30 jours qui ébranlèrent l’Angleterre

par Dave Sewell

5 novembre 2011

La semaine qui a précédé la prestation de serment, en juin dernier, du premier gouvernement à dominante conservatrice de Grande Bretagne depuis plus d’une décennie, la « une » des journaux débordait d’images sensationnelles de la grève générale en Grèce. « Anarchie ! », s’égosillait le Daily Mail, tribune notoire de la réaction.

En octobre, alors que le Trésor soulignait le caractère historique de son programme d’austérité dans la Comprehensive Spending Review, c’est la France qui faisait les premières pages avec une série de grèves générales et de mobilisations étudiantes. C’était inspirant – voire exaltant – à regarder, mais cela semblait tellement lointain...

La presse nationale n’a reculé devant aucun effort pour nous rappeler que c’était le tempérament grec, l’eau de Paris, quelque chose d’aussi étranger à la Grande-Bretagne que la planète Mars, et qu’un événement semblable ne pouvait se produire ici. Tel était le consensus du bon sens, que les activistes vétérans des campus eux-mêmes ne pouvaient que partager.

Le 10 novembre, ce consensus volait en éclats, comme autant de vitres d’un verre coûteux, alors que des milliers d’étudiants assiégeaient le quartier général du Parti Conservateur.

Paris arrive à Londres

Cela a commencé par une manifestation contre les propositions de réduire le budget de l’éducation et de tripler les frais d’inscription universitaires, organisée par l’Union Nationale des Étudiants (NUS), en association avec l’Union des Universités et Collèges (UCU), syndicat des employés universitaires.

C’était la première manifestation organisée par la NUS depuis de nombreuses années et une grande partie de la gauche étudiante était au début assez méfiante. Toute une génération d’étudiants a été radicalisée dans les mouvements contre les guerres du gouvernement Blair, et la direction de la NUS, très proche de ce gouvernement, a fait tout ce qu’elle a pu pour marginaliser ces militants. Les prévisions du syndicat pour la participation à la marche étaient relativement modestes : on donna à la police le chiffre de 15.000 personnes, révisé à 20.000 à la dernière minute.

Dans la réalité, nous étions 52.000, débordant à chaque extrémité de la petite rue qu’on nous avait donnée pour nous rassembler, une foule de la taille d’un festival musical déterminée à affronter les politiciens qui démantèlent notre système d’éducation. L’atmosphère était électrique, on sentait que c’était bien plus qu’une routinière « marche de A à B ».

Et c’est ce qui s’est passé. Alors que la manifestation passait devant la tour Millbank, siège de la direction du parti Tory, des milliers de jeunes s’y sont engouffrés et ont occupé la cour, le hall et le toit. Le reste est bien connu. Des enseignes ont disparu dans des feux de joie. Les gens qui, 11 mois plus tôt, avaient fait de Killing in the Name of, du groupe Rage Against the Machine, le numéro 1 du hit-parade de Noël, chantaient les paroles de la chanson face à une police anti-émeute débordée : « Fuck you I won’t do what you tell me ! » (« Allez vous faire foutre, je ne ferai pas ce que vous me dites de faire ! »).

À peine six mois après avoir été installé dans
une ambiance de sérénité confiante, le gouvernement
de coalition en était réduit à lutter pour sa survie

J’ai rapidement perdu le compte des gens, connus et inconnus, qui me disaient que c’était le plus beau jour de leur vie. Je me souviens avoir été frappé lorsque, quelques semaines plus tard, j’ai lu le récit par Daniel Cohn-Bendit de la nuit des barricades du 10 mai 1968 :

« C’est un moment que je n’oublierai jamais. Les gens utilisaient les pavés pour construire des barricades parce qu’ils voulaient – pour la première fois – se lancer dans une activité collective spontanée. Les gens relâchaient tous leurs sentiments refoulés, les exprimant dans un esprit festif. Des milliers ressentaient le même besoin de communiquer avec les autres... Cette nuit a fait de moi, pour toujours, un optimiste en ce qui concerne l’histoire. L’ayant vécu, je ne pourrai jamais dire : « ça n’a jamais eu lieu ». »

C’était cet esprit parisien qui avait fini par arriver dans les rues de Londres.
La manifestation était surtout composée d’étudiants, mais des milliers la regardaient, qui étaient coincés au travail – ou à l’école – et qui auraient aimé être là. La presse de droite dut rapidement tempérer ses condamnations, trop prévisibles. Dans un article mémorable du sus-mentionné Daily Mail, les casseurs d’extrême gauche devenaient tout d’un coup « nos enfants ».

