Deux « âmes » sœurs ennemies

À propos de Les deux âmes du socialisme, de Hal Draper

par Rodolphe Juge

5 septembre 2009

La première édition de ce livre remonte à 1966, au moment où le monde est - soi-disant - divisé en deux blocs, l’un capitaliste, l’autre du « socialisme réellement existant ». Le contexte est surtout marqué par l’émergence de luttes de masse.

Le milieu étudiant américain est en pleine effervescence : du Free Speech Movement à Berkeley (dont Draper est un des leaders) aux débuts de l’opposition à la guerre du Vietnam. La conférence tricontinentale se tient à La Havane et tente d’organiser la solidarité internationale et la résistance à l’impérialisme. Le combat des Noirs-américains s’est radicalisé et les ghettos se soulèvent au nom du Black Power. Enfin, le mouvement féministe connaît ses prémisses dans cette période de radicalité.

Cette situation provoque un renouveau de discussion autour du projet et de la théorie socialiste, tant à travers les questions stratégiques soulevées par les luttes, que par une critique nécessaire de l’URSS. C’est dans ce contexte que Hal Draper développe l’idée qu’au-delà du prisme traditionnel « réforme ou révolution », il est nécessaire d’approfondir le débat à partir de l’opposition entre « socialisme par en bas » et « socialisme par en haut ».

Le contexte actuel est bien entendu très différent de celui de l’époque : la chute de l’URSS, le déclin des partis staliniens, le tournant libéral de la traditionnelle social-démocratie ainsi que la perte d’hégémonie des anciennes directions réformistes dans le mouvement ouvrier. Mais nous vivons aussi une période de renaissance des luttes de masse et un regain d’audience pour l’anticapitalisme. Ces facteurs imposent aux révolutionnaires de se ressaisir du débat réforme/révolution dans leur élaboration stratégique.

Deux « âmes » sœurs ennemies

La conclusion de Draper résume justement les problématiques à affronter et les choix à faire pour ceux qui veulent changer de société. Ce sont ces problématiques qui vont faire diverger deux visions du socialisme :

Depuis l’aube des sociétés humaines, la liste est longue des théories qui « prouvent » que la tyrannie [1] est inévitable et que la liberté est incompatible avec la démocratie. Il n’y a guère d’idéologie plus commode pour la classe dirigeante et ses suppôts intellectuels. Ce sont des prédictions qui s’auto-accomplissent, dans la mesure où elles ne sont vraies que dans la mesure où on les considère comme telles. En dernière analyse, seule la lutte peut démontrer qu’elles sont fausses. Cette lutte par en bas n’a jamais été stoppée par des théories venant d’en haut, et elle a réussi à changer le monde plus d’une fois. Opter pour l’une des formes du socialisme par en haut, c’est regarder en arrière, vers le vieux monde, les vieilles fadaises. Choisir la voie du socialisme par en bas, c’est affirmer le début d’un nouveau monde. [2]

Le livre de Draper est principalement une dénonciation des courants qu’il qualifie de « socialistes par en haut », que ce soit par rapport au modèle social qu’ils défendent ou par rapport aux moyens envisagés pour aboutir à cette fin. Sa ligne directrice est celle du rapport entre les fins et les moyens pour mener ce changement [3]. En effet, en dépit même d’une convergence possible sur un modèle alternatif, le rapport à la lutte de masse par en bas est resté conflictuel chez les socialistes. Il démontre qu’au fil de la généalogie du socialisme, deux « âmes » divergentes se sont continuellement opposées.

Des « ancêtres » socialistes aux socialistes modernes

Draper revient dans son premier chapitre sur des figures historiques comme Plutarque, Platon, Gracchus pour démontrer que dès ces périodes antiques de la lutte des classes, on peut « observer une tendance collectiviste sans démocratie et une tendance démocratique sans collectivisme » [4]. Il faut attendre Thomas Münzer [5] pour voir une fusion de ces deux tendances, un modèle social collectiviste appuyé par un mouvement démocratique venant d’en bas. Quant à son rival, Sir Thomas More, il développe dans L’Utopie en 1516 la nécessité d’opprimer la nature humaine dépravée par une machine d’Etat lubrifiée par la peur. On retrouve la même scission chez Draper lorsqu’il décrit l’émergence du socialisme et de la démocratie modernes au cours du début du XIXe siècle. Les socialistes par en haut de cette époque ont en commun une vision que Draper résume à la fin du livre comme étant purement élitiste [6]. Cet élitisme peut avoir différentes facettes. D’un côté, certains théoriciens comme Babeuf, Buonarroti et Blanqui ont perdu tout espoir et confiance envers le mouvement populaire post-révolutionnaire. Cela les pousse à développer que « ce qu’il fallait donc, c’était une conspiration de gauche pour recréer le mouvement populaire et pour exprimer sa volonté révolutionnaire. […] L’ordre nouveau serait donné au peuple opprimé par l’élite révolutionnaire » [7].

