Le projet de manifeste de la LCR

Entre voie pacifique et renversement révolutionnaire

par Manu Eydoux

6 septembre 2009

Le projet de manifeste de la LCR part incontestablement d’un point de vue révolutionnaire quand il dit : « Notre combat est celui de toutes les victimes de l’exploitation capitaliste et des diverses formes d’oppression. Il vise à en finir avec le capitalisme et l’ordre bourgeois ». C’est un document riche qui est représente une bonne base de débat sur l’analyse du capitalisme contemporain, les perspectives concrètes à avancer aujourd’hui et la stratégie à mettre en oeuvre pour renverser le capitalisme. Néanmoins, le projet révèle une certaine confusion et même des contradictions sensibles sur la question des tâches de la révolution vis-à-vis de l’Etat capitaliste, la question de la nature du pouvoir une fois la bourgeoisie renversée, et par conséquent concernant la nature même d’une révolution. Au-delà de la distinction entre le « programme transitoire » et les perspectives de renversement révolutionnaire, on note à travers le manifeste l’imbrication sans distinction de mesures appartenant à deux types de programmes qui ne seront pas conciliables réformiste-radical, et communiste-révolutionnaire (marxiste).

Que faire de l’État capitaliste ?

La question des tâches de la révolution vis-à-vis de l’Etat bourgeois est abordée de façon contradictoire. D’un côté, certains passages mettent assez clairement en relief le caractère capitaliste de l’Etat existant, l’impossibilité pour la classe ouvrière et les opprimés d’utiliser l’Etat à leur propre compte, et le caractère absolument inconciliable des organes du pouvoir ouvrier et des institutions bourgeoises

Dans le cadre parlementaire et électoral est entretenue l’illusion qu’un changement de majorité parlementaire pourrait suffire à engager un changement politique fondamental : la mise au service des classes populaires de la machinerie étatique jusque là au service des dominants. Il s’agit bien d’un leurre : cette machinerie étatique est conforme aux intérêts des dominants. Son fonctionnement ne peut être inversé pour être mis au service des intérêts opposés. Toutes les expériences historiques, des plus anciennes aux plus récentes, le confirment. En conséquence l’objectif doit être celui d’une rupture révolutionnaire, qui ne peut être opérée que par les masses mobilisées, se dotant de leurs propres instruments de pouvoir.

Il ne s’agit pas d’un appareil de gestion technique au-dessus des classes, mais d’un appareil de domination et de reproduction sociale. Chaque crise révolutionnaire est certes singulière, mais on y trouve des constantes. Quand « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer à régner comme avant et que « ceux d’en bas » ne le supportent plus, peut émerger une double légitimité débouchant sur une situation de double pouvoir La question est alors posée : « Qui décide ici ? »[...] Entre ces deux légitimités, ces deux pouvoirs, ces deux représentations du droit, la coexistence ne peut s’éterniser C’est la force qui tranche. [...] En se généralisant, ces nouvelles formes démocratiques se heurtent au pouvoir de droit divin des possédants. Le nouveau pouvoir en formation ne peut donc se limiter à un rôle de contrepoids, contenant ou corrigeant les abus du système. Son apparition est le signe d’une crise qui doit être dénouée à court ou moyen terme.

La conclusion logique en est donc que la classe ouvrière, pour vaincre, doit « briser l’appareil d’État existant », comme l’avait conclu Marx après la Commune de Paris. Cela n’est pas une question secondaire, et elle devrait figurer explicitement dans le Manifeste.

Mais, cette théorie générale de la révolution devient si « générale » dans le projet, qu’elle n’est pas traduite en terme de mesures pratiques et tend à être abandonnée au profit d’un réalisme réformiste-radical, dont le problème central est justement de ne pas constituer de transition avec le renversement révolutionnaire.