Paul O’Grady, animateur d’une des plus légères émissions de variété légère, a provoqué de chaleureux applaudissements lorsqu’il a proposé d’aller donner aux étudiants une « formation à l’émeute » (« riot training »). L’Independent on Sunday annonça plus sobrement que les étudiants avaient « brisé le consensus des coupes budgétaires » et ouvert la porte à une résistance accrue.

Malheureusement, cet enthousiasme n’était pas partagé par les syndicats qui avaient organisé la manifestation. Quelques heures après le siège de Millbank, le président de la NUS, Aaron Porter, et la secrétaire générale de l’UCU, Sally Hunt, se sont tous deux employés à dénoncer « les violences ». Des militants de l’UCU sont rapidement passés à l’action pour obtenir un soutien pour les étudiants, mais depuis lors la NUS a pratiquement disparu du paysage, et la vague sans précédent d’action étudiante qui a suivi a été organisée de façon presque entièrement indépendante.

Un nouveau mouvement de masse

À la fin du trimestre, près de 50 occupations avaient touché des universités et des lycées du pays. Des milliers d’étudiants sont passés à l’action collective, prenant possession des bureaux et des amphis et les utilisant comme bases pour organiser de nouvelles actions. Un lieu occupé peut un jour abriter un débat et être utilisé le lendemain pour organiser l’action directe contre des sociétés comme Vodaphone et Top Shop qui, si elles payaient les impôts qu’elles doivent, pourraient empêcher les coupes budgétaires dans l’éducation.

Entretemps, des réunions d’organisation de masse se tiennent jusqu’au petit matin – même si de nombreux occupants ont trouvé le temps de s’engager dans un concours de « dance-off » par le canal de Youtube. Et ceci malgré les tentatives de certains dirigeants d’universités de les déloger en coupant le chauffage la nuit, les températures descendant alors en dessous de zéro.

Les occupations, à quelques exceptions près, ont affecté l’espace intérieur des universités, mais elles ont obtenu un soutien actif bien au-delà des campus. Les salariés et les syndicalistes ont été accueillis à bras ouverts, et dans certains cas leur soutien a été très efficace pour éviter une éviction ou mobiliser des transports pour aller manifester dans la capitale. Dans de nombreuses facs occupées se sont tenues des assemblées générales, auxquelles ont participé des sections de communautés entières : à Cambridge, plus de 300 personnes étaient présentes, beaucoup d’entre elles mobilisées par l’intersyndicale. Les intervenants allaient des « grands-parents contre les coupes budgétaires » à des lycéens de 13 ans.

La plupart des grandes villes ont vu plusieurs milliers
de lycéens en grève le Jour X, et des centaines dans des villes
de moindre importance. Les élèves allaient de classe en classe
en scandant “grève, grève”, et ont mobilisé des écoles entières

Et c’est précisément les lycéens (school and college students) qui devaient devenir le fer de lance du mouvement. Il y a eu après le 10 novembre toute une série de journées d’action – le Jour X, le Jour X2 et le Jour X3 – où les étudiants ont fait la grève des cours pour protester contre les droits d’inscription et les coupes budgétaires. La plupart des grandes villes ont vu plusieurs milliers de lycéens en grève le Jour X, et des centaines dans des villes de moindre importance. Les élèves allaient de classe en classe en scandant « grève, grève », et ont mobilisé des écoles entières.

Les bureaux municipaux et les permanences parlementaires ont été occupés à Brighton, les manifestants ont investi quatre bâtiments. La nuit où les députés ont voté l’augmentation des frais d’inscription, ils étaient assiégés par 30.000 manifestants. Le Guardian a estimé que près de 130.000 étudiants ont participé aux grèves dans tout le pays. Des mobilisations étudiantes de cette dimension et aussi militantes sont du jamais vu en Grande-Bretagne, et les politiciens en sont restés sur le cul.

Le projet de loi sur les frais d’inscription est passé de justesse au Parlement : la marge majoritaire du gouvernement est passée de 84 à 21, et il y a eu trois démissions dans le cabinet. Le parti libéral-démocrate, membre de la coalition gouvernementale, a été divisé en trois tendances – ou était-ce quatre ? - sur le projet, auquel s’opposaient le vice-président du parti et deux anciens dirigeants. Vince Cable, ministre responsable de la rédaction du projet de loi, s’est demandé devant les journalistes s’il n’allait pas s’abstenir.

