La théorie de la révolution permanente
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2 octobre 2011
En liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commerce, le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique. De même que le système moderne du crédit rattache des milliers d’entreprises par de multiples liens et donne au capital une mobilité incroyable, qui permet d’éviter beaucoup de petites faillites, mais est en même temps la cause de l’ampleur sans précédent des crises économiques générales, de même, les efforts économiques et politiques du capitalisme, son marché mondial, son système de dettes d’État monstrueuses, et les groupements politiques de nations qui rassemblent toutes les forces de la réaction dans une sorte de trust mondial n’ont pas seulement résisté à toutes les crises politiques individuelles, mais également préparé les bases d’une crise sociale d’une extension inouïe. [1]
L’auteur de ces lignes ne fait pas ici référence à la mondialisation libérale ou à la dette grecque, à la crise des subprimes ou au sauvetage des banques européennes, à l’Otan ou au FMI, aux révolutions arabes ou à leur propagation en Espagne. Analysant la société de son époque, Trotsky décrivait ainsi il y a plus d’un siècle que, dans des proportions jusqu’alors inédites, le changement historique à l’ère du capitalisme était conditionné par une interaction permanente entre les dynamiques économiques, politiques et sociales dans tous les endroits du monde. C’est cette conception qui est à la base de l’une des contributions les plus originales et brillantes au marxisme : la théorie de la révolution permanente. Une théorie qu’il est urgent de ressortir du grenier. Voyons pourquoi.
Jusqu’à la première guerre mondiale, le concept de développement inégal fut généralement utilisé par les marxistes pour décrire les processus du développement capitaliste.
Expliquant que « le développement inégal et par bonds des différentes entreprises, des différentes industries et des différents pays, est inévitable en régime capitaliste » [2], Lénine en définit trois aspects essentiels. Premièrement, dans la deuxième partie du 19e siècle, les pressions commerciales et militaires ont poussé des grandes puissances encore basées sur un mode de production féodal à devoir rattraper dans un temps très court le stade de développement atteint par les pays rivaux, afin de pouvoir rester en bonne course à a tête de l’ordre mondial. C’est ainsi par exemple que l’Allemagne rattrapa l’Angleterre, sans toutefois reproduire toutes les caractéristiques de la société anglo-saxonne et en conservant un régime politique plus arriéré. Deuxièmement, aussi longtemps que le capitalisme existe, la compétition entre grandes puissances les pousse à chercher constamment à se rattraper et se dépasser les unes les autres pour se disputer le leadership mondial. Troisièmement, cette course à l’hégémonie a pour conséquence d’amener les pays impérialistes à asseoir leur domination, collectivement et en compétition, sur les colonies et les diverses formes de pays dépendants, entravant ainsi à des degrés divers leur processus de développement.
Reconnaissant le caractère inégal du développement capitaliste, l’orthodoxie dominante parmi les marxistes russes au tournant du 19e et du 20e siècle envisageait essentiellement la possibilité du socialisme sous l‘angle des processus internes à chaque pays, par une succession de différentes étapes de développement : un pays encore marqué par un mode de production féodal devait passer par une phase de plein développement des relations capitalistes supprimant les vestiges de l’ancien ordre pour que les conditions du passage au socialisme soient réunies. C’est cette vision mécanique qui se retrouvera par la suite au cœur des conceptions staliniennes, pour lesquelles le développement inégal signifie que chaque pays se développe à des vitesses différentes et doit donc passer les différentes étapes – féodalisme, capitalisme, socialisme – en suivant son propre rythme.
Trotsky s’éleva toute sa vie contre ces conceptions déterministes vulgaires. Au contraire, il mis en avant l’unité qui caractérise l’économie mondiale et l’interdépendance existant entre les grandes puissances et les pays colonisés et semi-colonisés. Dans le système capitaliste, la conséquence du développement inégal pour les pays plus arriérés est de les amener à se développer partiellement en sautant toute une série d’étapes intermédiaires, à assimiler toutes faites des formes de développement techniques et sociales dont la formation a pu prendre des dizaines d’années dans les pays avancés.
