1,2,3... Tahrir !

Éditorial du numéro 8

par Sarah Benichou

30 octobre 2011

« Ils disent que nous sommes des rêveurs. Mais les véritables rêveurs
sont ceux qui pensent que les choses peuvent continuer ainsi indéfiniment.
Nous ne sommes pas des rêveurs. Nous sommes en train de nous réveiller
 » [1].

Le 11 septembre a dix ans. Dix ans de « guerre sans limite ». Trois ans presque jour pour jour que Lehman Brothers a fait faillite. Depuis, tout s’accélère, attaques et résistances. Même la révolution vient prendre place dans cette nouvelle réalité. New-York, Zuccotti Square, en plein Wall Street, entre le siège de la Bank of America et le mémorial du 11 septembre, devient Medan al-Tahrir, Liberty Square, la place de la Libération. Plus rien n’est comme avant. Au pied de la première bourse du monde s’organisent des assemblées populaires, les expulsés des subprimes plantent leurs tentes, les pancartes fleurissent... Des assemblées affirment qu’un autre monde est non seulement possible, mais nécessaire, urgent et en marche.

« 1. Nous appelons toutes les villes à se mobiliser. Celles qui le sont déjà doivent développer leurs protestations, les organiser, afin d’éveiller les consciences des habitants des villes encore endormies, pour qu’ils s’organisent afin de perturber le système.

2. Nous lançons un appel non seulement pour que les travailleurs se mettent en grève mais aussi pour qu’ils s’emparent, ­collectivement, de leurs lieux de travail. Qu’ils les organisent démocratiquement. Nous appelons les étudiants et les enseignants à agir ensemble pour enseigner la démocratie, non seulement les enseignants aux élèves, mais aussi les élèves aux enseignants. Il faut se réapproprier les salles de classe pour libérer les esprits, ensemble.

3. Nous appelons les chômeurs, en tant que communauté, à se porter volontaires pour apprendre, pour enseigner, pour que leurs compétences et leur révolte soient au cœur de la révolte générale.

4. Nous appelons à l’organisation d’assemblées populaires dans chaque ville, dans chaque espace publique, dans chaque quartier.

5. Nous appelons à la réquisition des bâtiments abandonnés, des terres abandonnées, de tous les biens saisis et abandonnés par les spéculateurs. Il faut les rendre au peuple. Toute saisie est légitime si elle est organisée par un groupe populaire organisé.
Nous appelons à une révolution politique, une révolution des idées mais aussi de l’ordre des choses. » [2]

Liberty Square, New York, 17 septembre 2011.

Ne plus se cacher, ne plus partir. Rester. Occuper une place. La faire sienne. Avec ses dortoirs, ses services médicaux, ses médias, ses espaces de débats, ses espaces artistiques, ses lieux de prières.

Se libérer en libérant un espace. Ne pas se fixer de limite : on lâche rien. Rester jusqu’au bout : on change tout. Pour exiger la dignité, la justice et la liberté. Défier l’évidence antérieure. Refuser de raisonner comme on l’aurait fait il y a un an.

Non, nous ne revivons pas les premiers instants du mouvement altermondialiste. Wall Street n’est pas Seattle. Non, nous n’assistons pas à une simple résurgence des Forums Sociaux.

Tahrir. Une place. Un exemple. Un objectif. Un nouveau point de repère.

Le monde est en train de changer.

« Le mariage entre démocratie et capitalisme est brisé. Le changement est possible. » [3]

L’exemple des États-Unis est significatif. En mars dernier, l’expérience du Wisconsin a créé un précédent. Lorsque les travailleurs de Madison ont fait grève contre Scott Walker, le gouverneur de l’État, il l’ont rebaptisé « Moubarak ». Cette grève historique dans l’histoire des États-Unis était le premier symptôme d’une crise profonde qui ouvrait la possibilité d’une reprise des mobilisations de masse, là-bas aussi. Convergence. Solidarité. Les restaurants de Madison offraient les repas aux manifestants après les manifestations. Dans tous les États-Unis, nombreux sont ceux qui ont lutté par procuration en faisant livrer des pizzas aux travailleurs grévistes. La beauté et l’espoir étaient dans la rue pour plus d’américains que jamais.

