Autonomie du Mouvement Social et Rapports Sociaux

Reprendre le débat

par Louis-Marie Barnier

7 octobre 2009

L’autonomie du mouvement social est un débat aussi ancien que le mouvement ouvrier. Il porte sur l’intervention des mouvements révolutionnaires en son sein. Il avait été au centre du congrès d’Amiens débattant d’une motion qui deviendrait une « charte » en 1906 [1]. Plus récemment, l avait fait l’objet d’une déclaration, signée notamment par plusieurs militants de la LCR en 1999. Le mouvement des femmes a dû aussi approfondir cette question. Le texte que je présente ici a donc une portée de réappropriation de ces débats. Mais la relation entre parti et mouvements sociaux mérite d’être sans cesse réfléchie, car elle est au cœur de notre projet d’émancipation par les travailleurs eux-mêmes.

Trois arguments sont traditionnellement mis en avant dans notre courant pour préserver l’autonomie des mouvements sociaux : ces mouvements posent des questions politiques avec une perception propre que nous devons intégrer ; la dimension émancipatrice de ces combats spécifiques ne peut être inféodée à la stratégie de partis ; la révolution ne résoudra pas ces oppressions spécifiques (même si les conditions matérielles permettent de les dépasser). Nous nous proposons de reprendre ce débat ici, à partir de l’hypothèse que cette autonomie est essentielle pour notre projet révolutionnaire, parce que les schémas d’émancipation que nous défendons reposent sur la prise en charge par les opprimés eux-mêmes de la lutte contre leur oppression. Un approfondissement théorique, très limité, visera alors à montrer que c’est au sein des rapports sociaux, et donc au sein même de leur refus collectif, que s’élaborent les outils/bases pour dépasser les oppressions.

Petit historique de la question

Le centenaire de la Charte d’Amiens a été l’occasion pour le mouvement ouvrier de se réapproprier les débats qui avaient abouti à ce texte fondateur du syndicalisme français. « Cette conception syndicaliste révolutionnaire s’accompagne d’une méfiance totale à l’égard du ‘politique’ : les partis, les institutions, les élus ne sont pas, eux, des ouvriers. Ils cherchent des compromis en permanence, ils n’iront jamais jusqu’au bout… C’est la raison pour laquelle « autonomie » est synonyme d’orientation radicale anticapitaliste » [2]. Pour le courant anarcho-syndicaliste, l’indépendance institutionnelle permettrait, contrairement au parti « qui compte avec le pouvoir » [3], de poser le changement radical de la société. Se situant dans la continuité politique de la Charte d’Amiens, l’appel de 1999 pour une autonomie du mouvement social montre une méfiance vis-à-vis des mécanismes institutionnels : « Dégagé des préoccupations de gestion du système et des institutions, le mouvement social pourra s’immiscer dans le débat et imposer d’autres choix ». Le mouvement social serait à même de défricher de nouveaux terrains, de nouvelles formes de radicalisation, enrichissant la démarche collective.

