Mythologies de Roland Barthes

par Ambre Bragard

6 septembre 2009

Mythologies [1] de Roland Barthes est un outil incontournable pour tous ceux qui souhaitent déchiffrer idéologiquement les multiples informations qu’ils perçoivent. Il s’offre a nous en deux parties : l’une visant à démythifier les mythes d’hier, décryptés au fil de l’actualité entre 1954 et 1956, obsolètes aujourd’hui, mais dont les messages livrés par certains ont pu réapparaître sous une autre forme depuis. L’autre visant à analyser les mécanismes de formation du mythe et sa fonction.

Notre société est le lieu privilégié de l’émergence et de la propagation des significations mythiques. Etant donné l’ampleur et la place qu’occupent aujourd’hui les mass média, nous sommes confrontés quotidiennement à une profusion d’informations - publicités, presses, radios, télévisions - dont la partialité des messages véhiculés peut nous surprendre à l’occasion. Toutefois, ce qui nous apparaît comme un mal isolé et occasionnel, voire accidentel, n’est que le symptôme d’un système de signes global producteur de mythes intrinsèquement lié à la classe dominante.

Nous vivons dans une société bourgeoise reposant sur un certain régime de propriété, un certain ordre social, et une certaine idéologie. Or, il est important de relever un phénomène a priori curieux concernant la dénomination de ce régime, c’est que le régime bourgeois peine à se nommer. « Comme fait économique [écrit Barthes], la bourgeoisie est nommée sans difficulté, le capitalisme se professe. Comme fait politique elle se reconnaît mal, il n’y a pas de parti explicitement « bourgeois » à la chambre. Comme fait idéologique elle disparaît totalement (...) » [2]

En effet, « bourgeois », « petits-bourgeois », « prolétaires » sont bannis du vocabulaire des représentations bourgeoises. Le mot « capitalisme » en revanche, n’est pas tabou économiquement mais idéologiquement.

Détournement du langage révolutionnaire

Pour exemples, Le Monde titrait dernièrement : « L’absence de propriété, c’est le vol ! » [3] ou encore « Le capitalisme mourra-t-il de la baisse tendancielle du taux de motivation ? » [4]. Du point de vue économique ces formules revendiquent haut et fort le système capitaliste mais du point de vue idéologique elles témoignent du besoin vital de déguiser le propos via le détournement du langage révolutionnaire. Ce faisant, convoquer Marx ou Proudhon, sinon dans le contenu du moins dans la forme, revient à se prévaloir de leur autorité scientifique tout en rejetant le fond théorique de leurs analyses. Dire une chose et son contraire simultanément, c’est en quelque sorte nier l’opposition entre les idéologies bourgeoise et révolutionnaire, entre les intérêts des hommes qu’elles représentent, associés du coup dans une même nature humaine et, par conséquent, annihiler la lutte de classe.

Autre exemple flagrant : la récente campagne publicitaire Leclerc qui reprend à son compte les slogans et l’imagerie de 68 afin de promouvoir inconsciemment l’ultra libéralisme auprès des couches laborieuses de la société. Se réfugier ainsi derrière les représentations prolétariennes, c’est postuler que le combat pour le droit à la libre concurrence mené par la chaîne de grandes surfaces est solidaire de celui des travailleurs descendus dans la rue pour défendre leur pouvoir d’achat. Pire encore, il s’agit ici de confondre des luttes antagonistes : patrons et travailleurs unis contre le gouvernement. Encore une fois, il est question de dissoudre la lutte de classe dans une seule-et même nature humaine aux intérêts partagés.

Ce sont là des archétypes de ce qu’est une parole mythique. On entend par parole toute unité, qu’elle soit verbale, visuelle ou concrète, dans la mesure où elle signifie quelque chose. Mais qu’est-ce qu’un mythe ? Nous y venons. Tout système sémiologique (tout ce qui postule une signification) requiert le rapport de deux termes, le signifiant (la forme) et le signifié (le concept), dont la corrélation induit un troisième terme qu’est le signe (l’idée-en-forme). A titre d’exemple, Barthes utilise le bouquet de roses offert à l’être aimé. Nous avons bien trois termes : le signifiant (les roses en tant qu’objet), le signifié (le concept de passion) et le rapport entre les deux premiers termes, le signe (les roses « passionnalisées »). Le mythe, quant à lui, est un système sémiologique second dont le terme initial, le signifiant, n’est autre que le terme final, autrement dit le signe, d’un précédent système sémiologique. On en appelle à un signifiant déjà chargé d’histoire (dans nos exemples, les préceptes de Proudhon et de Marx, les slogans et l’imagerie de 68) dont on ne retient que la forme appauvrie, vidée de sens. L’espace ainsi vacant demande une nouvelle signification qui l’emplisse, c’est le concept mythique (ici, la nécessité des rapports de propriété et la crise du capitalisme due au manque de responsabilité des travailleurs pour Le Monde, le droit à la libre concurrence pour Leclerc). La particularité de ce système réside dans le fait que la forme, autrement dit le signifiant, est motivée par le concept. Elle n’est pas arbitraire, vide de sens comme dans le langage - où rien n’oblige le « mot » arbre à signifier le concept arbre. Ici, la forme a nécessairement une face vide, dans laquelle le concept vient se loger, et une face pleine de sens, ce pour quoi elle a été choisie, qui a valeur d’alibi. En cela, le concept aliène le sens, l’éloigne, mais ne le supprime pas.