La Tunisie et l’Égypte sont entrées en révolution [4]. C’était il y a moins d’un an. Du Maroc au Yémen la détermination est grande contre les chiens de gardes de la « démocratie » financière, coloniale et guerrière. Le tribut est cher et le combat acharné. La peur change de camp. L’ennemi a une police, une armée, des médias, des avions et des amis, encore plus puissants, qui s’organisent et se coordonnent bien au-delà des frontières. Avec leur polices, leur armées, leurs lois, leurs médias. OTAN, FMI, Union Européenne, EuroMed, etc... Mais l’équilibre est fondamentalement bouleversé. La lutte est engagée entre ceux qui se battront pour le rétablir, par tous les moyens nécessaires, quitte à en modifier le centre de gravité, et ceux qui se fixeront pour objectifs de faire tomber le monstre définitivement. De le détruire, par tous les moyens nécessaires.

« Vos problèmes sont nos solutions » [5]

La langue qui parle d’avenir est celle des ennemis d’hier. Bien plus qu’une crise économique, aussi profonde soit-elle, c’est une véritable crise d’hégémonie que nous vivons aujourd’hui. Une crise du modèle dominant. Dans toutes ses dimensions. Elle est structurelle, durable, politique et spirituelle.

« Vous n’êtes rien, vous avez tout, vous décidez pour tout : vous êtes illégitimes ! ». Voilà ce que disent les affiches du mouvement Occupy ! Du Caire à New York, en passant par la Chine [6] nous sommes les 99% qui ne pouvons que travailler pour vivre, les 99% qui ne possédons rien ou si peu, les 99% qui ne savent pas ou plus de quoi sera fait demain si on ne passe pas à l’action : y’aura-t-il un logement, un travail, une école, un hôpital, y’aura-t-il à manger, sera-t-on en guerre, pourrons-nous parler librement ?

Depuis la chute de Ben Ali et Moubarak, tout s’accélère : des Indignés se sont levés en Espagne et le mouvement ne cesse de s’approfondir et de se généraliser en Grèce. Au Chili aussi. L’Italie est entrée dans la danse. Des secousses se sont faites ressentir à Londres en juillet.

Et c’est désormais le mouvement Occupy ! parti du cœur de la bête qui enthousiasme le monde entier, jusqu’à Gaza [7]. Depuis l’appel lancé le 17 septembre, plus de 150 villes états-uniennes ont leur place occupée. À New York, on s’organisent aussi par quartier [8] Occupy Bronx ! ») et par problématique spécifique (« Occupy the Hood ! », qui s’est monté « en solidarité avec Occupy Wall Street pour encourager et favoriser l’implication des People Of Color (POC) dans le mouvement » [9]. Liberty Square est un point de focalisation politique sans précédent aux USA. Un exemple notable : le syndicat des travailleurs du métro New Yorkais qui avaient dû payer 1 million de dollars d’amende pour s’être mis en grève en 2005 a rejoint Occupy !.

La révolution qui vient

Il ne s’agit pas de prendre nos désirs pour la ­réalité. Crise ne signifie pas effondrement spontané. Et nous sommes encore loin d’une conscience révolutionnaire de masse. Le quotidien est encore dominé par le rythme imposé par le métronome capitaliste. Malgré leur irruption spectaculaire, les troupes qui luttent jour après jour sont encore faibles. Faibles leurs niveaux d’organisation et fortes encore leurs illusions (qui sont aussi, bien souvent, leurs espoirs !). Elles sont loin de posséder une boussole stratégique claire et évidente. Cependant, la colère et l’enthousiasme sont tellement généraux que l’exemple et la détermination de quelques uns prennent valeur d’alarme et préparent le terrain des soulèvements futurs. Sous toutes les formes possibles. Y compris ­certaines que nous n’imaginons même pas encore.

