Einstein et le sionisme

par Brice Errandonea

6 septembre 2009

L’homme qui révolutionna la physique il y a tout juste 100 ans était plein de contradictions. Pour n’évoquer que ses idées politiques, il rejetait les nations et éprouvait une répugnance viscérale à l’égard des militaires. Ses engagements concrets furent pourtant en faveur de la bombe atomique américaine et en faveur du sionisme. Dans le cas de la bombe, c’est la peur de voir les nazis brandir le feu nucléaire qui le conduit à écrire au président Roosevelt pour l’inciter à les devancer. Il s’en mordit les doigts dès le mois de mai 1945, sans attendre Hiroshima. Pour le sionisme, on comprendra peut-être mieux comment cette idéologie a pu exercer un tel attrait si on examine comment Einstein a pu y adhérer.

Le premier soutien de l’idée sioniste était un certain Napoléon Bonaparte. En 1799, il occupe l’Egypte et une partie de la Palestine. Afin de contrôler la région, il a l’idée d’inciter les Juifs de France à venir la coloniser. Pour cela, il prévoit de détruire la mosquée d’Al-Aqsa et de reconstruire le Temple de Salomon. Il fut vite chassé du Moyen-Orient et n’eut pas le temps de mettre son projet à exécution. Mais d’autres grandes puissances reprendront à leur compte l’idée d’une colonisation juive pour contrôler la Palestine.

C’est finalement la montée de l’antisémitisme tout au long du XIXe siècle, puis jusqu’à la Shoah, qui alimentera le sionisme. Ces deux idéologies sont basées sur un même mensonge : sur l’idée que les Juifs seraient des étrangers dans leurs pays respectifs. Pourtant, ces pays ont aussi été bâtis par les Juifs, et c’est justement dans les pays qu’ils ont le plus contribué à construire que l’antisémitisme est le plus virulent au début du XXe siècle. En Russie, par exemple, ils sont accusés de tous les maux. Le gouvernement multiplie les brimades à leur encontre et encourage les pogroms. La police tsariste rédige le Protocole des sages de Sion, un document censé démontrer l’existence d’un complot juif pour conquérir le monde. Certains dirigeants russes envisagent même leur extermination. Et pourtant, la Russie doit son existence même aux Juifs.

En effet, les Russes se sont sédentarisés au Xe siècle, après s’être emparés de la ville khazare de Kiev (Kiev signifie au bord de l’eau en Khazar). Apparentés aux Bulgares, les Khazars avaient bâti depuis le VIIe siècle un empire prospère entre la Mer Noire et la Mer d’Aral. Leur conversion au Judaïsme, décidée au IXe siècle par l’empereur Bulan, est la plus massive retenue par l’Histoire pour cette religion. Les Khazars sont l’un des rares peuples de l’époque à savoir frapper la monnaie, ce qu’ils font pour plusieurs voisins. Ils introduisent aussi le papier en Europe. Les marchands affluent d’Europe et d’Asie à la grande foire de Samandar, sur la célèbre Route de la soie (entre la Chine et l’Europe), tandis que par le port de Tmurtorokan transite le commerce de Bagdad et Constantinople avec la Scandinavie ou l’Europe de l’est. Avec l’aide des Byzantins, les Russes s’emparent des terres khazares, et s’efforcent au cours des siècles d’effacer les traces du peuple auquel ils doivent leur civilisation. Jusqu’à Staline, qui ordonna la construction d’un barrage dont les travaux causèrent malencontreusement la destruction de la forteresse de Sarkel. L’ultime trace que les nationalistes russes veulent effacer, ce sont les Juifs eux-mêmes.

Ils les déportent vers la Crimée en 1942, ce qui revient à les livrer à Hitler.

Naissance du nationalisme juif

Persécutés en Russie, en Pologne, en Ukraine, quelques Juifs commencent dès le début du XXe siècle à adhérer au sionisme et à partir vers la Palestine. Mais beaucoup de réfugiés choisissent l’Europe occidentale, et particulièrement l’Allemagne. D’autres Juifs sont sur place depuis des siècles et se considèrent à bon droit comme des Allemands à part entière. A eux aussi, l’Allemagne doit beaucoup. D’anciennes familles juives sont si assimilées qu’elles sont devenues protestantes. Einstein, lui, ne croit qu’au Dieu de Spinoza, qui ne se préoccupe pas des humains, qui n’intervient jamais dans le monde qu’il a créé, et qui ne saurait ni passer une alliance avec un peuple élu ni même fonder une religion. Il ne se serait sans doute jamais considéré comme Juif s’il n’avait pas été confronté à l’antisémitisme.