Dans un autre passage sur l’État, déjà moins clair, on lit à la fois que « prendre le pouvoir » en haut « ne suffit pas, [...] le pouvoir démocratique doit se diffuser et combiner le « haut »et le « bas » » et que « l’affrontement est inévitable ». Certes, l’affrontement est inévitable. Mais que signifie alors que le « pouvoir démocratique » doit se « diffuser » pour « combiner le haut et le bas » ? Deux options sont possible : 1) il doit se diffuser d’en haut : on estime alors que l’on doit « prendre le pouvoir » en haut, pour ensuite diffuser, d’en haut, le « pouvoir démocratique ». Soit il s’agit là de réformisme (prendre le pouvoir « en haut » par les élections pour diffuser ensuite le socialisme et la démocratie), ou bien, ce que je soupçonne peu, de blanquisme (prendre le pouvoir « en haut » par la force pour diffuser ensuite le socialisme) ; mais pas de marxisme. 2) le « pouvoir démocratique » se diffuse d’en bas, vers le haut : dans ce cas, les institutions ouvrières développées dans la lutte s’efforcent de faire des « incursions [ ...] dans les organes vitaux de la machinerie étatique », sans se « contenter » d’assiéger le pouvoir central. Dans ce cas, il ne s’agit ni plus ni moins que le refus de renverser les institutions bourgeoises pour instituer un pouvoir collectif et démocratique, mais sans partage avec la bourgeoisie, de la classe ouvrière et des opprimés. Ce passage est assez confus pour ne désigner précisément aucune politique. Il est donc indispensable de mener à fond le débat des moyens de la révolution pour arriver à une formulation claire, révolutionnaire, qui ne signifie pas tout et son contraire.

Le « service public » et la révolution

On trouve dans le projet des revendications qui font directement appel à l’État capitaliste au service de la classe ouvrière. Ainsi, il est dit que « contre les licencieurs l’État doit s’approprier et protéger l’outil de travail, et en partager la gestion avec les collectifs de travailleurs. » Rien n’explique dans quelle mesure une étatisation de l’outil de travail représenterait une mesure transitoire vers la révolution. Peut-être parce que l’État devra « en partager la gestion avec les collectifs de travailleurs » ? Mais qu’entend-on par « collectifs de travailleurs » ? Si des « collectifs de travailleurs » de type comité ou conseil ouvrier ont émergé, l’attitude qui consiste à chercher à les concilier avec l’Etat capitaliste, à partager quoi que ce soit avec celui-ci, est-elle autre chose que du réformisme ? La demande de l’intervention de l’État pour « protéger » les travailleurs conforte ici l’illusion réformiste que l’État bourgeois peut devenir au service de la classe ouvrière, malgré ce qui est exprimé en terme généraux. Du point de vue révolutionnaire, la seule force légitime pour « s’approprier et protéger l’outil de travail » contre les licencieurs n’est autre que l’organisation des travailleurs eux-mêmes, en totale indépendance de l’Etat capitaliste et en solidarité avec les syndicats et partis ouvriers. Une mesure n’est transitoire que dans la mesure où elle pose la question du contrôle ouvrier de la production en remettant en cause l’appropriation bourgeoise ce que ne fait pas la perspective de la nationalisation par l’Etat bourgeois.

Plus fondamentalement, le projet préconise le passage de secteurs entiers dans le « service public ». Il est précisé que « l’appropriation sociale ne se confond pas avec l’étatisation ». Mais il n’est développé nulle part en quoi l’appropriation ouvrière non seulement ne se confond pas, mais s’oppose radicalement à l’appropriation étatique par la bourgeoisie, il n’est développé nulle part avec précision que nous ne nous battons pas pour du soi-disant « service public » socialisé par l’État capitaliste, mais pour le contrôle ouvrier de la production.

Ce n’est pas seulement qu’il y a deux formes de « service public », l’un étatisé, l’autre au contrôle des travailleurs. C’est que le service « public », indistinctement de sa nature de classe, dans une société capitaliste, ne peut absolument pas exister. Communément, ce qu’on désigne sous le nom de « service public » consiste en une branche de l’économie qui a été « socialisée » par la bourgeoisie par l’intermédiaire de l’Etat (bourgeois), parce que la situation économique ou politique l’exigeait. Ce n’est pas pour cela que nous nous battons. Il faut être clair là-dessus.

