Entretien avec Nicos Loudos

Au cœur de la tempête

Crise et résistance en Grèce

par Christakis Georgiou

4 février 2012

C’est sans doute la Grèce, au coeur de la tempête, qui nous parle le plus de notre avenir. Nous nous sommes entretenus avec Nicos Loudos, membre du Parti Socialiste Ouvrier (SEK) et de la Coalition de la Gauche Anticapitaliste Grecque (Ant.Ar.Sy.A) car c’est de l’expérience des résistances qui s’y mènent que nous avons le plus à apprendre.

Depuis janvier 2010, la Grèce est au cœur de la tempête de la « crise de la dette souveraine » mais aussi des résistances de masse aux mesures d’austérité. Peux-tu nous décrire comment tu vois évoluer la situation dans l’avenir ?

À la fin 2009, la crise de la dette souveraine de Dubaï a fonctionné comme une sonnette d’alarme. La façon dont l’éco­nomie mondiale a été sauvée après la faillite
de Lehman Brothers a eu comme résultat que la crise s’est transformée en une crise de dettes d’états entiers cette fois. La Grèce s’est retrouvée à la tête de la liste des pays candidats à la faillite. Au printemps 2010, le premier mémorandum (accord) avec l’UE, la BCE et le FMI a été signé. On nous assurait qu’un prêt de 100 milliards d’euros environ et une seule cure d’austérité suffiraient pour que l’économie grecque se redresse. Le principal objectif était d’assurer que les banques européennes auxquelles la Grèce empruntait ne seraient pas mises en danger par un défaut de paiement. Le sauvetage « grec » était un sauvetage des banques. Il y avait également deux autres objectifs : d’abord, on considérait qu’avec l’intervention européenne les marchés se calmeraient et qu’au bout de quelques mois la Grèce pourrait à nouveau emprunter comme avant ; ensuite, qu’il n’y aurait plus de risque de contagion à d’autres économies fragiles.

Un an et demi plus tard, l’échec est patent. L’économie grecque est entrée dans une récession profonde. Les taux d’intérêt sont plus élevés que jamais et la Grèce est insolvable. Le FMI est déjà en Irlande et au Portugal.

De nouveaux mécanismes de sauvetage et de surveillance sont en train d’être mis en place. La Grèce a déjà signé un second mémorandum, avec plus d’austérité mais aussi avec des termes plus durs (des privatisations forcées).

Les travailleurs et les jeunes en Grèce ont vécu de près l’austérité mais aussi son échec. Chaque paquet de mesures gouvernementales était censé être le dernier. Ainsi une spirale de mobilisations avec plus de 12 grèves interprofessionnelles et des dizaines d’autres mobilisations sectorielles a été provoquée.

Les moments les plus forts ont été le 5 mai 2010 lorsque la manifestation interprofessionnelle a failli envahir le parlement ; le 15 juin 2011 lorsque le premier ministre a démissionné puis est revenu sur sa décision en 24 heures ; et la grève de 48 heures les 28-29 juin où il y a eu des affrontements de masse au centre d’Athènes.

Le gouvernement va revenir de vacances affaibli en raison de la crise mondiale et les travailleurs vont revenir avec encore plus de colère et une plus grande expérience de luttes. Je pense que la lutte va s’intensifier.

La Grèce est l’un des premiers pays qui a commencé le processus de retour des résistances de masse qui caractérise la période actuelle. De quelle façon cette histoire récente a influencé les développements des deux dernières années ?

Le mouvement ouvrier grec n’a jamais subi une défaite écrasante, comme celle des mineurs en Grande Bretagne. Ça ne veut pas dire qu’il n’a pas traversé une période
de recul. L’ambiance insurrectionnelle après le renversement de la junte militaire a débouché sur des illusions électorales, aussi bien du côté du PASOK (parti social-démocrate grec) que du côté du PC grec.

En 1985 le gouvernement PASOK a tenté pour la première fois d’appliquer un programme de rigueur, ce qui fut un échec.

La GSEE (centrale syndicale grecque) a scissionné et une grande partie des syndicalistes du PASOK ont collaboré avec la gauche radicale [1]. Seul le défaitisme de la gauche radicale présente au parlement a réussi à rediriger cette vague de contestation vers la social-démocratie. La deuxième tentative d’attaque néolibérale par le gouvernement Mitsotakis (1990-1993) s’est heurtée à un mur de résistance ouvrière, en dépit du fait que la gauche était plus faible cette fois-ci.

