Quelle stratégie pour lutter contre l’impérialisme ?

par Antoine Boulangé

5 octobre 2009

Dans leur livre, Olivier Besancenot et Michael Löwy ont fait le choix de s’attacher à la pensée socialiste de Guevara, mais on peut regretter que cela se traduise par une analyse très abstraite des stratégies du Che. Il est évident pour tous, y compris pour les auteurs, que la question de la guérilla n’a pas d’actualité stratégique pour nous en France. Mais si on veut comprendre les stratégies du Che et leurs limites, il est essentiel de revenir sur la question du « foco » et de ses conséquences politiques. Cela implique de prendre au sérieux la définition donnée par Bensaïd en conclusion du livre qui le caractérise comme « penseur d’actes ». Une citation des Écrits militaires du Che résume bien sa vision : la lutte armée est centrale dans le projet qui vise à lier lutte anti-impérialiste et lutte pour le socialisme. Pour le Che, la contradiction de plus en plus insoutenable entre exploiteurs et exploités « fera que, lorsque les avant-gardes armées des peuples prendront le pouvoir, elles auront liquidé dans leur pays en même temps et les impérialistes et les exploiteurs locaux. Elles auront cristallisé la première étape de la révolution socialiste, elles pourront commencer à construire le socialisme ».

Le point de départ de Guevara en 1954 est totalement juste, lors de l’écrasement sanglant dirigé par les USA du processus « démocratique » au Guatémala : on ne peut affronter l’impérialisme pacifiquement. Cet engagement inébranlable va être un de ses moteurs essentiel. Lorsqu’en avril 1967, il lance son fameux message à la Ticontinentale « créer deux, trois, une multitude de Vietnam, telle est la consigne », c’est concrètement pour lui, les armes à la main. La « question militaire » est, même si elle n’est pas la seule, essentielle pour comprendre la trajectoire du Che vis à vis de Moscou. Au départ, la question de l’URSS est secondaire. Il est avant tout engagé dans la lutte militante puis combattante contre l’impérialisme US. Depuis 1954, il est devenu communiste, mais pratiquement, il s’engage dans la guérilla aux côtés de Castro jusqu’à la prise du pouvoir en janvier 1959. Il n’aura par exemple jamais mis les pieds dans une ville cubaine avant la victoire.

Dans le fameux débat « La Sierra y el Llano » (la montagne et la plaine), Guevara définit la lutte militaire de guérilla comme prioritaire et centrale pour infliger une défaite à l’impérialisme. Il défend bien évidemment le fait que la lutte ne soit pas cantonnée à la Sierra (la guérilla basée sur les campagnes), mais la lutte dans les villes n’est principalement conçue que comme point d’appui, un soutien à la lutte militaire. Pour le Che, la lutte dans les villes, là où existe une classe ouvrière non négligeable, est secondaire. C’est ce qu’il tentera de mettre en oeuvre à nouveau de 1965 à 1967. Or c’est une faiblesse centrale de la stratégie du Che. Si la révolution à Cuba a pu faire tomber Battista, c’est qu’elle traversait, sous une forme ou sous une autre, toute la société cubaine. Le régime était à bout de souffle, la guérilla a pu apparaître comme une alternative car plus personne ne voulait de Battista. Cuba est un large mouvement de libération nationale. Castro mène d’ailleurs une politique d’alliance (parfois sans principes), avec de nombreux mouvements sociaux, syndicats, petits bourgeois… Castro et Guevara sont d’accord sur une chose essentielle : tout faire pour battre les États-Unis.

La guérilla, dirigée de manière héroïque par le Che, va rester jusqu’à la prise du pouvoir un mouvement nécessairement restreint : elle n’impliquera jamais plus de 3 000 personnes, puis passera à 10 000 de novembre 1958 à janvier 1959, sur une population totale de 7 millions d’habitants, dont 58% dans les villes. Le PSP par exemple (le PC cubain prosoviétique, auquel Guevara n’appartient pas, et qui rejoindra tardivement la révolution) regroupe autour de 15 000 militants dans les centres urbains, dont des militants syndicaux de gauche, même si les bureaucraties syndicales étaient malheureusement infiltrées par les mafias liées à la CIA.