Le mythe est une parole définie par son intention (propagande du droit à la libre concurrence) bien plus que par sa forme (« Il est interdit d’interdire de vendre moins cher », « La hausse des prix oppresse votre pouvoir d’achat »). Pour autant, l’intention est en quelque sorte naturalisée par cette dernière (« mais c’est évident, si mon pouvoir d’achat baisse, c’est qu’il est actuellement interdit de vendre moins cher ! ». Il s’en faut de peu pour que la logique libérale paraisse aller de soi). Il semblerait que de la forme découle naturellement le concept. La causalité artificielle mise en œuvre dans le mythe, ce qui résulte d’un choix intentionnel et historique, feint d’être une causalité essentielle, de l’ordre de la nature.

Puisqu’on retire aux choses toute trace du produit humain, le mythe est une parole dépolitisée et dépolitisante -si l’on comprend la politique comme l’« ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale et dans leur pouvoir de fabrication du monde » [5].

En évacuant le réel, le mythe restitue un monde immuable débarrassé de la complexité des actes humains qui l’ont engendré, « Car la fin mêmes des mythes, c’est d’immobiliser le monde : il faut que les mythes suggèrent et miment une économie universelle qui a fixé une fois pour toute la hiérarchie des possessions. » [6]

Idéologie bourgeoise

Revenons-en au problème de l’anonymat de la bourgeoisie. La dissolution du nom bourgeois se fait en premier lieu à travers l’idée de nation, qui, en dessinant une communauté d’intérêts par delà les barrières de classe, lui permet de rallier les couches intermédiaires de la société. Cela postule déjà un début d’universel, d’éternel, puisqu’on efface les inégalités entre les nommes dans les rapports de production. La dissolution du nom bourgeois n’est donc pas un fait accessoire mais le mouvement de l’idéologie bourgeoise elle-même. Dans le mythe comme dans l’idéologie bourgeoise il se produit un retournement du réel, un renversement idéologique, qui est le passage d’une contre-nature, c’est-à-dire d’un produit, d’une intention historique, à une pseudo-nature qui en est totalement dépourvue. D’une part, l’homme agit le monde, d’autre part, le monde conduit les hommes. Précisons que bien que l’idéologie bourgeoise procède de la même logique que le mythe, elle ne s’y résume pas : il est un outil à son service. C’est parce qu’il est l’instrument le plus utile au renversement idéologique que notre société est le lieu privilégié de son expansion.

L’idéologie bourgeoise, en pénétrant ainsi jusque dans les sphères les plus insignifiantes de la vie quotidienne (rites, pratiques sociales, presse, culture...), peut dissimuler ses contours de classe et s’assurer que les idées dominantes sont celles de la classe dominante. « Pratiquées nationalement, les normes bourgeoises sont vécues comme les lois évidentes d’un ordre naturel : plus la classe bourgeoise propage ses représentations, plus elle se naturalisent. Le fait bourgeois s’absorbe dans un univers indistinct dont l’habitant unique est l’Homme Eternel, ni prolétaire, ni bourgeois. » [7]

Pour conclure, puisque le mythe est une parole dépolitisée, ce qui l’exclut est la parole qui demeure politique, c’est-à-dire le langage révolutionnaire. L’une réduit au néant ce que l’autre met en exergue : les rapports de l’Homme à la nature dans leur contexte historique, économique et social et dans la mesure ou ceux-ci peuvent être changés. « Nous devons nous occuper de cette histoire, puisque l’idéologie se réduit, soit à une conception erronée de cette histoire, soit à une abstraction complète de cette histoire. » [8] écrit Marx à ce propos.

Cependant, en société bourgeoise il n’y a pas de culture, de morale ou d’art prolétarien, tout ce qui n’est pas à proprement parler bourgeois doit puiser dans l’idéologie bourgeoise. Le parti révolutionnaire n’apporte en cela qu’une richesse politique. La culture dite populaire (la musique, la télévision, le cinéma...), que certains portent aux nues du fait de sa dénomination trompeuse, n’est qu’une forme appauvrie et donc consommable de l’idéologie bourgeoise ; une culture de masse, pour les masses, qu’on ignore en tant que telle et qu’on laisse se propager paisiblement vu son apparente insignifiance. Quoi de plus explicite que le sport ? - « Tous unis derrière Paris » peut-on lire ces temps-ci dans le métro. Le football également n’est-il pas le loisir le plus populaire mais aussi le plus populiste qui soit ?

Bien sûr, certains remettent parfois en cause l’idéologie bourgeoise, mais cette contestation est rarement globale. Ce que l’avant-garde esthétique refuse c’est le langage bourgeois non son statut. A ce sujet, Barthes note qu’« il est remarquable que les adversaires éthiques (ou esthétiques) de la bourgeoisie restent pour la plupart indifférents, sinon même attachés à ses déterminations politiques. Inversement, les adversaires politiques de la bourgeoisie négligent de condamner profondément ses représentations : ils vont même souvent jusqu ’à les partager. Cette rupture des attaques profite à la bourgeoisie, elle lui permet de brouiller son nom. Or la bourgeoisie ne devrait se comprendre que comme synthèse de ses déterminations et de ses représentations. »Barthes, Ibid., p. 213. C’est en cela qu’il devient urgent de conjuguer une analyse sémiologique à une critique marxiste des représentations bourgeoises quelles qu’elles soient.

Notes

[1Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil Paris, 1957

[2Idem, p. 211.

[3Voir Le Monde Economie du 8 mars 2005 par Alain Faujas.

[4Voir Le Monde du 16 janvier 2005 par Eric Le Boucher.

[5Barthes, Ibid, p.217.

[6Idem, p. 229.

[7Idem, p. 214.

[8Cité par Barthes, extrait de L’idéologie allemande, I, p. 153, Ibid., p. 225.


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