À peine six mois après avoir été installé dans une ambiance de sérénité confiante, le gouvernement de coalition en était réduit à lutter pour sa survie.

Poser les fondations

Si le mouvement étudiant a été transformé par le siège de Millbank, ce n’est pas là qu’il a vu le jour. La révolte de 2010 s’est construite avec une stupéfiante rapidité, mais cela avait pris bien plus longtemps pour en poser les fondations – un processus dont nous retrouvons les traces tout au long de la décennie précédente.

L’automne 2010 a bien été le moment où la bataille pour l’éducation a émergé au niveau national, mais le ton avait été donné par toute une série d’importants accrochages. En septembre 2009, des assistants du collège de Tower Hamlets (à l’est de Londres) s’étaient mis en grève illimitée contre les licenciements. Ça a duré des semaines – la plus longue grève dans le secteur de l’éducation depuis des dizaines d’années – mais ses revendications ont été acceptées et les grévistes ont repris le travail après une grande victoire.

En décembre, des réductions budgétaires ont été annoncées dans un certain nombre d’universités. 500 étudiants ont pris d’assaut une réunion des administrateurs de la London Metropolitan University, qui ont démissionné. Des assistants du King’s College de Londres et d’autres établissements prestigieux, parmi lesquels Sussex et Leeds, ont proposé d’organiser des votes pour la grève. Ceux-ci ont remporté un grand succès – chacun d’eux constituant un nouveau record de participation dans le syndicat, record ensuite battu par le suivant – et le soutien des étudiants a été déterminant.

Des meetings organisés à King’s College ont attiré des centaines d’étudiants, bien au delà des rangs de la gauche militante. Toute une série de réactions ont été suggérées, de l’occupation pure et simple à l’exercice d’une pression sur les universités pour supprimer les cours des autres au lieu des leurs. Mais dans le contexte du vote, les révolutionnaires ont eu la possibilité d’argumenter avec de larges couches d’étudiants en faveur d’une mobilisation unitaire pour la défense de l’éducation.

Si le mouvement étudiant a été transformé par le siège
de Millbank, ce n’est pas là qu’il a vu le jour. La révolte de 2010
s’est construite avec une stupéfiante rapidité, mais cela
avait pris bien plus longtemps pour en poser les fondations

Ce processus s’est reproduit dans d’autres universités, et c’était pour construire et coordonner ces premières campagnes que les étudiants et les salariés de l’éducation ont mis en place le Réseau Activiste de l’ÉducationEducation Activist Network (EAN) – une organisation qui, avec la Campagne Nationale contre les Frais d’inscriptions et les Coupes budgétairesNational Campaign Against Fees and Cuts (NCAFC), a été centrale dans l’organisation des protestations après Millbank.

La grève du King’s College a gagné sur ses revendications. À Leeds, la direction a plié avant même que la grève ne se déclenche. La lutte a atteint son point culminant à Sussex House, où une équipe dirigeante plus ou moins déterminée a tenté de relever le défi. Elle a appelé la police anti-émeute sur le campus pour évacuer une occupation, et a essayé d’exclure 6 étudiants identifiés comme organisateurs. Cette escalade ignoble leur est retombée sur le dos.

Dans tout le pays des étudiants ont envoyé par e-mail des photos d’eux mêmes tenant des pancartes « J’ai occupé Sussex House ». À Sussex même, des étudiants jusque là inactifs se sont joints au mouvement. Les 6 exclus ont été réintégrés après une autre occupation, une manifestation de soutien du député local et des syndicats, et un meeting de 1.000 étudiants qui ont adopté unanimement une motion de défiance contre la direction.

La majorité des étudiants qui ont défilé le 10 novembre et après n’ont dû être au courant de tout cela que de manière lointaine, pour autant qu’ils l’aient été. Mais les évènements de l’année universitaire précédente avaient mis en place des réseaux d’étudiants et de salariés de l’éducation allant bien au-delà de la gauche existante, déterminés à se battre pour l’éducation et organisés autour d’une stratégie d’action directe de masse – actions de solidarité, grèves et occupations. Ces réseaux ont été le grain de sel autour duquel des couches plus larges se sont plus tard cristallisées.