Il serait en effet indispensable d’observer que l’appropriation par le biais de l’État existant, c’est-à-dire par l’État bourgeois (n’est-elle pas formellement une appropriation « sociale », est fondamentalement une forme particulière de l’appropriation capitaliste, même quand elle se fait sous pression des luttes de la classe ouvrière. L’opposition « appropriation sociale » / « appropriation privée » peut tout aussi bien opposer, à l’économie libérale, l’économie capitaliste étatisée que l’économie prolétarienne (socialiste). Il est plus clair alors d’opposer l’appropriation ouvrière à l’appropriation bourgeoise ; c’est-à-dire d’opposer le contrôle des moyens de production par les travailleurs à l’appropriation privée capitaliste aussi bien qu’à l’appropriation étatique par la bourgeoisie, qui représente certes une forme « socialisée », dans le cadre des rapports capitalistes et pour préserver ces derniers.

Aux privatisations, nous n’avons pas à opposer ni le statu quo, ni un retour dans le passé, c’est-à-dire le service capitaliste étatisé. Dans notre bataille pour la défense du service public, nous devons poser la question du contrôle ouvrier de la production, qui est inconciliable avec la privatisation comme avec la perspective du maintien de la propriété étatique sur celui-ci. Devons-nous alors opposer aux privatisations le « partage » entre l’État bourgeois et les « collectifs de travailleurs » ? N’est-ce pas là un remake du compromis entre les « partenaires sociaux » qui tendrait à liquider notre programme révolutionnaire au profit de mesures de conciliation entre les intérêts des dominants et des dominés, c’est-à-dire d’un programme réformiste radical dans le cadre de la société bourgeoise ?

Le seul « service public » que doit prôner notre programme révolutionnaire est un service géré entièrement sous le contrôle des travailleurs, et non en partenariat avec l’Etat capitaliste. Cette appropriation ouvrière entre irrémédiablement en conflit avec les institutions bourgeoises, elle est incompatible avec toutes les formes d’appropriation capitaliste, avec la bourgeoisie comme avec son Etat ; elle est la préfiguration de la société socialiste.

Est-ce en contradiction avec la nécessité de se battre au côté de tous les travailleurs pour la défense du « service public », et plus généralement pour des réformes ? Non, le projet est tout à fait juste quand il dit : « Loin de récuser la lutte pour des reformes, notre Manifeste affirme au contraire que c’est en luttant qu’on découvre la force d’une résistance organisée et les limites qu’imposent le système donc la nécessité d’être plus nombreux et forts afin d’aller plus loin ». Les révolutionnaires contribuent partout à développer les luttes pour des réformes avec tous les travailleurs, en donnant des outils pour le mouvement et sans craindre d’en prendre la direction. Ces luttes partielles sont des expériences indispensables où les travailleurs prennent conscience de leurs intérêts de classe contre la bourgeoisie et de leur propre force collective en créant leurs propres organes de base ; au-delà des mots d’ordre initiaux, se pose implicitement dans toute lutte de masse la question du pouvoir. C’est aux révolutionnaires de généraliser l’expérience de la lutte en posant la question du contrôle de la production à la base, et plus généralement la question de la prise du pouvoir par les travailleurs.

La question démocratique

Dans le passage suivant, le projet de manifeste aborde la question démocratique d’un point de vue clairement révolutionnaire : « pour parachever ses objectifs une révolution démocratique doit modifier profondément la structure du pouvoir politique et économique. Elle doit en conséquence se débarrasser de la vieille machinerie d’Etat, en inventant de nouvelles institutions. Assurer le contrôle puis la direction de l’ensemble de la production par la société elle-même suppose que se développe un vaste processus d’auto-émancipation et d’auto-organisation, axes d’une démocratie réelle. »

Mais dans d’autres parties du projet, cette perspective de renversement par le bas du capitalisme et de ses institutions semble se dissoudre au profit de mesures de démocratisation du système bourgeois.