Ce que nous avons vu à partir de la fin des années quatre-vingt-dix a été le retour des luttes combatives dans lesquelles il y avait moins d’illusions envers les bureaucraties syndicales. Commencent à apparaître des minorités combatives (y compris chez les syndicalistes du PASOK) qui organisent la radicalisation et la coordination. Le succès des deux grèves interprofessionnelles au printemps 2003 a conduit le gouvernement de Simitis à abandonner leurs attaques contre les retraites.

Une spirale de mobilisations avec plus de 12 grèves interprofessionnelles et des dizaines d’autres mobilisations sectorielles a été provoquée. Le 5 mai 2010, la manifestation interprofessionnelle a failli envahir le parlement

Il y a quatre facteurs qui se sont mutuel­lement influencés ces dernières années. 1. Les résistances même quand elles n’étaient pas victorieuses conduisaient les gouvernements à des reculs et des compromis. 2. À travers les luttes se développaient des minorités combatives constituant une accumulation de forces pour la suite. 3. La gauche anti­capitaliste a commencé à intervenir avec des résultats concrets. 4. La crise globale du système a provoqué un courant permanent de radicalisation qui a conduit à des explosions.

La révolte de décembre 2008 en est l’exemple le plus connu, mais il y a eu les occupations étudiantes en 2006-2007 et la grève des enseignants durant un mois et demi.

Le gouvernement de droite de Karamanlis n’a pas achevé son deuxième mandat. Il
a démissionné sous le poids de sa crise. Ainsi, lorsque Georges Papandreou a été élu Premier ministre à la fin de 2009, il avait à faire face à un mouvement prêt à la lutte et à une société avec des signes évidents de distanciation de la politique dominante.

Ces deux dernières années d’autres éléments sont venus concentrer toute cette expérience : la crise économique, la crise des institutions et de la politique, une radicalisation sociale et un anticapitalisme qui commence à implanter ses racines.

Quelle a été l’influence de l’apparition du mouvement des Indignés sur le mouvement syndical ?

Le mouvement des Indignés a été la fin d’une illusion convenable (aussi bien pour la bureaucratie syndicale que pour le gouvernement et la droite). Voilà des années qu’on nous dit que les luttes en Grèce ne concernent qu’une minorité. Sur la place Syntagma – lieu de rassemblement se situant devant le parlement - nous avons été témoins d’une autre réalité. Des milliers de gens, des chômeurs, des non-syndiqués sont descendus sur la place et disaient de toutes les façons qu’ils voulaient des luttes plus combatives. Il y a eu des tentatives, surtout de la part des médias qui soutiennent le gouvernement, de présenter le supposé affrontement entre les Indignés et les syndicats comme le sujet principal. Cette tentative a échoué. Les grévistes de DEI (compagnie publique d’électricité) ont été accueillis avec enthousiasme à Syntagma. Dans toutes les villes en mouvement, les grèves interprofessionnelles se sont terminées sur les places centrales.

Les Indignés ont fait apparaître clairement le conservatisme des directions syndicales. Ils ont fait aussi apparaître à quel point beaucoup de gens ont besoin de faire le lien entre les différents fronts, ce que les directions refusaient catégoriquement. Cependant, les places occupées n’ont pas été le lieu de construction d’une direction alternative. Durant les jours cruciaux des grèves, le pari se jouait de la façon « classique » - à savoir s’il y avait une présence organisée de travailleurs combatifs dans chaque lieu de travail. Les appels venant des places occupées pour occuper les usines étaient utiles, mais il faut aussi des travailleurs pour les mettre en œuvre.

Comment les camarades du SEK travaillent-ils dans les syndicats ? Comment cherchez-vous à « travailler avec et contre » la bureaucratie ?