Les évènements de l’année universitaire précédente
avaient mis en place des réseaux d’étudiants et de salariés
de l’éducation allant bien au-delà de la gauche existante

Les grèves de cours du Jour X n’étaient pas spontanées. L’idée avait déjà été proposée dans le groupe facebook de la NCAFC, et le 31 octobre une conférence de l’EAN avait rassemblé 400 étudiants et salariés de l’éducation pour des ateliers sur les grèves, les occupations et les leçons de l’Europe. Après un discours électrisant d’un intervenant invité venant de Paris, la conférence a voté à l’unanimité pour l’organisation des grèves. Plus tard, le mouvement grandissant et le besoin de coordination se faisant sentir, EAN s’est trouvée en capacité de convoquer une réunion nationale des occupants et des grévistes lycéens.

S’il avait fallu partir de rien pour construire ces réseaux et assimiler ces leçons en novembre, cela aurait coûté un temps que nous n’avions pas et des erreurs que nous ne pouvions pas nous permettre.

Solidarité est notre mot d’ordre

Mais les racines de notre révolte remontent à plus loin encore.

La tactique d’occupation était pratiquement inconnue dans les universités britanniques avant janvier 2009, lorsque le bombardement par Israël de la bande de Gaza ont provoqué une vague d’occupations de solidarité dans plusieurs dizaines de facs. Celles-ci étaient faibles comparées aux récentes révoltes sur les frais d’inscription, et leurs revendications étaient plus modestes. Nous n’avions pas encore assez de confiance en nous pour exiger un renversement de la politique gouvernementale, mais dans beaucoup de cas nous avons pu gagner des mesures de solidarité concrètes de nos universités – comme des jumelages, des dons et la création de bourses pour des étudiants palestiniens.

En tout, probablement moins de 10.000 étudiants étaient directement impliqués, que ce soit dans les occupations ou dans les manifs organisées pour les soutenir. Pourtant ce serait une erreur de penser que les occupations de solidarité avec la Palestine étaient de peu d’importance. Grâce à elles, des centaines, peut-être des milliers d’étudiants ont appris qu’en étant audacieux mais réalistes – en combinant l’action directe militante avec un engagement énergique, voire obsessionnel, à mobiliser le plus de soutien possible – ils pouvaient obtenir des résultats.

Le mouvement pour la Palestine était aussi un produit du mouvement contre la guerre en Irak. Les protestations contre la guerre en Irak ont été les plus importantes de l’histoire britannique, avec des gens venus de pratiquement toutes les usines, tous les quartiers, toutes les écoles du pays qui défiaient dans la rue le gouvernement. Elles ont gagné le débat politique sur la guerre contre le terrorisme, abattu le gouvernement Blair et ont peut-être empêché une attaque contre l’Iran. Mais ces protestations pacifiques, même si elles ont été historiques, n’ont pas suffi pour sauver l’Irak.

La tactique d’occupation était pratiquement inconnue
dans les universités britanniques avant janvier 2009, lorsque les
bombardements par Israël de la bande de Gaza ont provoqué une
vague d’occupations de solidarité dans plusieurs dizaines de facs

Le mouvement antiguerre a été le prologue politique du mouvement contre les coupes budgétaires. Il a été l’éducation politique d’une génération, et la leçon retenue était que les protestations pacifiques ne suffisaient pas. Si, en 2010, des dizaines de milliers de personnes étaient prêtes à passer à l’action directe, c’est parce qu’ils (eux ou leurs grands frères et grandes soeurs) avaient déjà essayé autre chose.
Mais l’Irak et la Palestine n’ont pas été importants seulement parce qu’ils ont fourni une forme à la tactique étudiante, ils lui ont aussi donné un contenu politique. Les slogans les plus populaires n’étaient pas ceux qui proclamaient l’importance de l’éducation pour le capitalisme anglais, ou ceux qui appelaient à défendre les étudiants aux dépens des travailleurs du secteur public. Ce n’étaient pas les revendications étroites et partielles d’étudiants en lutte pour leurs propres intérêts, mais les slogans d’unité, de solidarité et de démission du gouvernement.

De même que les soulèvements de 1968 ont été précédés par des protestations contre le colonialisme et la guerre du Vietnam, la colonne vertébrale idéologique de la révolte étudiante a été forgée dans les mouvements anti-impérialistes, à partir de 2001.