« L’inégalité de rythme, qui est la loi la plus générale du processus historique, se manifeste avec le plus de vigueur et de complexité dans les destinées des pays arriérés. Sous le fouet des nécessités extérieures, la vie retardataire est contrainte d’avancer par bonds. De cette loi universelle d’inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d’une appellation plus appropriée, l’on peut dénommer loi du développement combiné, dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison de phases distinctes, de l’amalgame de formes archaïques avec les plus modernes. » [3]
L’arriération historique d’un pays dans le système capitaliste ne signifie donc pas qu’il doive reproduire les étapes de développement des pays avancés avec quelques dizaines d’années ou quelques siècles de retard. Cela signifie plutôt que les formations de sa structure sociale sont « combinées », incorporant les dernières conquêtes du mode de production capitaliste à des relations de production plus « primitives », féodales ou semi-féodales. Les formes particulières du développement combiné dépendent alors de chaque pays et des relations qu’ils entretiennent avec l’économie mondiale et les autres États.
Dans le cas de la Russie, la compétition économique et militaire internationale poussa le régime tsariste à forcer l’industrialisation du pays dans la deuxième partie du 19e siècle. Cette industrialisation avait pour but de renforcer, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ses frontières, la puissance d’un régime absolutiste et barbare. Le régime ne pouvait y parvenir en s’appuyant sur les classes bureaucratisées de la noblesse terrienne qui composaient son appareil d’État. Les intérêts du capital européen coïncidèrent alors avec ceux du régime tsariste, permettant d’amener les fonds nécessaires à l’installation de nouvelles industries en un très court laps de temps, faisant émerger de nouvelles villes gigantesques dans des territoires inhabités jusqu’alors. Tandis que l’agriculture qui occupait la majorité de la population restait fondée sur des relations de production inchangées depuis le 17e siècle, la croissance rapide de l’industrie installa en quelques endroits d’énormes usines modernes devançant même par certains aspects celles des pays capitalistes avancés. Les centres urbains acquirent très vite l’hégémonie politique et culturelle sur les campagnes. La Russie connut donc un développement paradoxal dans lequel la modernisation permettait de renforcer les traits les plus réactionnaires d’une société archaïque.
Mais cette combinaison entre l’ancien et le nouveau ouvrait de nouvelles possibilités. « Il faut noter ici que le prolétariat russe s’est formé non petit à petit, au cours des siècles, traînant le fardeau du passé, comme en Angleterre, mais qu’il a procédé par bonds, par changements brusques de situations, de liaisons, de rapports, et par des ruptures violents avec ce qui existait la veille. » [4]
La structure de classe de la société russe se trouva donc fortement affectée par les voies que prit le développement capitaliste : « Le prolétariat se trouva concentré en masses énormes, cependant que ne subsistait, entre ces masses et l’autocratie, qu’une bourgeoisie capitaliste numériquement très faible, isolée du « peuple », à demi étrangère, sans traditions historiques, et inspirée uniquement par l’appât du gain. » [5] Il en résulta une profonde instabilité : d’un côté la bourgeoisie locale était insignifiante et l’État n’était pas en capacité de faire des concessions sur les salaires ou les libertés politiques, de l’autre la jeune classe ouvrière directement arrachée à la paysannerie était moins marquée par le conservatisme, la bureaucratie et le poids des idées dominantes que le prolétariat européen « avancé ».
