennie, du durcissement de l’engagement américain au Vietnam. C’est le maoïsme qui, selon de nombreux militants de la gauche française, a assuré la transition, détournant l’attention jusqu’alors accordée au paysan luttant contre la colonisation vers l’ouvrier de la métropole, pour reconnaître, avec les grévistes des usines automobiles de Turin, que le « Vietnam est dans nos usines ». C’est ainsi que l’ouvrier français devient la figure centrale des mouvements sociaux de Mai 68 stricto sensu. Le maoïsme n’en était cependant pas le seul responsable. En France, au cours des années 1960, anticapitalisme allait de pair avec anti-impérialisme, et leurs discours s’enchevêtraient dans une trame complexe. À cette époque, le slogan « Tous debout, camarades, pour la Bolivie socialiste ! » suffisait à mobiliser 3 000 trotskistes un soir de semaine à la Mutualité de Paris. » Cette réalité, les fossoyeurs officiels de mai s’acharneront à l’enfouir en transformant un anti-colonialisme militant en humanitarisme droit-de-l’hommiste misérabiliste dans sa version Kouchnerienne. Et l’auteure de nous interpeller, faisant involontairement échos aux débats qui secouent la « gauche » précisément aujourd’hui : « certains problèmes français contemporains, comme la montée de nouvelles formes de néoracisme centrées sur la figure de l’immigré, le statut nébuleux des habitants de territoires comme la Nouvelle-Calédonie ou la Guadeloupe, ou de celui de certains habitants des banlieues des grandes villes françaises, suggèrent que la page de l’Algérie et des années 1960 n’a pas encore été tournée. Mais l’effort fourni par une partie de la gauche, soucieuse de se défaire d’une identité largement fondée sur le rejet du capitalisme et le désir d’en finir une fois pour toutes avec leur passé, tout en conservant une vague aura gauchiste légitimant celte condamnation, montre à quel point le tiers-mondisme constitue encore un obstacle. » C’est bien ce que d’aucuns nomment aujourd’hui un « continuum temporel » du colonialisme au post-colonialisme persistant en France.

Par le retour sur les intellectuels et militants, les milieux et pratiques politiques qui ont bien avant la date même de 1968 fourni les bases politiques et idéologiques de la révolte, la mémoire collective des événements se recrée et nous livre l’intensité, la force et l’impact politique du bouleversement général de 1968. Kristin Ross fait ainsi revivre toute la ferveur et le bouillonnement de mai, en utilisant un faisceau de source et de matériel bibliographique particulièrement riche. Des revues aux collectifs d’auteurs comme Partisans, Révoltes logiques ou le Forum-Histoire, aux œuvres cinématographiques telles que La reprise du travail aux usines Wonder. Des romans de Jean-François Vilar comme Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués aux librairies comme La joie de lire et aux maisons d’éditions comme celle de Maspero réactualisent le souvenir politique de la période. De même, la réalité du lien entre le « Mai étudiant » et le « Mai ouvrier » est illustrée par l’exemple de ces lieux de rencontre inédits où se fit la jonction entre étudiants et travailleurs comme le Comité d’action Travailleurs-Étudiants des environs de Censier qui « s’assigna la tâche spécifique de créer des liens entre l’université et les usines. Censier était un peu en dehors des sentiers battus pour les journalistes, qui s’intéressaient davantage à la Sorbonne et au théâtre de l’Odéon, ces grands amphithéâtres du délire verbal. (...) à Censier, le déplacement fonctionnait dans l’autre sens : ce n ’étaient pas les étudiants qui allaient vers les ouvriers, mais l’inverse. En effet, ils étaient attirés par les énormes possibilités matérielles offertes pas les lieux : locaux ouverts à toute heure, machines à ronéotyper, main-d’œuvre constamment disponible pour des liaisons, des travaux d’imprimerie, des débats, etc. Son existence prévient tout déni ironique de la mythologie ouvrière souvent attribuée à Mai, de même qu’elle mine l’opinion selon laquelle la grève s’est développée de manière autonome, sans aucun lien avec le mouvement étudiant, affirmant que leur simultanéité n ’était que pure coïncidence. »

Anticapitalismes

Tous ces témoignages renouent le fil de la mémoire et réfutent l’idée qu’il ne se serait rien passé d’exceptionnel en mai 1968. Et ce fil rouge de la mémoire court jusqu’à aujourd’hui, reliant l’esprit de mai tel que réhabilité ici, entre ruptures et continuités, à cet autre grand ’retour’ du mouvement de masse et renouveau anticapitaliste que fut 1995. « Dans la version consensuelle élaborée dans les années 1980, Mai était supposé avoir rendu définitivement obsolètes tout renouveau du mouvement ouvrier ou tout mouvement de masse populaire. Après tout, Mai était censé être, du moins dans la conception d’Aron, la dernière des insurrections du XIXe siècle, une sorte de pâle simulacre orchestré par des étudiants en mal de drame historique qui déboucha, en fin de compte, sur un psychodrame. Or, problème : voilà que, malgré tout, il se passait à nouveau quelque chose, quelque chose que les organes de presse de la modernité anglo-saxonne considéraient avec horreur et mépris : « Des grévistes par millions, des batailles dans les rues les événements de ces deux dernières semaines en France font ressembler le pays à une république bananière dans laquelle un gouvernement assiégé tente d’imposer une politique d’austérité à une population hostile. » (...) Les grèves de l’hiver 1995 n’étaient pas l’accomplissement d’un potentiel non réalisé en mai 1968. Mais, en interrompant pour un temps l’ordre établi, chacun des deux événements fut un véritable événement politique qui revendiquait une nouvelle façon de formuler l’égalité, en dehors de l’Etat et des partis ; chacun concevait la politique comme une polémique autour de l’égalité sociale. Le fossé séparant l’élite politico-médiatico-intellectuelle des « ouvriers » et du « peuple » pendant l’hiver 1995 faisait renaître la division polémique qui avait été au coeur de 68. (...) Ce faisant, les grèves rouvraient le fossé de Mai et déchiraient le consensus qui s’était formé à la surface des événements de 68. (...) Les grèves de 1995, Seattle et d’autres manifestations politiques agitée semblent, en dépit des différences, partager un dénominateur : l’affirmation à grande échelle du refus du nouvel ordre mondial libéral structuré par l’économie de marché. Toutes ont suscité et continuent de susciter un nouveau regard sur 1968. Grâce à cette redécouverte, l’anticapitalisme radical du mouvement et la lutte des classes des années entourant Mai 68, depuis la fin de la guerre d’Algérie aux grèves Lip du milieu des années 1970, occupent à nouveau le devant de la scène. »

Kristin Ross nous restitue à travers la mémoire de mai 1968 une partie de notre histoire. Son travail, dans la lignée d’un Howard Zinn, milite activement en faveur d’un renouvellement des approches historiques de la recherche qui puisse nourrir nos luttes d’aujourd’hui. À lire donc, ABSOLUMENT.

Notes

[1Chris Harman, Quand la France prit feu : Mai 68, Paris, Publications Étincelle, 1998.

[2Kristin Ross, Mai 1968 et ses vies ultérieures, Editions Complexe, 2005, p.7-9. Sauf indication contraire l’ensemble des citations de l’article sont des extraits de l’ouvrage.


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