Querelles à gauche

par Chris Harman

28 mai 2010

Il y a peu de choses qui soient aussi perturbantes pour la gauche révolutionnaire que les controverses internes assaisonnées d’attaques personnelles. De tels démêlés ne sont pas l’apanage exclusif de la gauche, si l’on en juge par les chamailleries interminables dans le parti conservateur, ou la querelle de dix ans entre le va-t-en-guerre Tony Blair et le bombardeur Gordon Brown. Mais la gauche socialiste est basée sur des principes très différents de ceux des grands partis politiques contemporains, et les gens attendent d’elle qu’elle les respecte.

C’est la raison pour laquelle Socialist Review, Socialist Worker et International Socialism ont toujours évité de permettre aux discussions nécessaires entre révolutionnaires de dégénérer en chapelets d’injures comme ceux dans lesquels s’égarent certaines sectes. Mais aujourd’hui, comme l’expliquent d’autres articles de cette édition, une altercation malsaine et sournoise a éclaté dans les rangs de Respect, et un petit groupe de notables rassemblé autour de George Galloway a fait scission en dénonçant le Socialist Workers Party et en organisant un meeting public en même temps que la conférence des délégués élus de Respect.

Le SWP était confronté à un dilemme quasi insoluble (un ’Catch 22’). Si nous ne répondions pas aux allégations proférées à notre encontre, les gens pouvaient croire que nous étions coupables. Si nous répondions, nous allions être accusés de provoquer le conflit.

Ce n’est pas la première fois que de tels développements se produisent dans le mouvement ouvrier socialiste.

Les révolutionnaires fonctionnent dans une société capitaliste qui exerce toutes sortes de pressions sur les individus qui s’emploient à la combattre. Il y a la pression à l’abandon tranquille des principes pour avoir une vie plus facile, la démoralisation et le défaitisme qui s’emparent des gens lorsque les luttes ne débouchent pas sur le succès espéré, ou la tendance qu’ont les médias à mettre en valeur des individus jusqu’à ce que leur ego les gouverne.

Les organisations socialistes ont toujours eu à résister contre l’impact de ces pressions. En 1860, Karl Marx eut à se défendre contre des calomnies répandues par les critiques libéraux modérés de la monarchie prussienne pour discréditer la gauche socialiste. Ils s’appuyaient sur les accusations d’un certain Herr Vogt, qui prétendait que Marx extorquait de l’argent à des gens en menaçant de les dénoncer à la police politique. Marx dut interrompre pendant un an ses travaux sur le Capital pour prouver que Vogt était un agent stipendié par Napoléon III.
En 1903, les socialistes russes se réunirent à Londres pour la première tentative sérieuse de construire une organisation unifiée sur le plan national. Les choses semblaient aller très bien quand tout à coup les délégués se divisèrent sur la nature de l’appartenance (membership) à l’organisation.

La férocité des discussions frappa de stupeur les observateurs et même certains participants. Vladimir Lénine fut accusé d’être un ’dictateur’ lorsqu’il estima que ceux qui avaient remporté l’élection démocratiquement devaient contrôler le journal de l’organisation. Cela prit 14 ans à Trotsky pour se rendre compte que la division était en réalité entre ceux qui voulaient une organisation socialiste révolutionnaire sérieuse et ceux dont la mollesse devait les mener un jour à la conciliation avec le capitalisme.

Les premiers temps du mouvement socialiste en Grande Bretagne furent marqués par des disputes tout aussi âpres, même si le résultat fut loin d’être aussi clair. Au début des années 1880, la personnalité fondatrice de la première organisation, la Social Democratic Federation (SDF), était un riche avocat, Henry Hyndman, ancien conservateur dont les convictions nationalistes le portaient à considérer les syndicats comme un obstacle au socialisme et qui ne tolérait aucune contradiction.

Un groupe comprenant William Morris et Eleanor Marx obtint la majorité à la direction de la SDF contre Hyndman, mais renonça par exaspération à mener la lutte pour son exclusion et scissionna pour former une organisation socialiste révolutionnaire rivale, la Socialist League, qui malheureusement se décomposa au moment même où déferlait la plus grande vague de grève de la génération à la fin des années 1880.

Des révolutionnaires comme Eleanor Marx et Tom Mann jouèrent un rôle important dans la League, mais ne parvinrent pas à construire une alternative organisationnelle à la SDF.

D’autres polémiques rageuses entourèrent l’émergence d’une alternative plutôt différente à la SDF avec la fondation de l’Independent Labour Party (ILP) par Keir Hardie en 1893. La SDF proclamait qu’elle était fidèle aux principes socialistes, mais elle continuait à se tenir à l’écart des luttes immédiates des travailleurs, alors que l’ILP avait une meilleure compréhension de l’importance des trade unions, mais oublia ses principes pour obtenir des voix aux élections et le soutien des dirigeants syndicaux.

Il y eut une tentative d’unification des deux organisations lorsqu’un électron libre socialiste, Victor Grayson, remporta une victoire électorale inattendue à Colne Valley, dans le Lancashire, en 1907.

Les années 1910-1914 virent ce qu’on a appelé la Grande Agitation (the Great Unrest), une immense montée des luttes de la classe ouvrière, auxquelles l’unité aurait pu fournir un précieux point de focalisation. Mais les tentatives dans ce sens restèrent infructueuses, les dirigeants des partis rivaux utilisant leurs journaux pour échanger des insultes. Grayson, décrit par Lénine comme ’un socialiste enflammé, sans beaucoup de principes et porté à faire des phrases’, abandonna bientôt la politique socialiste pour faire campagne en faveur de la guerre mondiale, finissant par écrire dans un magazine d’extrême droite.

Il est facile de voir ces disputes entre socialistes britanniques comme un terrible gaspillage de temps et d’énergie qui auraient pu être consacrés à la lutte contre le capitalisme. Mais le véritable gâchis était que des révolutionnaires conséquents aient été incapables, pendant trente ans, de remporter la discussion pour construire une organisation substantielle, à la fois porteuse de principes et active dans la lutte quotidienne. Ceci ne put être réalisé que lorsque Hyndman fut finalement exclu par les membres de sa propre organisation en 1916 pour avoir lui aussi soutenu la guerre mondiale.

Les controverses comme celle qui est en cours dans Respect sont épuisantes pour tous ceux qui sont concernés et peuvent plonger dans la perplexité les observateurs les plus sympathisants. Mais ne pas lutter sur le plan des principes peut être bien plus dommageable que la querelle elle-même.

Voir en ligne : Traduit de l’anglais par JM Guerlin, paru à l’origine dans Socialist Review, décembre 2007

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