S’il est clair pour Trotsky que c’est dans le domaine de l’économie que le développement inégal et combiné se manifeste avec le plus de vigueur, celui-ci affecte néanmoins l’ensemble des rapports sociaux, fusionnant et amalgamant l’ancien et le moderne de manière explosive jusque dans l’idéologie et la pratique religieuse. C’est pourquoi, au contraire des marxistes orthodoxes de son époque, Trotsky était convaincu que la possibilité du socialisme dans un pays arriéré dépendait de toutes une série de facteurs, objectifs et subjectifs, nationaux et internationaux, en interaction permanente : « Le jour et l’heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du niveau atteint par les forces productives, mais des rapports dans la lutte des classes, de la situation internationale et, enfin, d’un certain nombre de facteurs subjectifs : les traditions, l’initiative et la combativité des ouvriers ». Ce que le développement inégal et combiné du système capitaliste mondial rendait donc possible, c’est que « les ouvriers arrivent au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant d’y arriver dans un pays capitaliste avancé. » [6]
Ces analyses et polémiques concernant la nature du processus historique pourraient sembler n’avoir qu’un intérêt purement théorique. Elles ont pourtant des conséquences concrètes dès lors qu’il s’agit de déterminer le rôle des différentes classes dans le cadre de la transformation sociale. En Russie, des discussions acharnées eurent lieu pour tenter de définir la nature de la révolution qui renverserait le régime tsariste.
Pour une partie de la social-démocratie (marxiste), les Mencheviks, une période de domination de la bourgeoisie devait nécessairement succéder au régime féodal avant que le prolétariat ne soit suffisamment nombreux et conscient pour se lancer à la conquête du pouvoir. La petite-bourgeoisie et la paysannerie étant incapables de jouer le moindre rôle indépendant, la classe ouvrière devait s’allier avec la bourgeoisie afin de la pousser à prendre le pouvoir. Dans ce schéma, qui n’envisageait aucune relation entre une révolution bourgeoise russe et le prolétariat européen, la Russie ne ferait alors que commencer à rattraper les pays capitalistes avancés, seuls pays où une révolution socialiste était possible.
Pour les autres, les Bolcheviks et en particulier Lénine, la bourgeoisie était trop lâche pour s’opposer à l’absolutisme car elle avait autant besoin que les propriétaires terriens de l’appareil de répression tsariste pour mater la classe ouvrière et la petite paysannerie. Le renversement révolutionnaire du régime ne pouvait donc reposer que sur l’alliance des deux seules classes révolutionnaires, la classe ouvrière et la paysannerie, afin de mener une révolution bourgeoise et démocratique à la place de la bourgeoisie. Une telle révolution étendrait néanmoins l’incendie révolutionnaire en Europe, là où la révolution socialiste était possible.
Dans cet épineux débat lourd de conséquences pratiques, c’est finalement Trotsky qui formula les choses avec le plus de clarté. Lui non plus ne pensait pas que la bourgeoisie pouvait jouer un rôle révolutionnaire. Il s’appuyait sur les enseignements que Marx et Engels avaient tirés des révolutions manquées de 1848 en Europe. Dès cette époque, la bourgeoisie n’avait déjà plus le caractère révolutionnaire qu’elle avait pu avoir en France en 1789. Elle avait trop à perdre pour diriger résolument une révolution démocratique bourgeoise. Elle avait trop peur des forces qu’elle pourrait libérer dans ce processus : la plèbe urbaine des petits artisans et semi-prolétaires qui avait jadis alimenté les bataillons de sans-culottes français était devenue une classe ouvrière en voie d’organisation et ayant tout autant intérêt à acquérir des libertés politiques qu’à détruire les relations économiques capitalistes. Dès lors, si les travailleurs découvraient qu’ils étaient capables de renverser un tyran et de démanteler son appareil d’État répressif, pourquoi continueraient-ils à tolérer d’être exploités par leurs patrons ? C’est pourquoi, dès 1848 en France, en Allemagne, en Pologne ou en Autriche, la bourgeoisie était déjà devenue une classe contre-révolutionnaire, cherchant à faire des concessions, à réformer et à s’accommoder des régimes tyranniques plutôt qu’à les détruire.