D’une manière différente la lutte des Fralib à Marseille – ces travailleurs qui refusent la fermeture de leur boîte et débattent des modalités d’une reprise – est exemplaire. Bien qu’elle ne soit absolument pas une indication sur le niveau général des luttes dans les entreprises en France, elle pointe la question qui permettrait de les faire avancer toutes : celle du contrôle des travailleurs sur leur entreprise, leur production.
Tout cela, à des degrés divers, est symptôme de ce qui vient et, si nous ne nous aventurons pas à décréter des rythmes ou à prophétiser des dates, c’est bien parce que nous savons le caractère explosif des luttes. Personne n’avait prédit les révolutions tunisiennes et égyptiennes. Au moins devons-nous ouvrir les yeux et réaliser que les bouleversements sont devant nous.

Qui veut la paix prépare la guerre

Dans la gauche radicale du milieu des années 1960 (avant la vague de 68) des courants révolutionnaires, jusque là marginaux et aussi différents que les opéraïstes italiens, Mandel et la IVè Internationale ou Tony Cliff et les International Socialist britanniques avançaient la thématique du contrôle ouvrier. La combinaison entre ce type de revendication et un engagement anti-impérialiste résolu leur permit de préparer ainsi une génération militante qui fut de plain-pied dans le soulèvement de 1968.

Le rôle principal des anticapitalistes n’est pas aujourd’hui de confectionner un beau programme à décliner sur toutes les tribunes électorales.

Il est de défendre la nécessité de revendications et de formes d’organisation qui assurent le contrôle le plus élargi et le plus démocratique sur nos vies.
Parce qu’il s’agit de préparer une véritable guerre, il est indispensable de mieux appréhender ce qu’est notre camp aujourd’hui. Il nous faut connaître ses forces et ses faiblesses : comment organiser dans la lutte la concentration de travailleurs d’un quartier comme La Défense (sans doute une des plus fortes concentrations de France), ou d’un hôpital, ou d’un aéroport ? Quels sont les liens entre les différentes compagnies qui les emploient sur un même site ? Comment relier ces concentrations à la multitude d’unités dispersées dans les quartiers populaires (nettoiement, écoles, poste, boutiques, mini-supermarchés, banques...) ? Quel est le lien entre précarité et quartiers populaires ? En quoi cela impacte-il les formes de luttes dans les quartiers ? Quelles conséquences structurelles à la division sociale du travail selon des critères de sexe et de race ?

De même, il nous faut mieux connaître le camp d’en face, ses forces et ses contradictions : la structure du Capital - ne serait-ce que pour dissiper le mythe d’un pouvoir totalement inlocalisable, nébuleuse bancaire ou financière - l’évolution de l’État (dans les centres impérialistes et dans les pays sous domination), la nature et la structure des forces de répression nationales et internationales, etc...

Généraliser Tahrir, généraliser Occupy !, généraliser Fralib

Ce n’est pas une minorité, aussi brillante soit-elle, d’anticapitalistes qui inventent les formes de lutte et d’organisation qui correspondent aux nécessités d’une période. L’alternative n’est pas dans le programme mais dans le mouvement. C’est le mouvement lui-même.

Par contre, à partir d’une analyse politique rigoureuse, d’une compréhension de la période en lien avec la volonté d’une remise en cause totale du système, le rôle d’une organisation anticapitaliste est de généraliser le meilleur des expériences du mouvement.

Généraliser ne signifie pas répéter, mais bien plutôt « adapter », « traduire » [10]. Aucune recette miracle n’existe, jamais. Éviter les raccourcis est d’ailleurs absolument vital pour le renforcement du mouvement global. Mais cette approche nécessite un effort permanent d’analyse et compréhension politique de ce qui fait l’essence des mouvements, de ce qui est leur moteur et de situer le « lieu » où plongent leur racines. Ce travail est incontournable pour pouvoir les traduire dans n’importe quelle « langue », n’importe quel contexte national ou local.