D’autre part, l’élitisme prend la forme d’un mépris assumé envers la classe opprimée. Pour Saint Simon, « le peuple, le mouvement, pourrait être utile, comme un bélier manipulé par quelqu’un d’autre », il s’agit de « constituer un mouvement par en bas pour construire un socialisme par en haut » [8].

Enfin, pour les utopistes comme Fourier ou Owen, le progrès technologique est mythifié au point de croire en une conscientisation philanthropique de la classe dirigeante. Les exploités ne restent qu’un troupeau et la lutte de classe est entièrement niée.

Au final, dans tous ces cas, l’élaboration politique est réservée à une minorité éclairée qui conçoit un modèle préfabriqué, si socialiste soit-il, et les masses doivent s’incliner devant elle.

Marx et les étatistes ou choisir son camp

Tout l’apport de Marx réside dans la théorisation du rapport dialectique entre les fins - l’abolition de l’exploitation de classe - et les moyens - la lutte par en bas : « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même ». Marx rend indissociable l’idée socialiste et la démocratie par en bas : «  voilà la loi, tout le reste est commentaire ! ». Par contraposée, tout socialiste qui n’articule pas dans la théorie comme dans l’action ces deux idées, a tendance à se diriger vers la voie du socialisme par en haut [9].

Draper décrit l’opposition féroce qui eut lieu entre les défenseurs du socialisme par en bas, dans la lignée de Marx, et les socialistes par en haut au sein de la construction de la social-démocratie anglo-saxonne. Les socialistes étatistes comme Lassalle [10] et ses successeurs Webb, Bernstein et d’autres, sont pour une partie d’entre eux rentré en confrontation directe avec le marxisme ou, pour d’autres, ont détourné le marxisme dans la théorisation du réformisme comme stratégie « des petits pas ». Evidemment, les divergences portent sur l’analyse de l’Etat. Pour les marxistes, comme Morris ou Luxembourg, l’Etat et ses institutions restent un appareil aux mains de la classe dirigeante. De ce fait, ce cadre ne peut pas être celui de l’auto-émancipation de la classe ouvrière. Toutes stratégies centrées sur l’utilisation de l’Etat marginalisent les exploités et les opprimés de l’action politique. Mais les racines des divergences stratégiques entre révolutionnaires et réformistes sont sur le principe d’auto-organisation de la classe ouvrière et sa position centrale comme élément dirigeant du processus révolutionnaire vers le socialisme.

Revenir à Marx Le XXe siècle permet de mettre en évidence le bilan de l’expérience d’un certain « socialisme par en haut ». L’échec des partis réformistes à transformer la société et la chute du stalinisme sont des éléments qui permettent aujourd’hui de clarifier un ensemble de contradictions. La démonstration que l’étatisation de l’économie n’est pas égale au socialisme a été faite dans la pratique. Par ailleurs, le stalinisme et ses avatars ont montré qu’un Etat indépendant de toutes formes de contrôle par les travailleurs se transforme nécessairement en un appareil coercitif défendant ses propres intérêts. Même si ces échecs ont, d’une certaine manière, brouillé les repères au sein de la classe ouvrière, la stérilité de ces modèles « socialistes » est une donnée qui clarifie. Mais il serait faux de croire que mécaniquement la classe ouvrière aurait perdu toutes illusions envers l’Etat et se tournerait plus vers la révolution que vers le réformisme.

En effet, la résolution des contradictions qui traversent la conscience de classe ne peut pas être spontanée. Dans le système d’exploitation capitaliste, les travailleurs ont un rapport indirect avec ce qu’ils produisent. Leur force de travail est subordonnée au pouvoir de la classe dirigeante et tout contrôle actif leur est retiré [11]. Cette aliénation est identique par rapport aux décisions politiques. Ce système de domination force et convainc la majorité à déléguer tous les pouvoirs à une minorité d’ « experts ». Ces facteurs permettent de comprendre les illusions qui peuvent être entretenues envers les « socialistes par en haut » et par conséquent envers l’Etat. Mais ces illusions ne sont nullement inébranlables et vacillent au rythme du rapport de force entre les classes.

Le processus d’émergence de « socialistes par en haut » est lui aussi complexe. C’est le principal manque du livre de Draper. Trop cantonné à la dénonciation des théoriciens, il ne développe pas assez les analyses des bases matérielles et idéologiques du socialisme par en haut. Néanmoins, l’argumentation qu’il propose reste plus que pertinente. Il prend notamment l’exemple des intellectuels et des bureaucrates. «  C’est un fait que pour l’intellectuel, le choix entre socialisme par en haut et socialisme par en bas est fondamentalement un choix moral, tandis que pour les masses travailleuses, qui n’ont pas d’alternative sociale, c’est une question de nécessité. L’intellectuel peut avoir l’option de « rallier l’establishment » alors que le travailleur ne l’a pas. Il en va de même des leaders ouvriers qui, à mesure qu’ils s’élèvent au-dessus de leur classe, sont eux aussi confrontés à des choix qu’ils n’avaient pas auparavant. La pression à se conformer aux moeurs de la classe dominante, à s’embourgeoiser, est d’autant plus forte que les liens personnels et organisationnels avec les couches inférieures se distendent. Il n’est pas difficile pour un intellectuel ou un bureaucrate de se convaincre que l’infiltration du pouvoir en place et l’adaptation à celui-ci est la façon la plus habile d’arriver à ses fins, lorsque (comme c’est le cas) cela permet aussi de partager les avantages de l’influence et de l’opulence » [12].