Pour Marx et Engel, la conclusion était claire : bien qu’elle puisse temporairement s’allier avec d’autres classes contre l’absolutisme, il était vital que la classe ouvrière s’organise de manière indépendante de la bourgeoisie et des petits-bourgeois démocrates, qu’elle ait ses propres revendications, qu’elle crée ses propres organes de pouvoir alternatifs et mène jusqu’au bout la lutte contre ce qui restait de l’ancien régime puis contre la bourgeoisie. Le cri de guerre des ouvriers devait devenir : « La révolution en permanence ! » [7]
Au moment de la révolution vaincue de 1905, l’analyse de la structure de classe de la société russe ne laissait aucun doute pour Trotsky. En ce qui concerne la grande bourgeoisie, la puissance politique du capital européen à la tête du capitalisme en Russie ne dépassait pas le cadre des parlements français, anglais et belge. « D’autre part, le capital russe ne pouvait se mettre à la tête de la lutte nationale contre le tsarisme parce qu’il se trouva dès le départ en butte à l’hostilité des masses populaires : du prolétariat qu’il exploite directement et de la classe paysanne qu’il dépouille par l’intermédiaire de l’État. » [8]
Il est vrai qu’en 1789 ce sont l’intelligentsia, soit le groupe intellectuel et non capitaliste de la bourgeoisie, et la petite-bourgeoisie artisanale qui avaient fourni la tête et le corps de la lutte révolutionnaire bourgeoise. Dans le cadre du développement combiné de la Russie plus d’un siècle plus tard, il en allait différemment : « En étouffant dans l’œuf l’artisanat russe, le capital européen avait, par là même, détruit le terrain social sur lequel aurait pu s’appuyer la démocratie bourgeoise. » [9] Seule restait une intelligentsia (avocats, journalistes, médecins, ingénieurs, professeurs, etc.) numériquement faible, culturellement inerte et incapable d’indépendance politique, s’en allant finalement chercher appui auprès de la classe des propriétaires terriens qui constituait le pilier de l’ancien régime.
Quant à la paysannerie, elle était selon Trotsky incapable de jouer un rôle indépendant en tant que classe : trop dispersée géographiquement pour s’organiser, trop individualiste par son mode de production et trop arriérée politiquement pour tirer des expériences de ses luttes passées. Elle pouvait néanmoins joué un rôle, comme par le passé, à travers des soulèvements spontanés ou en contribuant à démoraliser l’armée. Mais il fallait qu’une autre classe, urbaine et organisée, parvienne à l’entraîner. Seule la classe ouvrière était à même de jouer ce rôle dirigeant.
En Russie, le problème se posait donc ainsi : de nombreuses classes sociales avaient objectivement intérêt à libérer la Russie arriérée du carcan de l’absolutisme et de la barbarie féodale mais seul le prolétariat industriel était en capacité de diriger cette lutte d’intérêt national.
Néanmoins, même s’il menait d’abord une lutte dans l’intérêt de la nation toute entière, il était illusoire selon Trotsky de croire que le prolétariat pouvait se restreindre à remplir les conditions démocratiques et républicaines qui permettraient à la bourgeoisie de dominer, car « la domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique. » [10] Aussi, « La dictature du prolétariat qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la forceront à faire des incursions profondes dans le droit de propriété bourgeois. La révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste et devient ainsi permanente. » [11] En effet, la classe ouvrière au pouvoir parviendrait dans un premier temps à susciter sans peine l’enthousiasme national, en établissant l’égalité démocratique, en abolissant les privilèges, en instaurant la redistribution fiscale, etc. Mais confrontée à des problèmes comme celui du chômage, du temps de travail ou à la question agraire, elle serait vite amenée à prendre le chemin d’une politique socialiste, apportant partout son appui aux mouvements populaires et suscitant l’opposition acharnée de la bourgeoisie et des couches supérieures de la paysannerie. Le développement inégal et combiné, fusionnant les formes archaïques et les plus modernes, constituait alors le fondement structurel qui rendait possible la fusion des tâches démocratiques et socialistes dans un processus de révolution permanente.