Résultats et perspectives

Les protestations étudiantes ont atteint leur point culminant le 9 décembre – la nuit où les députés ont voté, de justesse, l’augmentation des frais d’inscription. Lorsque les résultats du vote ont été annoncés, un silence de mort est tombé sur la foule de Parliament Square. Dans la demi-heure qui a suivi, d’immenses colonnes d’étudiants se sont dispersées dans la consternation, même si une foule de quelques milliers restaient sur place pour lâcher leur rage, essayant de couvrir d’ordures le bâtiment du Trésor en scandant férocement : « Rendez-nous notre argent ! ».

Tout d’un coup, notre mouvement était rentré dans un double mur. Le vote sur les frais d’inscription avait été le point focal de toute notre agitation. Une fois qu’il était passé, la prochaine étape était incertaine, confuse. Si nous avions buté contre cet obstacle ne serait-ce que quelques semaines plus tôt, nous aurions pu prendre des mesures pour le surmonter – une coordination d’urgence des occupations se réunissant pour discuter d’une stratégie de durcissement du mouvement, par exemple. Mais le vote arrivait quelques jours avant les vacances de Noël, suivies par une période de révisions et d’examens.

Des étudiants qui depuis des mois vivaient, travaillaient et militaient dans une grande proximité se trouvaient tout d’un coup dispersés et atomisés. Les occupations prirent fin – une seule, à l’université de Kent, dura jusqu’à 2011. L’élan avait été brisé. Des journées d’action locales, en janvier, furent peu spectaculaires – malgré les efforts de NUS pour organiser une manif démobilisatrice à 300 kilomètres de la capitale.

Cela marqua la fin de la période d’action de masse intense du trimestre précédent, et le début d’une période nouvelle et incertaine. En surface, il semblait que dès février un certain calme avait repris possession de la vie des campus. Mais les apparences sont souvent trompeuses.

Comme l’a observé Rosa Luxemburg dans La grève de masse [1], les mouvements sociaux ne se développent pas dans une trajectoire ascendante uniforme, sans brisures. Au contraire, ils vont et viennent, et chaque pic nouveau de la lutte transforme son sujet et la prépare à la vague suivante. Un mouvement ayant connu une défaite temporaire peut être contraint à la clandestinité, pour ressurgir avec une vigueur renouvelée au moment où on s’y attend le moins. Un mouvement construit autour de revendications politiques nationales peut donner naissance à des milliers de luttes économiques locales, et vice-versa. S’il faut considérer les derniers mois comme significatifs, ces deux processus ont été à l’œuvre dans le mouvement étudiant.

Beaucoup d’étudiants radicalisés par la lutte contre les frais d’inscription sont depuis actifs sur d’autres fronts. Certains effets à retardement des protestations de l’automne auraient, dans des temps moins troublés, mérité qu’on leur accorde davantage d’attention :

  • 3.000 étudiants ont protesté contre les coupes budgétaires à Glasgow au cours de la plus importante manifestation étudiante qu’ait connue la ville à ce jour.
  • Des étudiants de la Villiers School, à Londres, ont fait la grève des cours pour protester contre le renvoi d’un prof de maths largement apprécié. Au bout d’une semaine, le staff administratif était en grève pour soutenir leur revendication, le directeur a démissionné et le professeur a été réintégré.
  • Près d’un millier de travailleurs médicaux et de sympathisants ont défilé dans le district financier de Londres pour protester contre des plans de réduction et de privatisation du National Health Service (la Sécu anglaise) auquel tout le monde est très attaché. Les étudiants en médecine et les élèves infirmier(e)s, radicalisés en automne, ont été centraux dans l’organisation de la protestation.
  • Une manifestation de 700 étudiants dans la ville galloise d’Aberystwyth a été le point de départ d’une des plus longues occupations ayant eu lieu à ce jour.
  • Des étudiants étaient aussi au cœur des protestations de février et mars qui ont vu les conférences du parti libéral démocrate, tenues à Sheffield et Cardiff, assiégées par des milliers de manifestants, ainsi que des nombreuses occupations de magasins de chaines de vêtements de luxe coupables d’évasion fiscale.