Ainsi, on lit des curiosités comme « notre perspective est celle d’un partage des compétences entre le pouvoir central et les assemblées locales selon le principe de subsidiarité démocratique, permettant de gérer au plus près des populations tout ce qui peut l’être. »

Si nous avons pour perspective « le contrôle puis la direction de l’ensemble de la société » à l’issue d’un « vaste processus d’auto-émancipation et d’auto-organisation », comment pouvons-nous alimenter le discours « par en haut » de la gestion « au plus près des populations » ? Si la perspective est justement que les « populations » (c’est-à-dire la classe ouvrière et tous les opprimés) en viennent à gérer elles-mêmes leur propre destinée, comment pouvons-nous prétendre en même temps « gérer au plus près » d’elles « tout ce qui peut l’être ». Non seulement, il faudrait gérer à la place des « populations » (« au plus près d’elles ») ; mais en plus, il ne faudrait gérer « auprès d’elles » que « ce qui peut l’être » ! Cela n’évoque ici ni plus ni moins qu’un programme de réformes menées du haut de l’État et visant à associer « dans la mesure du possible » la « population »... Entre cette perspective et celle énoncée plus haut (« le contrôle puis la direction de l’ensemble de la production par la société elle-même »), il n’y a ni compromis ni transition : il faut choisir.

Quand au « partage de compétence entre le pouvoir central et les assemblées locales », dans la mesure où il n’est pas précisé qu’il s’agit de détruire l’Etat existant pour lui substituer les organes de pouvoir du prolétariat faisant directement corps avec celui-ci, on imagine qu’il s’agit de l’actuel pouvoir central. Dans le cas contraire, il aurait fallu le préciser. Ainsi, il s’agirait d’un partage de pouvoir entre l’Etat bourgeois et des « assemblées locales » ? Mais que sont ces « assemblées locales » ? S’agit-il d’assemblées « mixtes » sur la base du suffrage universel ? Ou d’assemblées prolétariennes ? Dans ce premier cas, il ne s’agirait de rien d’autre que d’un programme démocratique bourgeois (ajouter à la République bourgeoise un système interne d’assemblées locales). Dans le second, il s’agirait de concilier les organes d’auto-organisation créés par le prolétariat avec les institutions de la bourgeoisie, ce que toute l’expérience historique a révélé impossible, et qui ne peut que mener à une nouvelle tragédie pour la révolution. Ce qui, par ailleurs, est fermement condamné par le projet de manifeste dans d’autres passages...

Le projet privilégie également une opposition entre « centralisme » et « décentralisation » dans la question démocratique. Ainsi, « La troisième République a poursuivi l’étatisation du territoire, alors que la Commune de Paris entendait laisser une large autonomie aux communes départementales. » Est-ce cela l’héritage de la Commune de Paris ? Plus d’autonomie pour les Communes départementales ?

L’apport théorique et pratique de la Commune de Paris au mouvement ouvrier n’est pas une question de décentralisation du pouvoir pour le rendre plus démocratique. L’apport de la Commune, c’est l’auto-émancipation générale des ouvriers et des artisans à travers des assemblées de quartier, regroupées en un pouvoir centralisé directement issu de ces assemblées, c’est-à-dire la gestation d’un véritable pouvoir ouvrier avec ses formes particulières : pas d’armée permanente (le peuple en armes), des fonctionnaires rendant des comptes devant le peuple organisé, élus et révocables et rétribués au salaire moyen d’un ouvrier, une Commune de Paris constituée de délégués des assemblées de quartier, élus et révocables à tout moment par celles-ci. Ce pouvoir de la classe ouvrière, infiniment plus démocratique que la démocratie bourgeoise, a centralisé en ses mains les branches de la production industrielle, plutôt que de décentraliser quoi que ce soit. Ce pouvoir de la classe ouvrière s’est développé à l’exclusion du patronat et s’est révélé absolument inconciliable avec les institutions bourgeoises, et avait pour perspective soit de se faire renverser par elles, soit de les renverser.

Plutôt que de rêver à une « véritable décentralisation démocratique », nous ferions donc mieux de rappeler le véritable héritage de la Commune de Paris : si la classe ouvrière n’unit pas toutes ses forces pour détruire l’Etat capitaliste, c’est lui qui la détruira comme il l’a fait maintes et maintes fois par le passé.

On lit dans le même chapitre : « si elle ne veut pas être l’instrument d’une privatisation rampante, une véritable décentralisation démocratique suppose [...] une réforme fiscale radicale [et] l’existence de services publics étendus ». Ainsi, on suppose ici (en contradiction avec ce qui est énoncé ailleurs) qu’une « décentralisation démocratique » de l’État capitaliste est possible ; mais seulement en améliorant celui-ci par quelques réformes radicales (réforme fiscale, services publics). A la perspective du renversement des institutions bourgeoises par l’organisation centralisée du prolétariat, on substitue un programme de décentralisation « véritablement démocratique » de l’État bourgeois.