Dans les années 1970, le mouvement des femmes a été l’occasion d’approfondir cette question. Le mouvement féministe qui a émergé en 1970 s’est heurté à des mouvements de femmes inféodés à des partis comme l’Union des femmes françaises qui était totalement dépendante du PCF mais n’était pas féministe (même si cette union l’a été quelques mois après la Libération) ; le mouvement féministe (mais aussi le mouvement homo) a par ailleurs contesté l’idée présente dans la gauche et l’extrême gauche au lendemain de 1968 suivant laquelle il y aurait une contradiction principale opposant les classes, les autres contradictions étant secondaires et pouvant être réglées par la révolution. Confronté à une conception du féminisme qui inféodait la lutte des femmes à celle des classes, ou bien qui inféodait le mouvement lui-même au parti et à ses objectifs, le mouvement a posé l’autonomie comme une exigence : « Par indépendant ou autonome, nous voulons dire que le mouvement est organisé et dirigé par des femmes ; qu’il considère la lutte pour le droit des femmes comme une priorité absolue et qu’il refuse de subordonner cette lutte à d’autres intérêts ; qu’il n’est subordonné aux décisions ou à l’orientation d’aucune tendance politique ni d’aucun groupe social ; qu’il est décidé à mener jusqu’au bout la lutte par tous les moyens et avec toutes les forces qui se révèleront nécessaires » [4]. Mais cette lutte doit être reliée à la lutte de classe : « seule une convergence entre les objectifs féministes et la lutte pour une transformation radicale de la société permettra le rassemblement des forces nécessaires pour atteindre les buts des femmes. » Plus récemment, la LCR, dans son manifeste, réaffirme cet approche : « Seule une lutte consciente contre la domination masculine peut la faire reculer, voire l’éradiquer. Les femmes, les premières concernées, doivent s’organiser pour créer un rapport de forces » [5]. Ceci a pu conduire à théoriser la nécessité d’une organisation non mixte [6]. Soulignons aussi, ce que le mouvement féministe ne cesse de mettre en avant, que les différentes oppressions trouvent aussi des expressions au sein même des partis. Ceci impose de ne pas confier à ce même parti la seule responsabilité de la lutte contre ces oppressions.

Dans ces deux approches, le mouvement social repose sur des spécificités : il est mouvement, donc action, mobilisation collective ; il est social, donc portant sur des questions de la vie sociale, il se situe en dehors des institutions. Ces approches sont motivées par une perception « prédatrice » des partis politiques qui expliquent notamment ces positionnements. Mais si nous sommes d’accord avec les syndicalistes révolutionnaires pour ne pas limiter la lutte des syndicats à la défense des revendications immédiates comme le souhaitent les réformistes, puisque l’idée qu’il faut transformer la société et sa logique traverse ces différents mouvements, nous ne sommes pas d’accord pour inscrire les syndicats ou les associations dans un programme complet, ce qui conduirait à les minoriser. Nous proposons de reprendre ce débat actuel du rôle des partis.

Appréhender les mouvements sociaux

Les mouvements sociaux abordent une oppression spécifique et organisent la résistance à partir d’une réaction collective contre cette oppression. Les mouvements d’handicapés, par exemple, les mouvements pour le logement, le mouvement féministe, mais aussi, dans une certaine mesure, le mouvement syndical, sont autant de mobilisations collectives contre des aspects particulièrement injustes de la société. Un mouvement social est l’expression d’une lutte collective, dans la durée, émanant d’un groupe social. Mais il interroge toute la société : « un mouvement est ‘social’ quand il a interpellé toute ‘la société’, à la fois ses membres, ses structures et ses choix ». [7]

Cette multiplicité des engagements est liée à « la multiplicité des rapports de domination qui interfèrent dans l’émergence des rapports sociaux » [8]. Notre projet révolutionnaire intègre le refus de toutes les oppressions. Notre intervention vise donc à donner sens à ces interventions forcément partielles. Elle repose aussi sur l’idée que la prise en charge militante de la lutte par le maximum de personnes est le vecteur essentiel de la transformation sociale. Le manifeste de la LCR pose l’organisation des personnes comme le « moteur de la transformation sociale », « Jamais un parti, même révolutionnaire, ne doit se substituer à un engagement conscient. (…) L’émancipation est l’affaire de ceux et celles qui luttent pour s’émanciper, ou elle n’est pas. Seule une force mobilisée, organisée, prenant conscience de ses possibilités et de ses responsabilités peut y parvenir. Il souligne les possibilités nouvelles, de force subversive précieuse dans des luttes autodéveloppées selon des logiques propres, sans plan préconçu et général, sans visée du pouvoir » [9].