Dans, par et pour l’action

Pour cela nous avons besoin que le NPA soit le parti dont le centre de gravité politique et militant se situe dans les mouvements. Implanté. Enraciné. Impliqué dans les luttes et leurs débats et non, simplement, présent ou solidaire. Toute analyse sérieuse est impossible sans ancrage réel, sans expérience vivante. De même, pour tout débat théorique, stratégique ou tactique avec les premiers concernés, ceux qui s’organisent et se battent...

Nous devons être le parti qui partage chacune des nouvelles expériences, chacune des tentatives de résistance qui émerge. Nous devons être le parti qui les popularise, le parti qui les met en débat, largement. C’est ainsi que nous serons l’outil politique qui les renforce, concrètement. Nous devons être le parti qui cherche à forger les instruments, pratiques et théoriques, permettant d’avancer dans ce sens-là. Au cœur des confrontations. Nous devons être le parti permettant de convaincre largement qu’il est, non seulement possible, mais nécessaire d’avancer, dans ce sens-là, aujourd’hui, ici comme partout.

Pour nous, rien ne devrait être plus important aujourd’hui que le renforcement militant des mobilisations antinucléaires ou d’appuyer les tentatives de construction d’un mouvement antiraciste ancré dans les quartiers populaires. Rien ne devrait masquer l’urgence de favoriser l’émergence d’une lutte antifasciste offensive. Rien ne devrait relativiser l’enjeu qu’il y a à construire la solidarité internationale avec les processus révolutionnaires en cours, contre la chasse aux migrants et les interventions militaires. Rien ne devrait permettre de manquer d’ambition dans la construction de la bataille contre l’austérité et la dette, véritable concrétisation d’une approche anti-nationale, actuellement indispensable à opposer à l’option nationaliste de nos dirigeants, qu’elle soit xénophobe et guerrière ou protectionniste et paternaliste. Rien. Surtout pas le spectacle ridicule de la concurrence électorale.
C’est dans la rue, les assemblées populaires, les actions et les collectifs militants que nous pouvons proposer à tous et toutes de décider du monde que nous voulons. C’est dans ces lieux que nous pouvons nous organiser largement pour mener cette bataille. C’est là que l’avenir se construit, aujourd’hui plus que jamais. C’est là que nous devons être.

Notes

[1Slavoj Zizek, adresse aux occupants de Liberty Square, New York City, le 9 octobre 2011 : http://bit.ly/pLYDiN et en vidéo : http://bit.ly/mW5Ct4.

[3Slavoj Zizek, ibid.

[4Pour aborder l’ancrage populaire de la révolution égyptienne, voir «  Même les dattes  », court-métrage réalisé par Karim Sayyad dans le cadre du festival Yallah. http://bit.ly/ouuLHF.

[5In Charlatown, Amazigh Kateb,
Gnawa Diffusion : http://bit.ly/qSoQSJ.

[6Plusieurs centaines d’habitants de Zhengzhou, capitale de la province du Henan, ont manifesté en soutien à Occupy Wall Street le 6 octobre : http://bit.ly/ppJ3Qh.

[7La direction palestinienne du mouvement BDS a lancé un appel : «  Occupy Wall Street Not Palestine  !  » http://bit.ly/p42RXp et photo de pancarte en Palestine : http://bit.ly/qIKJwc.

[8Article-bilan de la manifestation par les camarades américains de l’ISO : http://bit.ly/rhok5r.

[9Présentation de Occupy the Hood :
http://bit.ly/rkp32W.

[10La problématique de la «  traduction  » politique (au-delà des mots) des expériences révolutionnaires exemplaires a notamment été avancée par Gramsci, dans ses écrits de prison, à partir du constat d’échec de l’extension de la révolution russe à l’Europe de l’Ouest dans les années 20. La question du contrôle ouvrier était aussi au cœur de ses questionnements dans la recherche des médiations nécessaires pour faire émerger une alternative politique, sociale et idéologique solide et efficace dans le combat, sur la durée, contre le capitalisme «  avancé  ».

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