Trotsky ne niait pas que le socialisme repose sur l’auto-émancipation de la classe ouvrière, supposant une industrie moderne de grande échelle et un prolétariat organisé dont la conscience de classe le rend capable d’auto-émancipation, ce qui n’était évidemment pas le cas d’un pays arriéré comme la Russie. Mais dans une telle situation révolutionnaire, c’est bien le comportement des différentes classes qui jouait un rôle de premier plan : « Jusqu’à quel point la politique socialiste de la classe ouvrière peut-elle être appliquée dans les conditions économiques de la Russie ? Il y a une chose que l’on peut dire avec certitude : elle se heurtera à des obstacles politiques bien avant de buter sur l’arriération technique du pays. Sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne pourra rester au pouvoir et transformer sa domination temporaire en dictature socialiste durable. » [12]
Le développement inégal du capitalisme pouvait donc conduire à un développement combiné dans lequel la Russie devenait l’avant-garde de la révolution internationale. Inévitablement, la révolution étendrait son onde de choc au niveau international, que ce soit par l’initiative de la classe ouvrière, les forces de la réaction des classes dirigeantes occidentales ou tout autre maillon de la chaîne des relations qui caractérise le capitalisme mondial. Mais si la prise du pouvoir par la classe ouvrière dans un pays arriéré était possible, sa survie nécessitait l’extension et la consolidation de la révolution dans les pays capitalistes avancés.
Aussi, « La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute la planète. » [13]
Trotsky a défendu la théorie de la révolution permanente toute sa vie. S’il ne fut pas convaincu avant 1917 par les arguments de Lénine sur le rôle du parti révolutionnaire, il enrichit ensuite la théorie en insistant sur la nécessité d’un parti ouvrier discipliné devant jouer un rôle central dans la prise du pouvoir par les travailleurs.
Les révolutions de la première partie du 20e siècle ont confirmé la justesse de cette théorie. L’exemple positif reste celui de la Révolution russe, de février à octobre 1917, et la vague révolutionnaire qui s’ensuivit en Europe. Les exemples négatifs furent l’étranglement de la révolution russe, après l’échec de son extension dans les autres pays, et l’écrasement de la révolution en Chine (1925-27), où la domination impérialiste s’est maintenue après que les staliniens aient poussé la classe ouvrière à se subordonner à la bourgeoisie.
Si la théorie de la révolution permanente supposait le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière dans les pays dominés, la vague de révolutions anticoloniales après la deuxième guerre mondiale dans le « tiers-monde » (Chine, Cuba mais aussi Égypte, Algérie, Ghana, Indonésie, Vietnam, etc.) semblait contredire la théorie. Ces révolutions visaient l’indépendance nationale, le développement économique et la réforme sociale. Le problème, c’est que la classe ouvrière n’y joua aucun rôle.
Après les révolutions chinoises et cubaines, le révolutionnaire britannique Tony Cliff [14] essaya de voir ce qui n’allait pas dans la théorie, en tentant d’identifier les éléments constants et les éléments contingents [15]. Indéniablement, le caractère contre-révolutionnaire de la bourgeoisie était une constante. Par contre le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière n’avait rien d’inéluctable. Et sans classe ouvrière révolutionnaire, l’essentiel de la théorie de Trotsky s’effondrait. Mais alors, si les deux classes essentielles de la société, les capitalistes et travailleurs, ne jouaient pas de rôle central, comment de tels changements pouvaient-ils se produire ?
Pour Cliff, plusieurs facteurs sont entrés en jeu : l’affaiblissement de l’impérialisme mondial dans le contexte de la guerre froide, l’importance croissante de l’État dans les pays arriérés, l’impact négatif du réformisme et du stalinisme sur la classe ouvrière et leurs politiques d’alliances inter-classes, et surtout l’importance croissante de l’intelligentsia dans la direction et l’unification de la nation.