Pour confirmer cette tendance centriste, le projet de manifeste proclame : « du point de vue institutionnel, la démocratie que nous appelons de nos vœux s’organiserait autour d’assemblées nationales, régionales et locales, élues au suffrage universel et à la proportionnelle. Par ailleurs, des conseils seraient élus dans tous les quartiers et les entreprises. » Ainsi, d’un côté, il y aurait les assemblées (nationales, régionales et locales), et de l’autre des conseils élus dans les quartiers et les entreprises. Ainsi, il s’agirait d’élaborer un double pouvoir, une cogestion entre le prolétariat et la bourgeoisie... Quel rapport avec ce qui est énoncé ailleurs dans le projet de manifeste, sur le caractère inconciliable entre pouvoir ouvrier et pouvoir bourgeois ?

À moins qu’il s’agisse là d’assemblées (nationales, etc.) prolétariennes ? Mais s’il s’agit d’assemblées prolétariennes, en quoi sont-elles distinctes des « conseils » élus dans tous les quartiers et les entreprises ? Pourquoi en sont-elles séparées ? À quoi servent au prolétariat ces « assemblées », s’il détient déjà le pouvoir collectivement, par la base, organisé en conseils ouvriers ? Que peuvent être ces assemblées « mixtes » élues au suffrage universel, dans la mesure où il existe « par ailleurs » des « conseils dans tous les quartiers et les entreprises »... sinon des institutions au service de la bourgeoisie ? Quelle est la valeur démocratique de l’activité de parlementaires élus tous les deux, trois, quatre ans, si le peuple organise collectivement la vie quotidienne de toute la société et élit ses propres délégués ? Espérons que le manifeste dans sa forme finale creuse d’avantage ces questions...

Jusqu’à présent, le fond de la stratégie révolutionnaire en période de double pouvoir était résumée à ces quelques mots : « tout le pouvoir aux conseils ! ». Ici, le projet de manifeste fait de la coexistence (pacifique ?) des pouvoirs son programme !

Ainsi, dans la question démocratique, le projet de manifeste s’en tient à une perspective de démocratie formelle, sans aborder la question de la nature de classe de la « démocratie ». La démocratie, en période de révolution, c’est-à-dire en période de guerre ouverte entre les classes, ne peut aucunement être une démocratie universelle, indistincte de sa nature de classe. Nous savons que la démocratie actuelle est une démocratie bourgeoise, c’est-à-dire un système de démocratie formelle qui assure le pouvoir sans partage de la bourgeoisie, c’est-à-dire de fait une dictature réelle de la bourgeoisie.

La démocratie prolétarienne, entendue comme la participation consciente et collective la plus large des opprimés à la réalisation de leur propre émancipation, phase transitoire de la révolution vers une société sans classe, sera la dictature de fait du prolétariat et de toutes les couches opprimées de la société, c’est-à-dire un système infiniment plus démocratique que toute « démocratie » bourgeoise, un système infiniment plus démocratique qu’il n’en a jamais existé dans l’histoire de l’humanité. En effet, le renversement de la bourgeoisie et l’extension de la révolution impliqueront la participation directe, consciente et autonome de la masse des travailleurs et des opprimés.

Alors que dans le feu de la révolution, la bourgeoisie et ses états-majors s’organiseront à l’échelle internationale pour écraser, liquider les organisations du prolétariat, sera-t-il question d’une « démocratie universelle » indistinctement de sa nature de classe, associant aussi bien oppresseurs et opprimés dans le « choix démocratique des urnes » ? L’ancienne classe dominante, qui n’aura pour intérêt que le rétablissement de l’ordre capitaliste par la force brute et l’écrasement de la révolution, sera radicalement exclue, et s’exclura d’ailleurs elle-même par son activité contre-révolutionnaire, de la démocratie prolétarienne. En période révolutionnaire, la mascarade de la démocratie bourgeoise, « universelle » seulement en apparence, s’estompe au profit d’une guerre ouverte entre les classes. Il n’y a pas alors de cogestion démocratique, il n’y a pas de démocratie « universelle » qui s’applique aussi bien aux opprimés qu’à leurs oppresseurs. À ce moment la société n’aura jamais été autant démocratique pour la masse des opprimés, elle n’aura jamais été aussi dure pour la poignée de capitalistes et d’empereurs.