Une seule solution : l’auto-organisation

Alors, comme l’écrivait Marx, comment faire pour que la classe ouvrière se change elle-même et se rende apte à la domination politique ? La réponse de Draper est sans appel et doit être notre boussole permanente : « exclusivement en luttant pour y parvenir ! ». Effectivement, il est illusoire de penser qu’un mouvement peut être pur, sans contradiction. Pourtant, c’est bien au cœur de la lutte pour ses intérêts que la classe ouvrière peut clarifier ses contradictions.

Lorsqu’un peuple rentre en lutte contre l’oppresseur, la remise en cause de l’ordre établi et la perspective d’une alternative se font dans une dynamique de lutte de masse. Soutenir la résistance (des palestiniens par exemple) est donc une évidence car c’est en son sein même que le peuple peut se forger une direction démocratique.

Par exemple lors d’une grève qui défie l’exploitation, les travailleurs développent leur conscience de classe et peuvent remettre en cause les préjugés oppresseurs qui rompent l’unité.

À l’heure de la crise organisationnelle du mouvement ouvrier, l’enjeu n’est plus de dénoncer l’hégémonie des directions bureaucratiques mais bien de redévelopper une tradition vers une hégémonie des travailleurs [13]. Les révolutionnaires doivent être partie prenante du processus pour forger de nouvelles directions pour les luttes. Mais le terrain d’action ne peut se limiter à celui des idées, l’écueil étant d’apparaître comme des « professeurs rouges ». En effet, partir d’une telle prérogative révolutionnariste conduit à des raccourcis qui ont des similitudes élitistes avec le socialisme par en haut. La lutte pour le socialisme par en bas est incompatible avec toutes formes de paternalisme, condescendance ou substitutisme envers des mouvements emplis de contradictions.

Bien au contraire, le centre de gravité de notre action réside au cœur de l’expérimentation du « contrôle ouvrier » et dans notre façon de repenser la stratégie du front unique aux vues des données actuelles [14]. La mainmise des réformistes et les illusions réformistes ne sont pas des fatalités, mais seule la lutte pour le socialisme par en bas permet de les combattre efficacement. Faire ce choix c’est être au quotidien dans le camp des exploités et des opprimés en lutte pour préparer démocratiquement leur domination politique.

Notes

[1Draper utilise le terme «  tyrannie  » avec beaucoup d’emphase. Il parle à mon avis de l’ensemble des systèmes anti-démocratiques.

[2Hal Draper, Les deux âmes du socialisme, Syllepse, 2008, p124. Également en ligne sous la forme d’un hors série de la revue SolidaritéS : http://www.istendency.net/pdf/deuxames.pdf

[3La contribution de Catherine Samary insiste sur ce point dans Les deux âmes du socialisme, Syllepse, 2008, p 181.

[4Op.cit., p 48.

[5Dirigeant de l’aile gauche révolutionnaire de la Réforme allemande, il défendait des idées de type communiste tout en étant engagé dans une lutte populaire et démocratique par en bas. Il sera arrêté et décapité en 1525.

[6Op. cit., p 104.

[7Op. cit., p 53-54.

[8Op. cit., p 55.

[9Pour approfondir les idées de Marx : Alex Callinicos, Les idées révolutionnaires de Marx, Syllepse, 2008.

[10«  Son but était de convaincre Bismarck de faire des concessions, en particulier le suffrage universel, sur la base duquel un mouvement parlementaire, conduit par Lassalle, pourrait devenir un allié de masse de l’Etat bismarckien dans le cadre d’une coalition contre la bourgeoisie libérale  ». Hal Draper, Les deux âmes du socialisme, Syllepse, 2008, p 74.

[11Voir Ambre Bragard, Qu’est-ce que l’exploitation, Que Faire  ? numéro 9.

[12Hal Draper, Les deux âmes du socialisme, Syllepse, 2008, p 120.

[13Voir Sarah Bénichou, Gramsci : Penser la révolution au présent, Que Faire  ? numéro 8 et Antonio Gramsci : l’hégémonie comme stratégie, Que Faire  ? numéro 9.

[14Voir Denis Godard, Mettre en chantier l’idée du contrôle ouvrier, Que Faire  ? numéro 10, p 29.


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