Notre orientation centrale est que la classe ouvrière est le sujet qui peut conduire toute cette résistance vers la victoire. Cela détermine la façon dont nous intervenons. Nous travaillons dans les syndicats indépendamment de leurs directions. L’expérience des luttes des dernières années a montré qu’il y a eu des exemples importants d’affrontements entre la direction et la base. Cependant, ces affrontements sont apparus exactement là où les syndicats sont forts, organisés et où ils ont pu mener des luttes importantes. Dans le syndicat des bus, le président du syndicat a été contraint à la démission suite aux ­décisions des assemblées générales en faveur de la reconduction de la grève. Dans le secteur des médias, nos camarades ont joué un rôle central dans le déclenchement de la grève de quatre jours, en dépit du fait que la direction du syndicat était de droite et contre la grève.

À travers ces expériences s’est constituée une partie de la base qui est capable de prendre les choses en main là où les bureaucraties syndicales s’arrêtent

À travers ces expériences s’est constituée une partie de la base qui est capable de prendre les choses en main là où les bureaucraties syndicales s’arrêtent. Les révolutionnaires doivent se mettre au service de cette partie pour qu’elle puisse prendre des initiatives et gagner en confiance. Cela veut dire un travail dans les syndicats, mais indépendamment des rythmes de la direction.

En même temps, nous organisons des gens à travers le Comité de Solidarité des Syndicats et des Syndicalistes. C’est une initiative qui essaie de transmettre des expériences entre les lieux de travail qui sont en mouvement et d’organiser la solidarité avec les luttes délaissées par la bureaucratie.

Les camarades du SEK interviennent politiquement dans les syndicats. Dans des périodes de crise les questions se politisent de façon plus intense que jamais, et s’il n’y a pas de réponses politiques, les bureaucrates peuvent couper court à l’action. Le racisme et d’autres types de division de la classe ouvrière ont été utilisés maintes fois ces derniers temps pour affaiblir les luttes. Sans réponse globale sur le caractère de la crise, les luttes risquaient à chaque moment d’être soumises aux dilemmes du gouvernement : faillite ou mémorandum ? Sauvetage ou isolement ?

La gauche grecque est très forte mais aussi très divisée. Au-delà de la social-démocratie, il y a le PC stalinien, la coalition Syriza mais également une gauche extra-parlementaire forte. Quel a été l’impact des développements de la situation depuis 2010 sur la gauche ?

La crise et les résistances ont porté les réponses de la gauche au devant de la scène. Avec la faillite du capitalisme, le dévoilement des faiblesses de l’UE et l’attaque par le PASOK contre la classe ouvrière la plus féroce depuis l’occupation d’Athènes par les nazis, les gens attendaient les initiatives de la gauche. Malheureusement, la gauche parlementaire n’a pas été à la hauteur exigée par les circonstances. Dans une certaine mesure, c’était le résultat de la perplexité de la gauche face à ce qu’il se passait. Aussi bien Syriza que le PC ont initialement interprété la crise plus ou moins comme une astuce idéologique de la classe dirigeante. Lorsqu’il commençait à être évident que la crise était un événement réel qui exerçait une pression sur la classe dirigeante pour des attaques toujours plus grandes, les choses sont devenues plus difficiles. Il ne suffisait plus de dénoncer le PASOK et les directions syndicales. Il fallait des réponses réelles. Les deux partis de la gauche ont continué avec la même tactique qu’ils avaient avant la crise : de l’indifférence pour les luttes qui dépassaient les limites des directions, la dénonciation des syndicats qu’ils ne contrôlent pas, mais également aucune initiative alternative au sein des syndicats où la gauche est forte. Syriza continue à chercher une solution alternative dans une initiative de l’UE, alors que la secrétaire générale du PC a récemment caractérisé une sortie potentielle de l’euro comme une « catastrophe ». Dans les deux partis (dans Syriza plus ouvertement, mais aussi dans le PC), les signes de confrontations internes et de l’introversion sont plus qu’évidents.

Le fait qu’avant le déclenchement de la crise nous avions pris l’initiative de créer ANTARSIA s’est avéré un choix crucial.

La gauche anticapitaliste n’aurait pas pu jouer un rôle important dans la situation si elle ne s’était pas organisée dans une plateforme politique commune et que les différentes organisations n’aient pas commencé à mener des expériences communes et à développer un code de communication commun. Le succès aux élections de 2010 avec l’élection de conseillers régionaux et municipaux dans plusieurs villes grecques est l’un des résultats politiques de la dernière période. Ça a été un tournant pour la gauche anticapitaliste grecque.