Il est vrai, comme le dit le projet de manifeste, que « la démocratie socialiste ne peut en aucun cas être inférieure aux démocraties bourgeoises sur le plan des droits démocratiques élémentaires. » En effet, la révolution socialiste implique l’auto-émancipation collective de la majorité des opprimés, l’entrée sur la scène où se joue leur propre destinée, leur participation consciente à l’organisation de la société. Cela n’existe absolument pas dans le cadre de la démocratie bourgeoise, où la démocratie politique se limite au suffrage universel et à l’égalité citoyenne.

Dans ce sens le projet souligne la nécessité d’« ériger en principes des exigences qui n’ont pas toujours été claires dans l’histoire du mouvement ouvrier dont nous nous réclamons. » Mais si ces principes consistent en le partage du pouvoir entre les conseils ouvriers et les assemblées, en le suffrage universel et en « l’égalité citoyenne » universelle en période de révolution, en faisant abstraction de la guerre ouverte entre les classes, alors l’exigence de démocratie ne sera qu’un vœu pieu.

Le projet de manifeste le remarque pourtant lorsqu’il constate que « si, selon le suffrage universel, le vote d’un salarié pèse autant que celui d’un patron ou d’un banquier, en pratique les patrons et les banquiers disposent d’un pouvoir considérable ». Exactement ! Et pourquoi l’oublier en période de révolution ? Pourquoi alors souhaiter une coexistence entre le pouvoir de la classe ouvrière organisée en conseils et des assemblées (bourgeoises ) élues au suffrage universel ?

La question fondamentale qui est évitée ici est : d’où viendra la « démocratie » ? La démocratie ouvrière, aucun doute, ne viendra pas d’une réforme de l’appareil d’Etat, mais des organes collectifs créés par les travailleurs dans la lutte.

« Démocratie socialiste autogestionnaire » ?

En faisant des recherches sur le terme d’« autogestion », on se rend compte qu’il ne fait pas partie traditionnellement des perspectives du marxisme. Pourquoi ? Non pas parce que les marxistes sont contre l’émancipation de la classe ouvrière par elle-même, mais au contraire parce que ce terme, tel qu’il est couramment utilisé, ne signifie pas la prise de pouvoir par les travailleurs à l’échelle de toute la société, mais la gestion « autonome » d’entreprises particulières au milieu des rapports de production bourgeois. C’est ainsi que le terme d’autogestion « fait » plus démocratique que le terme de dictature du prolétariat, mais qu’en réalité, dans son utilisation courante, il consiste à limiter les objectifs du prolétariat à la gestion « indépendante » de telle ou telle usine, et non au renversement de la bourgeoisie par la force collective et indépendante du prolétariat tout entier.

Pourquoi a-t-on troqué la perspective de dictature du prolétariat au profit de démocratie socialiste autogestionnaire ? On nous répondra que la première ne veut plus rien dire pour personne et exprime mal nos objectifs. Mais il semble que plutôt qu’éclairer les buts et les moyens de la révolution, le projet les noie ça et là dans des définitions nébuleuses, bien que parées de tous les attraits démocratiques et autogestionnaires. Ainsi on lit que « l’appropriation sociale et la planification autogestionnaire s’appuient sur une redistribution des pouvoirs permettant une remise en cause radicale des fonctions bureaucratiques de l’Etat dans la perspective de son dépérissement en tant qu’organe répressif et bureaucratique ».

« L’appropriation sociale et la planification autogestionnaire s’appuient sur une redistribution des pouvoirs ». Que signifie donc une redistribution des pouvoirs ? Le gâteau doit être mieux distribué, le prolétariat à aussi droit à sa part ? Mieux répartir le pouvoir entre le prolétariat et la bourgeoisie ? Pour ensuite « remettre en cause les fonctions bureaucratiques de l’Etat » bourgeois ? D’abord, prendre une part du gâteau à la bourgeoisie, ensuite, réformer (remettre en cause ses fonctions bureaucratiques) son État « dans la perspective de son dépérissement en tant qu’organe répressif et bureaucratique » ?