La généralisation de cette stratégie de confrontation militaire directe avec l’impérialisme sera tragique, pour le Che comme pour de nombreux mouvements guévaristes en Amérique latine dans les années 60-70, qui se feront briser physiquement par l’impérialisme. Si les USA ont été battus au Vietnam, c’est pour trois raisons :

- développement du FNL, mouvement paysan de masse, combattant, qui rassemblait des centaines de milliers de personnes, appuyé par le Nord Vietnam

- un mouvement international antiguerre puissant (qui sera par exemple essentiel dans la politisation de la génération de 1968)

- une révolte sans précédent au sein même de l’armée US qui obligea les USA à se retirer

Idem pour l’Algérie. Le FLN subit une défaite militaire en 1958 avec la bataille d’Alger. Mais c’est une défaite politique pour la France : le mouvement FLN s’intensifie et gagne les villes algériennes et la métropole.

En 1959, à Cuba, les perspectives de Guevara ont un sens. Pour résister aux pressions de l’impérialisme (incessantes depuis bientôt 50 ans), il fallait des solutions « pragmatiques ». En l’absence de pouvoir par en bas, face à l’effondrement du régime, l’armée devient la colonne vertébrale du nouvel État. Même si elle est clairement anti-impérialiste, elle va rester organisée sur des principes hiérarchiques verticaux et ne sera jamais sous le contrôle, au moins partiel, des travailleurs (ce que fut l’armée rouge soviétique au début).

C’est également une politique pragmatique qui va être entamée en matière d’alliances internationales. Il est évident, pour le Che comme pour tous les cubains, qu’un petit pays comme Cuba ne peut résister seul à un impérialisme aussi puissant que les USA, situés à 150 km. Or la question des alliances se posait dans un contexte où deux blocs s’affrontaient, l’Est et l’Ouest. Jusqu’en 1959, Guevara ne s’est jamais questionné réellement sur les pays de l’Est. Il accepte le discours communiste officiel. L’URSS lui semble donc, dès l’arrivée au pouvoir, un allié évident. Mais, très vite, il va se rendre compte que les relations que l’URSS veut établir avec Cuba, au nom de prétendus intérêts socialistes, ne sont fondamentalement que d’autres relations de domination et de soumission, cette fois aux intérêts militaires et économiques de l’Union soviétique. C’est ce qu’il dénoncera brillamment à Alger en février 1965, entraînant son « expulsion » de Cuba.

Les années 1961-62 sont importantes. Les tensions internationales entre les USA et l’URSS sont extrêmes, Cuba étant un des points de résistance anti-impérialiste. En avril, la CIA « envahit » la baie des Cochons. Guevara met en échec l’opération, à la tête d’une dizaine de milliers d’hommes face à 2 000 cubains anticastristes encadrés par des américains. Guevara soutient alors l’accord avec l’URSS pour la fourniture d’armes, y compris nucléaires. Il va subir une évolution paradoxale rapide. En 1962, il est le principal négociateur cubain, fait des voyages en Europe de l’Est et encourage la mise en place des missiles nucléaires. Pour lui, la fin, c’est à dire la riposte directe après la tentative US, justifie tous les moyens, y compris un moyen qui, si l’on y réfléchi, est totalement antagoniste avec la fin, c’est à dire l’émancipation humaine et le socialisme. Qu’est-ce que signifie à ce moment là pour le Che la « subversion cubaine » ? « Ils ont raison, c’est l’exemple effrayant d’un peuple qui est disposé à s’immoler par les armes atomiques pour que ses cendres servent de ciment aux sociétés nouvelles, et qui, lorsqu’un accord est conclu sur le retrait des fusées atomiques sans qu’on ne l’ait consulté, ne pousse pas un soupir de soulagement, n’accueille pas la trêve avec soulagement ». On comprend que ces phrases du Che n’apparaissent pas dans le livre de Besancenot et Lowy, car c’est plutôt effrayant. Inévitablement, les premières victimes d’un conflit nucléaire auraient été les travailleurs, la population des USA, tous ceux qui réussirent quelques années après à mettre fin à la guerre du Vietnam, mais jamais les dirigeants.

Dans le feu de l’action militaire, on en vient à oublier les principes, et c’est pour cela qu’il peut-être tentant de faire des généralisations excessives de certains écrits du Che sur l’éthique, l’homme nouveau… En fait, ici, le conflit militaire justifie tout. On ne peut s’en satisfaire. Mais c’est cette détermination inébranlable à lutter contre l’impérialisme qui va nourrir sa perpétuelle évolution. Lors de la crise des missiles en septembre-novembre 1961, Kroutchev et Kennedy vont finalement passer un accord sur le dos des cubains. Il devient évident pour Guevara que les relations de Cuba avec l’URSS ne sont que celles d’un vassal, et pas seulement à Cuba. C’est ce qui va le mener à son discours d’Alger en 1965, où il critique directement l’URSS et appelle à la création d’une voie alternative, autonome de Moscou, incarnée alors par la tricontinentale. C’est parce qu’il devient gênant pour l’établissement de bonnes relations entre La Havane et Moscou qu’il est mis hors jeu par Castro et les dirigeants cubains en 1965, sous pression soviétique. Il ne va cependant jamais aller jusqu’à analyser et remettre en cause la nature de l’URSS.