Cette vision impose de respecter les mouvements sociaux non seulement dans la définition de leurs objectifs, mais aussi dans leur fonctionnement, dans le rythme de leur prise de conscience. C’est l’approche de la LCR, qui propose d’intégrer dans un projet commun les différentes mobilisations contre les oppressions, tout en respectant l’autonomie de chaque mouvement. Mais ce sens, celui d’une transformation radicale de la société et du renversement du capitalisme, ne peut être vu comme émanant d’une conscience extérieure, donnée par la parti. Il doit être, en partie, trouvé par les acteurs eux-mêmes dans le mouvement de leur lutte. C’est le mécanisme de cette prise de conscience qu’il faut expliciter.

Au cœur des oppressions

Il faut donc reprendre le raisonnement à partir de quelques considérations théoriques. Nous proposons de partir de la notion de rapport social qui place au centre de l’analyse non pas les groupes sociaux, mais leur relation réciproque, ainsi que l’objet même de leur conflit.

L’être humain est relation sociale. Mais ces relations ne sont pas simplement des liens sociaux, individuels, vus abstraitement. Ils s’inscrivent dans des rapports entre des groupes sociaux. Ces rapports sociaux peuvent être égaux ou inégalitaires (reposant alors sur des formes de domination spécifiques), mais dans tous les cas ils sont centrés sur un objet, un enjeu qui leur donne sens et qui sont constitutifs des groupes sociaux [10]. L’objet du rapport social est défini par la relation entre les deux groupes, cette définition est l’objet même de leur relation (comme le travail dans le rapport salarial). Cette notion permet de penser la société comme étant en même temps, dialectiquement, lutte et unité, « unité dans/par/contre la lutte, et lutte dans/par/contre l’unité » [11]. De ces rapports sociaux, multiples, nous en identifions certains, notamment ceux qui sont les plus conflictuels tels que les rapports de race, de genre, entre jeunes et anciens. Ils se combinent dans le système capitaliste autour de rapports d’exploitations : on utilise les différentes formes de domination pour bâtir un système où la femme immigrée, le jeune issu de banlieue se trouvent « naturellement » dans la partie la plus exploitée du prolétariat, avec un travail dévalorisé du fait de celui qui le réalise. Le rapport social de sexe met au centre des enjeux la division du travail, avec un double système de séparation et de hiérarchisation des tâches, y compris des tâches ménagères [12]. De la même façon, les rapports de race structurent une répartition inégalitaires des travaux, avec une valeur différente attribuée à ces tâches, et donc aux personnes qui les font.

Cette approche permet de saisir le rapport de production comme un des rapports sociaux. Comme marxiste, nous lui donnons une place centrale dans l’affrontement de classe, tout en saisissant que de multiples autres formes d’oppressions cœxistent. Le système capitaliste les transforme en un système, leur donne cohérence autour de l’exploitation capitaliste. A partir de ce rapport de production, deux schémas d’émancipation cœxistent, si l’on suit Antoine Artous [13], trouvant racines dans les textes mêmes de Marx. Soit l’émancipation se conçoit à partir du travail lui-même, par une réappropriation de la finalité du travail, de son organisation, dans un cadre collectif (d’où la notion d’autogestion). Soit elle repose sur la réduction de la situation de subordination, par exemple en défendant la réduction du temps de travail et l’émancipation par le temps libre. Les deux démarches ne sont certes pas contradictoires, mais la première nous intéresse ici : elle exprime que c’est à partir de sa situation d’exploité, et donc au cœur de son exploitation, que le prolétariat peut poser les conditions du dépassement de celle-ci. La centralité de la classe ouvrière dans l’affrontement avec le capitalisme n’est pas seulement liée au rôle économique joué par le prolétariat dans le système capitaliste, qui lui permettrait de remettre en cause le fondement du capitalisme, l’exploitation économique, mais parce que cette position économique lui permet de penser des rapports de production qui ne soient plus des rapports d’exploitation. Cette position permet de repenser toute l’organisation de la société et des différents rapports sociaux qui recouvrent en partie et complètent ces rapports d’exploitation. La classe ouvrière se construit comme sujet, à partir d’autres systèmes de valeurs qu’elle élabore au sein même de la relation d’exploitation et de la coopération qu’elle implique. Elle propose alors à l’ensemble de la société un autre système social intégrant le refus de toute oppression. Ceci suppose de reconnaître les autres formes d’oppression et de les intégrer dans ce schéma global d’émancipation.