Dans la tradition marxiste il n’a jamais été question de « redistribuer les pouvoirs » entre l’État et des structures autogestionnaires, ni de « remettre en cause les fonctions de l’État (bourgeois) dans la perspective de son dépérissement », mais pour la classe ouvrière de prendre tout le pouvoir.

Ce n’est pas telle ou telle fonction de l’État bourgeois qui est remise en cause, c’est sa nature même. La prise du pouvoir n’est pas envisageable par une « redistribution de pouvoir » d’autant plus que partout où se développeront les organes du pouvoir ouvrier, il entrera en conflit inconciliable, sans possible partage avec le pouvoir bourgeois.

Cette confusion apparaît encore dans ce passage : « remettre en cause l’État comme machine bureaucratique séparée de la société en socialisant le pouvoir, c’est réduire progressivement certaines de ses fonctions spécialisées au profit de formes d’auto-administration de la société par elle-même. ». Combattre l’État en « socialisant le pouvoir ». Cela signifie-t-il qu’il s’agit de généraliser le « service public » pour « réduire progressivement » les fonctions répressives de l’État au profit de l’auto-administration ? N’est-ce pas implicitement l’idée qu’on peut arriver au socialisme en réformant progressivement la société, et qu’alors, gentiment, l’État bourgeois s’éteindra « de lui-même », dépérira progressivement ? En tout cas, c’est bien vague. Pour remettre en cause l’État bourgeois, il faut s’emparer collectivement des moyens de production, c’est-à-dire socialiser l’économie... aux mains de la classe ouvrière ! Non pas socialiser le pouvoir tout cours, à travers l’État bourgeois. Et quand la classe ouvrière s’affairera à socialiser les moyens de production entre ses mains, peut-on imaginer que les fonctions répressives de l’État bourgeois disparaîtront ? Bien au contraire, elles se jetteront corps et âme pour écraser le nouveau pouvoir de la classe ouvrière.

Tout cela dénote en fait d’une confusion flagrante entre la perspective du dépérissement de l’Etat ouvrier, c’est-à-dire du passage d’une société dominée par le prolétariat constitué en classe dominante arrachant ses derniers privilèges et ses derniers bastions à la bourgeoisie, à une société sans classe ni État. L’État ouvrier, organe de la lutte de la classe ouvrière pour l’appropriation collective des richesses, pourra et devra dépérir après l’éviction totale de la réaction bourgeoise ; l’État capitaliste, organe répressif de la bourgeoisie pour maintenir l’humanité sous les rapports capitalistes, lui, ne peut être que détruit par la classe ouvrière organisée.

Plan et marché

Le projet traite aussi de façon contradictoire les perspectives révolutionnaires en matière de socialisation de l’économie. Ainsi d’une part, apparaît ici très justement la perspective de socialiser tous les grands moyens de production aux mains de la « société » : « Si les grands moyens de production, d’échanges, de financement et de communication restent sous la coupe de la propriété privée, alors la société ne peut gérer démocratiquement les grands choix économiques. L’appropriation sociale de ces grands moyens de production est indispensable. Elle suppose une reconnaissance constitutionnelle du principe que les biens concernés appartiennent à la société. »

On suppose ici que la perspective d’une socialisation générale des grands moyens de production n’est pas envisagée à travers l’État bourgeois existant, mais directement aux mains du prolétariat (pour que cela soit plus clair, il faudrait le préciser). Quand à l’idée que cette socialisation « suppose une reconnaissance constitutionnelle »... traverser une rivière « suppose » aussi qu’on parvienne de l’autre côté, mais cela ne nous éclaire pas sur les moyens de traverser la rivière. À moins qu’on considère qu’il s’agisse dans un premier temps d’obtenir une « reconnaissance constitutionnelle » (par l’État existant ?) pour que les grands moyens de productions détenus par les capitalistes passent alors aux mains du prolétariat... En fait, l’appropriation ouvrière des grands moyens de production suppose surtout une période de lutte intense et la confrontation de classe avec le patronat. Une fois réalisée, elle exigera la confrontation et le triomphe contre l’État capitaliste en même temps que la bataille pour l’extension de la révolution à l’échelle internationale. Ici est tout de même retenue l’idée que la classe ouvrière doit s’approprier tous les moyens de production pour diriger elle-même la société.