Mais le nombre de ceux qui étaient engagés n’est pas représentatif de la profondeur de la radicalisation intervenue sur nos campus. Pour citer à nouveau Luxemburg, ce sont ceux qui ne bougent pas qui ne sentent pas leurs chaînes. Les étudiants qui sont passés à l’action ont mis en évidence l’hypocrisie brutale qui caractérise le système capitaliste. Beaucoup d’entre eux ont voté pour le parti libéral-démocrate en croyant à ses promesses de gratuité de l’éducation. Au lieu de cela, ils ont eu un gouvernement à direction conservatrice déterminé à tripler les frais d’inscription. Et lorsqu’ils ont tenté de protester contre ce scandale, ils se sont heurtés à toute la violence de l’État.
En décembre, des centaines d’étudiants ont été arrêtés. La brutalité sans complexes de la police en a abasourdi plus d’un. Jody MacIntyre a été arrachée de son fauteuil roulant, et son frère Finlay a été empêché de se porter à son secours. Tahmeena Bax a été assommée, et a repris conscience pour entendre les policiers plaisanter sur son hidjab. Une jeune fille de 15 ans a eu la jambe brisée, et bien d’autres ont été filmés et photographiés alors qu’ils étaient frappés de coups de pieds, matraqués ou chargés par des policiers à cheval.

Le mouvement antiguerre a été le prologue
politique du mouvement contre les coupes budgétaires.
Il a été l’éducation politique d’une génération

Le cas le plus sinistre a été celui d’Alfie Meadows, 19 ans, qui a eu besoin de 3 heures de chirurgie cervicale d’urgence pour sauver sa vie après un coup de matraque sur la tête – et les policiers ont même essayé d’empêcher qu’il soit transporté à l’hôpital le plus proche. Et bien sûr, des milliers de très jeunes manifestants ont été retenus dans une « bouilloire » (« kettle ») policière pendant 8 heures le Jour X, et encore plus longtemps le Jour X3, à des températures très basses, sans nourriture, sans eau et sans accès à des toilettes.

J’ai eu le privilège de m’adresser à la bouilloire de Whitehall avec mon mégaphone. La foule hurlait à chaque mention des mots « grève générale » ou « révolution ». Plus tard, des petits groupes se réchauffant autour de feux de pancartes ou de cônes de circulation parlaient de la révolution et comment elle serait, comment elle se produirait. Le niveau de généralisation politique était stupéfiant. Cette protestation concernait l’éducation, mais elle allait beaucoup plus loin. Elle parlait des possédants et de ceux qui n’ont rien (haves and have-nots), des politiciens qui vous ignorent et des policiers qui vous matraquent. Elle débattait de la guerre de classe.

Les leçons de la bouilloire ne seront pas vite oubliées. Elles ont été rangées, étiquetées, conservées pour servir la prochaine fois. J’écris cet article quelques jours après qu’une descente de police dans un squat de Bristol a provoqué une émeute où les malheureux policiers se sont enfuis à toutes jambes en abandonnant leur boucliers. C’est là l’héritage de la révolte étudiante : des milliers de jeunes ont été formés à mépriser l’État et à sentir leur force lorsqu’ils sont nombreux.

Mais ce qui est encore plus important, c’est que la révolte a ouvert des vannes par lesquelles d’autres mouvements peuvent s’écouler. Selon le journaliste du Guardian Gary Younge, « le danger représenté par les étudiants est celui de la contagion ». La révolte étudiante de 1968 a provoqué une grève générale et presque une révolution. En 2010, les occupations de facs ont construit des liens importants avec les syndicats, et en mars 2011 les étudiants se sont à nouveau mobilisés dans la première grève nationale des universités et des assistants (lecturers) de collège.

Deux jours plus tard, un demi-million de personnes a défilé dans Londres pour la plus grande manifestation syndicale de l’histoire anglaise. Lors du meeting final à Hyde Park, l’une des plus grandes ovations fut pour Len McCluskey, secrétaire général du plus important syndicat anglais, Unite, lorsqu’il a appelé à une démonstration de gratitude envers les étudiants (en même temps qu’il a lancé un avertissement à la Metropolitan Police : « Ne touchez pas nos gosses avec vos mains sales ! » - « get your sleazy hands off our kids ! »).

Le niveau de mobilisation syndicale reste à un niveau historiquement très bas, mais les conférences syndicales et les votes de grève des prochains mois, qui seront cruciaux, auront lieu dans un pays différent de celui de l’an passé. C’est un pays où les émeutes, les occupations et l’action directe de masse ne sont pas les denrées exotiques de pays européens lointains – elles se produisent à notre porte, et ce sont « nos gosses » qui les organisent. Et ça pourrait tout changer.

Notes

[1Voir en ligne sur marxists.org : http://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve.htm

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30 jours qui ébranlèrent l’Angleterre (PDF - 1 Mo)

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