Des couches d’intellectuels révoltés ont développé un nationalisme radical résolu à combattre l’impérialisme et les dictatures qui dominaient leurs pays. Leur but n’était pas la démocratie. Ils voulaient moderniser, réformer. Ils savaient ce qu’ils avaient à faire pour le bien du peuple et n’avaient pas de temps à perdre. Ils voulaient créer des États-nations modernes, avec des infrastructures économiques et sociales développées. Le capital privé étant très faible, il fallait procéder rapidement à une accumulation de capital dirigée par l’État. Ils ont pris le pouvoir et instauré des régimes capitalistes d’État autoritaires qui ont bafoué les revendications populaires de réformes sociales qu’ils prétendaient porter.
À une époque où une grande partie du mouvement trotskyste prenait la théorie de la révolution permanente à la lettre en l’appliquant mécaniquement aux révolutions du tiers-monde et en anticipant leur transcroissance en révolution socialiste, la contribution de Cliff fut salutaire. Rappelant que la théorie n’était ni un dogme ni une prophétie mais seulement une possibilité, elle permettait de revenir au projet central du marxisme selon lequel « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et aucun agent ne peut se substituer à leur action dans la lutte pour le socialisme. Le thème central de la théorie de Trotsky restait valide : le socialisme ne sera possible que si les travailleurs poursuivent la lutte jusqu’à ce qu’ils triomphent dans le monde entier.
Plus qu’une simple théorie, la stratégie de la révolution permanente est un guide pour comprendre et s’orienter dans la période de crises et de révolutions qui est dorénavant ouverte. C’est pourquoi il est crucial d’analyser ses implications dans le monde actuel [16]. À condition de s’attacher davantage à l’esprit qu’à la lettre. Car comme toute contribution formulée dans des conditions historiques données, il faut distinguer ce qui relève de ses principes fondamentaux – les processus ininterrompus par lesquels les travailleurs des pays du Sud sont amenés à diriger la société et à mener la lutte pour le socialisme mondial – de ce qui relève de coordonnées historiques aujourd’hui disparues – le féodalisme et la révolution bourgeoise.
Une chose est sûre aujourd’hui : le temps des révolutions bourgeoises est définitivement révolu. Le capitalisme a balayé les vestiges des anciens modes de production et des anciennes formations sociales dans quasiment tous les endroits du monde. Chaque pays ayant son propre centre d’accumulation de capital indépendant, les tâches de la révolution bourgeoisie ont aujourd’hui été accomplies à l’échelle de la planète. De nombreuses révolutions politiques peuvent encore se produire. Mais toute révolution sociale ne pourra être que socialiste.
C’est pourquoi il est absurde de penser que les révolutions qui secouent les pays arabes puissent être de nature bourgeoise parce qu’elles impliquent des luttes pour les libertés démocratiques [17]. Mise à part la Révolution française qui fait véritablement figure d’exception, la démocratie n’est pas une caractéristique de la révolution bourgeoise. Dans la plupart des pays, la bourgeoisie n’eut nul besoin d’instaurer des régimes démocratiques pour accéder au pouvoir. Toutes les libertés démocratiques conquises au cours des siècles ont plutôt été le fruit de concessions arrachées à la bourgeoisie par les luttes populaires.
Les révolutions arabes, particulièrement en Égypte et en Tunisie, sont non seulement des révoltes contre la dictature, mais aussi contre le néolibéralisme et l’impérialisme. Bien qu’elles aient une dimension interclassiste, les travailleurs et les autres catégories de classes populaires en sont clairement l’aile marchante. Ce sont des millions de personnes qui se sont mis à espérer un changement social radical capable d’amener des emplois, d’améliorer les services publics, d’éradiquer la pauvreté et de réduire les inégalités aberrantes entre les riches et les pauvres. Les contradictions qui sont à la base de ce processus ne peuvent pas être résolues dans le cadre d’une révolution libérale-démocratique qui refuserait de remettre en cause la richesse et le pouvoir de la bourgeoisie, les grosses multinationales et l’impérialisme. Les forces qui se sont libérées dans ce processus révolutionnaire portent désormais en elles la possibilité de la révolution sociale avec une confiance décuplée. Dans les pays comme la Tunisie et l’Égypte, là où une première phase a permis de faire chuter la tête de régimes dictatoriaux, c’est cette deuxième phase qui a d’ores et déjà commencé.