Il le rencontre lors de son installation à Prague en 1911 : il se déclare « sans religion » au guichet administratif mais voit le fonctionnaire écrire « Juif » sur son dossier. Invité en 1914 par l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, il prend position pour la première fois : « Je trouve scandaleux de me rendre sans nécessité dans un pays où les gens de ma tribu sont persécutés avec tant de brutalité. » Mais ce qui le choque plus encore, c’est l’attitude de la bourgeoisie juive allemande vis-à-vis des réfugiés. Celle-ci approuve la politique de la République de Weimar, qui les parque dans des camps et des ghettos. Einstein prend publiquement la défense des réfugiés. « Les Juifs n’ont pas à plaider à charge contre une partie de leur peuple pour être acquittés par les antisémites. [...] Nous ne devons pas consacrer tous nos efforts à ne pas passer pour des Juifs, bien au contraire, nous devons nous imposer en tant que Juifs. » II commence à parler de « nationalité juive ». Ce sont en effet les antisémites qui lui imposent sa judéité et, pour lui, celle-ci ne peut pas être de nature religieuse.

En 1921, il accompagne aux Etats-Unis le président du Mouvement Sioniste, Chaïm Weizmann, afin de récolter des fonds pour l’Université hébraïque de Jérusalem. Mais, déjà, des affrontements opposent en Palestine les colons sionistes aux populations arabes. Einstein s’inquiète d’un « nationalisme juif très virulent qui menace de dégénérer en étroitesse d’esprit ». La pression antisémite l’empêche pourtant de rompre lui-même avec ce nationalisme, qu’il qualifie de nécessité mais qui est si contraire à ses autres convictions. « Si nous n’étions pas contraints de vivre au milieu de gens violents, étroits d’esprit, je serais le premier à rejeter le nationalisme au profit d’un humanisme universel. »

Contradictions

Les idées politiques d’Einstein sont plus confuses que ses théories scientifiques. Et il n’est certainement pas le seul, alors, à connaître une telle confusion. Tout en faisant la promotion du sionisme, il déclare en 1938 : « Ma conscience du judaïsme résiste à l’idée d’un État juif avec des frontières, une armée, et une part de pouvoir temporel ». En 1946, il accuse les Anglais de diviser Juifs et Arabes pour mieux régner et s’oppose au partage de la Palestine en deux États. Il prône un État binational où Juifs et Arabes vivraient ensemble. L’ONU ne l’écoute pas et vote un plan de partage qui accorde 57 % de la Palestine aux Juifs et 43 % aux Arabes. À l’époque, pourtant, les terres détenues par les colons sionistes ne représentent que 5,5 % de la Palestine. Aussi les Arabes refusent-ils ce partage et déclarent-ils la guerre à l’État naissant d’Israël. C’est ainsi qu’ils vont tout perdre. Les Palestiniens sont chassés de leurs maisons et deviennent des réfugiés à leur tour.

Einstein se résigne. Il admet que les Israéliens « doivent se battre pour leurs droits ». Parce qu’il prône le désarmement, il est aux États-Unis la cible des maccarthystes, comme il était en Allemagne la cible des nazis. Il en vient donc à considérer Israël comme sa patrie. Mais en 1952 il refuse la proposition de David Ben Gourion, qui voulait faire de lui le nouveau président de l’État d’Israël : « Si j’avais été président il m’aurait fallu dire parfois au peuple israélien des choses qu’il n’a pas enve d’entendre ».

En fin de compte, l’erreur d’Einstein aura été de ne pas analyser le problème en terme de classes.

Si la bourgeoisie juive allemande méprisait les Juifs de l’Est, ce n’est pas parce qu’elle avait perdu sa « conscience juive » mais parce qu’elle trouvait son intérêt dans l’exploitation de ce sous-prolétariat.

C’est elle qui, comme le reste de la bourgeoisie et pour mieux régner, divisait les travailleurs entre Allemands et étrangers. Une autre erreur aura été de faire des concessions à l’antisémitisme : de se considérer comme étranger dans son propre pays simplement parce que ses ennemis le proclamaient. Après la Shoah, beaucoup de Juifs ont commis les mêmes erreurs, et c’est bien compréhensible. Aujourd’hui encore, la montée de l’antisémitisme dans le monde provoque un nouvel afflux de Juifs vers Israël, où ils remplissent les colonies, toujours à cause de ces erreurs. Des erreurs tragiques que Palestiniens et même Israéliens n’ont pas fini de payer.


Sources :

Ne dites pas à Dieu ce qu’il doit faire, François de Closets, Ed. France Loisirs

Le vent des Khazars, Marek Halter, Ed. Robert Laffont

Histoire de l’autre, 12 historiens israéliens et palestiniens. Ed. Liana Levi


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