Le passage de la notion de rapport social à l’objectif d’émancipation pourrait, à partir de cet exemple de la production, s’énoncer ainsi : les différents mouvements sociaux, à partir d’une mobilisation contre des formes spécifiques d’oppression, fournissent les moyens de dépasser ces oppressions en utilisant contre elles ce qui fait leur cœur, l’objet du rapport social. Ici, pour la classe ouvrière, le travail ; là, pour l’oppression des femmes, la division sociale du travail… Les autres formes d’oppression, qui se conjuguent avec la première dans le système d’exploitation, fournissent elles aussi aux différents groupes opprimés les moyens de dépasser leur situation, à partir d’une lutte contre ce qui fait le cœur même de leur oppression.

Pour conclure, partis et mouvements sociaux

La construction du parti repose sur un triptyque intégrant l’expérience de l’histoire, le programme, et un certain rapport entre pratique et programme. Le dialogue entre les mouvements sociaux et le parti est aussi un échange entre un projet de société et une action transformatrice, porté simultanément par les deux. Dans le débat des années 1995, le mouvement social se prétendait porteur de l’implantation dans les luttes sociales, ce qui lui permettait d’affirmer que « seul le mouvement social a en quelque sorte la capacité de remplir cette double besogne » [14], la défense de revendications immédiates et le projet de transformation sociale. Un parti implanté dans les luttes changerait ce qui apparaît, finalement, comme une position conjoncturelle liée à l’après-1995 : une résurgence des luttes sociales sans force politique pour exprimer cette radicalité. Cette question de la relation entre mouvement social et parti est déterminante pour le mode de construction de ce nouveau parti que nous voulons, de son insertion dans une construction plus large du rapport de force, dans une approche non sectaire, mais aussi non manipulatrice des mouvements sociaux. La réussite du projet passe aussi par ces remises en question permanentes, pour laquelle ce texte n’est qu’une contribution.

Notes

[1Voir le texte de la Charte d’Amiens dans Critique Communiste N° 178 de décembre 2005.

[2Hélène Adam, «  Actualité de la Charte d’Amiens  », Critique Communiste N° 182, février 2007.

[3Un des défenseurs de la Charte d’Amiens en 1906, cité par H. Adam, idem.

[4«  L’oppression des femmes  », Contribution du secrétariat femme de la LCR, in : http://pagesperso-orange.fr/revuesocialisme/s8secretariat.html

[5Manifeste de la LCR, 2004, p. 58.

[6Marie-Thérèse Patry, «  SUD-CRC-Santé-Sociaux  », Actes des rencontres intersyndicales femmes, 1998, http://www.penelopes.org/xarticle.php3?id_article=5285

[7Xavier Dunezat, «  Presse et mouvement social sexué, in Hommes et femmes dans le mouvement social  », Cahiers du GEDISST N°18, 1997, pp. 61-67.

[8Josette Trat, Introduction, «  Hommes et femmes dans le mouvement social  », Cahiers du GEDISST N°18, 1997, pp. 5-17.

[9Manifeste de la LCR, 2004.

[10Kergoat D. «  Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe  », in : Dictionnaire critique du féminisme, Paris : PUF, 2000.

[11Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux, rapports de classe, rapports de sexes, La Dispute, 2007, p.128.

[12Entretien avec Josette Trat, Critique Communiste N°183, mai 2007, pp. 119-128.

[13Antoine Artous, Travail et émancipation sociale, Marx et le travail, Syllepse, 2003.

[14Hélène Adam, «  Actualité de la Charte d’Amiens  », Critique Communiste N° 182, février 2007.


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