Il va alors tenter de montrer l’exemple, se battre à tout prix. Il part au Congo créer un nouveau foyer de lutte : « La victoire au Congo montrera aux Africains que la libération nationale ouvre la voie au socialisme... ». Il s’agit de « montrer », faire la preuve par l’exemple. C’est un fiasco total. Penser peser sur la situation politique en débarquant avec 200 guérilleros à 10 000 km de Cuba ne pouvait que mener à l’échec. C’est une caricature de l’élitisme et du substitutisme. Nasser, assez clairvoyant, avait prévenu Guevara : « Vous m’étonnez beaucoup. Voulez vous devenir un nouveau Tarzan, un blanc venu parmi les noirs pour les guider et les protéger ? C’est impossible. Cela ne réussira pas ». Mais pour Guevara, la lutte reste envisagée principalement du point de vue du « foco ». Il faut propager de nouveaux foyers, à tout prix. Le problème, c’est que les bonnes intentions ne suffisent pas. Guevara retourne secrètement à Cuba. Il y prépare sa dernière mission qui échoue, après une résistance héroïque à nouveau. Aussi déterminés soient-ils, ce n’étaient pas des groupes de quelques centaines de combattants qui pouvaient alors infliger de sérieuses défaites à l‘impérialisme, en Bolivie ou ailleurs.

Bien sur, la lutte anti-impérialiste ne peut éviter de prendre une dimension militaire. Mais celle-ci ne peut gagner que si elle s’appuie sur un vaste mouvement au sein de la classe ouvrière, dans les pays du tiers-monde, mais également au sein des grandes puissances impérialistes. Aussi héroïque soit-elle, la guérilla irakienne ou libanaise ne pourra vaincre sans le développement d’un puissant mouvement antiguerre international. La contestation grandissante au sein des USA et en Europe de la barbarie impérialiste sera centrale pour l’avenir. Or, même si le Che en appelait à la solidarité internationale et à un mouvement planétaire, c’est bien en termes de confrontation militaire et de construction de guérilla qu’il donnait des perspectives. Cette voie sera tragiquement suivie par une large partie de l’extrême gauche sud américaine, qui le paiera chèrement. La classe ouvrière est donc centrale dans la lutte contre l’impérialisme. Même si la paysannerie joue un rôle non négligeable, il est idéaliste de penser que c’est la classe qui peut devenir le moteur, l’avant garde de la lutte. On ne peut éviter, comme le livre le fait trop souvent, de passer ces débats. Au contraire, ces débats stratégiques doivent nous servir pour aujourd’hui.

L’assassinat du Che en 1967 ne stoppe pas la vague internationale de résistance, au contraire. 1968 allait exploser, le système est ébranlé en son cœur, aux USA. La révolte se propage également à l’Est, avec le printemps de Prague. C’est une illustration de la justesse de certaines questions soulevées par le Che. « Révolution ou caricature de révolution ? ». Il était juste de chercher une voie alternative à Moscou, qui n’était devenue depuis le début des années 1930 qu’une force contre révolutionnaire. De nombreuses questions de stratégies sont toutefois restées confuses et abstraites dans les différentes contributions du Che. Elles ne peuvent être séparées de ce qu’était le Che, qui restera un des plus grands combattants du 20e siècle.

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Bibliographie :

Besancenot, Olivier et Löwy, Michael, Che guevara, une braise qui brûle encore, Mille et une nuits, 2007.

Guevara, Ernesto, Justice globale : libération et socialisme, Mille et une nuits, 2007 (recueil des textes clé du Che).

Kalfon, Pierre, Che Ernesto Guevara, une légende du siècle, Seuil, 1997 (passionnant, très documenté, faisant bien le lien avec la situation internationale de l’époque – à lire absolument pour tous ceux qui veulent découvrir le Che au delà des « mythes »).

Gonzalez, Mike, Che Guevara and the Cuban revolution, Bookmarks publication, 2004 (pour ceux qui lisent l’anglais, se commande facilement sur internet).


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