La gauche anticapitaliste n’aurait pas pu jouer un rôle important dans la situation si elle ne s’était pas organisée dans une plateforme politique commune

Le programme anticapitaliste d’ANTARSIA, qui commence à parler de répudiation de la dette, de nationalisation des banques sous contrôle ouvrier et d’interdiction des licenciements, a aidé de nombreuses luttes à avoir une perspective. La gauche parlementaire considère qu’un tel programme est trop avancé pour les « rapports de force » actuels. Elle continue à ne pas regarder la vitesse avec laquelle ces fameux rapports de force changent.

Le renforcement d’ANTARSIA ne s’oppose pas au reste de la gauche. Bien au contraire, nous pensons que nous aiderons à ce que l’introversion du PC et de Syriza puisse déboucher très bientôt à de plus nombreuses et plus fortes voix parlant ouvertement de solutions anticapitalistes. N’oublions pas aussi que c’est à la base du PASOK que se déroulent les confrontations les plus intenses.

En Grèce vous avez un parti fasciste — le LAOS — ayant une présence parlementaire mais aussi une organisation ouvertement nazi – l’Aube Dorée – qui utilise des tactiques très violentes. Comment ont-ils été impactés par les développements récents et quelle est la réponse de la gauche ?

Le lien entre le racisme et le fascisme d’un côté et de la crise de l’autre est devenu plus évident que jamais durant les deux dernières années. Il faut dire que la carte du racisme a été jouée par le gouvernement de la Nouvelle Démocratie, à sa toute fin, en 2009, avec l’aide des médias. Ils ont tenté de transformer l’immigration en sujet numéro 1 de l’actualité pour éviter la défaite électorale. Le PASOK a suivi le même chemin dangereux à mesure que la crise s’approfondissait. Avec des expulsions massives, des menaces de construction de camps de concentration, la stigmatisation des immigrés, le refus de construire ne serait-ce qu’une seule mosquée à Athènes, il essaie de créer un climat de consensus sur la base du racisme. Les fascistes ont exploité à fond ces ouvertures. Les membres d’Aube Dorée essaient de contrôler avec leurs bandes des quartiers entiers dans le centre d’Athènes, mettent le feu à des mosquées, et ils ont assassiné des immigrés dans le centre d’Athènes après des pogroms avec des couteaux et des bâtons. Le LAOS — lequel regroupe des anciens de Nouvelle Démocratie jusqu’à des néonazi vétérans dans son groupe parlementaire — a agi d’une façon plus respectable mais parallèle. D’abord, il a soutenu toutes les attaques de la Troïka (UE, BCE et FMI) et du gouvernement, et dénoncé toutes les luttes et grèves. Au contraire des analyses de tous ceux qui parlaient du LAOS comme d’un parti « populiste », le LAOS a pris les devants pour soutenir la classe dirigeante aux moments difficiles de la crise. Le gouvernement du PASOK considère désormais le LAOS comme son allié politique le plus puissant. Le prix de cette alliance odieuse est que le racisme est devenu encore plus clairement un élément du programme gouvernemental. Tous ensemble pour la stabilité du capitalisme grec.

La gauche a eu du mal à faire face à ce phénomène. La réponse habituelle jusqu’à récemment était qu’il n’y a pas de danger fasciste en Grèce. C’est plus difficile de défendre cette position aujourd’hui quand on calcule qu’en Mai 2011 il y a eu deux assauts physiques contre des immigrés par jour.

De notre côté, nous avons maintenu la lutte antiraciste et antifasciste au devant de l’actualité. Le Mouvement Unis Contre le Racisme et le Danger Fasciste et l’Union des Travailleurs Immigrés, des initiatives organisées avec l’appui du SEK ont réussi à mobiliser massivement des immigrés qui ont participé à toute la série des grèves interprofessionnelles et jusqu’aux Indignés. En même temps, une série de luttes ouvertes dans des quartiers est en train d’avoir lieu contre des attaques fascistes ou des tentatives du gouvernement de construire des camps de concentration.

Notes

[1Note de la rédactio :
en Grèce, il s’agit du PC, Syriza, et la gauche extra-parlementaire (trotskiste, maoïste, etc.).

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