Le développement inégal et combiné du capitalisme a aujourd’hui des implications importantes pour la possibilité d’une révolution socialiste dans les pays du Sud. De forts mouvements ouvriers s’y sont créés sous l’influence du capital multinational, les questions démocratiques non résolues tendent à y faire fusionner les revendications politiques et économiques et les pressions de l’économie mondiale sur leurs structures sociales créent une instabilité explosive. C’est précisément dans les conséquences du développement inégal et combiné que réside la possibilité de la révolution permanente.
Il est toujours possible qu’une révolution socialiste se produise dans un pays du Sud avant qu’elle n’atteigne les pays capitalistes avancés. À l’heure de la mondialisation et de l’approfondissement de la crise du capitalisme, il est même possible d’envisager une interaction bien plus forte encore entre les processus à l’œuvre dans les différentes régions du monde. L’inspiration que produit le « printemps arabe » en différents endroits du monde, notamment en Espagne et en Grèce, en témoigne.
Reste que la révolution permanente est une stratégie qui nécessite un facteur subjectif fondamental, que Trotsky a reconnu en 1917 et que Cliff a souligné dans les années 60 : un parti révolutionnaire tourné tout entier vers l’objectif de la prise du pouvoir par les travailleurs. L’actualité de la révolution permanente l’exige plus que jamais.
[1] Léon Trotsky, Bilans et perspectives, Éditions de Minuit, 1969, p.99.
[2] Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Chapitre X, http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp10.htm
[3] Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, Tome 1 « La révolution de Février », Editions du Seuil, 1995, p.42. C’est dans cet ouvrage de 1930 que le terme de développement inégal et combiné apparaît pour la première fois, même si le concept est déjà présent chez Trotsky dès 1906 dans Bilans et perspectives.
[4] Ibid. p.47.
[5] Léon Trotsky, Bilans et perspectives, op.cit., p.35.
[6] Ibid. p.48.
[7] Karl Marx et Friedrich Engels, « Adresse du comité central à la Ligue des communistes », (1850), http://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/18500300.htm
[8] Léon Trotsky, 1905, « Les forces motrices de la révolution russe », http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/1905/1905somm.htm
[9] Idem.
[10] Léon Trotsky, Bilans et perspectives, op.cit., p.92.
[11] Léon Trotsky , La révolution permanente, Éditions de Minuit, 1963, pp 231-232.
[12] Léon Trotsky, Bilans et perspectives, op.cit., p.97. À quiconque serait heurté par le terme de « dictature socialiste », rappelons que la démocratie bourgeoise telle que nous la connaissons n’est rien d’autre que la dictature de la bourgeoisie.
[13] Léon Trotsky , La révolution permanente, Éditions de Minuit, 1963, pp 232-233.
[15] Tony Cliff, « La révolution permanente déviée » (1963), http://www.marxists.org/francais/cliff/1963/00/cliff_19630000.htm
[16] Voir notamment le débat fort intéressant entre Neil Davidson et Joseph Choonara sur l’actualité de cette théorie dans les pages d’International Socialism Journal : Neil Davidson, « From deflected permanent revolution to the law of uneven and combines development », International Socialism Journal n°128, octobre 2010, http://www.isj.org.uk/?id=686 ; Joseph Choonara, « The relevance of permanent revolution : A reply to Neil Davidson », International Socialism Journal n°131, juin 2011, http://www.isj.org.uk/index.php4?id=745&issue=131#131choonara_19
[17] Voir par exemple Michel Rocard, « Les racines bourgeoises de la révolution tunisienne », Les Echos, 25/01/2011, http://lecercle.lesechos.fr/economistes/autres-auteurs/221133018/racines-bourgeoises-revolution-tunisienne
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.