Pourtant, ailleurs, cette version semble contredite. On lit ainsi que l’« autre voie » à « inventer » contre le capitalisme et l’étatisme bureaucratique, serait « tracée sur le principe d’une démocratie politique et sociale, maîtrisant aussi bien les orientations relevant du plan que les mécanismes marchands. [...] Si une part des revenus des travailleurs continuerait à prendre la forme d’un salaire, une société socialiste autogestionnaire mettrait fortement l’accent sur le développement de la gratuité de l’accès des individus à certains droits fondamentaux aux services publics de santé, d’éducation, de transport, de communication, de logement, mais aussi de certains biens de consommation courante. C’est aux travailleurs et aux citoyens, après délibération démocratique des choix sociaux et économiques, de décider du niveau de cette réponse socialisée ce qui correspond à des besoins fondamentaux. »

Dans ce passage, la démocratie n’est pas envisagée en terme de contrôle et de gestion des moyens de production par la classe ouvrière, mais de partage entre le « plan » et les « mécanismes marchands » (sans que soit précisé la nature de classe du pouvoir). Il est question d’accès des individus aux services publics, mais pas du mode de contrôle des moyens de production (qui contrôle ces « services » ?) Ce n’est plus l’appropriation des moyens de production par les travailleurs qui conditionne leur capacité de choix collectifs sur la société, c’est au contraire après une « délibération démocratique » (si elle ne vient pas du contrôle de la production, d’où vient-elle ?) qu’ils décident du « niveau de la réponse socialisée ».

Jusqu’à présent, du point de vue communiste-révolutionnaire, ce qui conditionne qui détient le pouvoir réel, c’est le contrôle sur les moyens de production ; aussi, les travailleurs n’ont-ils aucun pouvoir réel dans la société tant qu’ils ne se sont pas emparés de ceux-ci. Cette appropriation collective des moyens de production par la classe ouvrière elle-même s’oppose radicalement à une socialisation par en haut, de type bourgeois, au moyen de l’Etat capitaliste car ce type d’étatisation n’est qu’un moyen supplémentaire pour la bourgeoisie de préserver sa domination. Pour rompre les chaînes du capital et s’ériger en classe dominante, la classe ouvrière doit exproprier toutes les industries de la grande production aux capitalistes, sans exception, et centraliser sous son contrôle toutes les grandes branches de la production, sans partage avec la bourgeoisie. Si on ne dit pas ça, toute discussion sur le partage nécessaire entre le « plan » et les « mécanismes marchands » s’apparente à un nouveau keynésianisme de gauche. Car ce ne sont pas des plans et des mécanismes marchands qui luttent entre eux pour se partager l’économie, ce sont des classes qui s’affrontent pour le contrôle de la société toute entière. Nulle conciliation n’est possible entre les intérêts de la classe ouvrière et ceux de la classe capitaliste, c’est pourquoi la première doit exproprier tous les grands moyens de production à cette dernière, supprimant ainsi tous les leviers de son pouvoir, ce qui revient à la supprimer en tant que classe.

Le raisonnement sur la « troisième voie » à inventer mêlant le « plan » aux « mécanismes marchands » semble être celui-ci : « le tout marché n’est pas bon, mais le tout État n’est pas bon non plus, c’est sans doute en mêlant un peu des deux pour arriver à une véritable démocratie sociale et politique. » Cependant, il ne sert à rien d’opposer le plan au marché et le marché au plan indistinctement de leur nature de classe. L’impérialisme contemporain combine toujours l’un et l’autre, mettant tantôt l’accent sur l’un tantôt sur l’autre selon les déterminants politiques et économiques du moment. L’appropriation collective des moyens de production par la classe ouvrière entre en contradiction à tous les moments de la lutte aussi bien avec la propriété privée capitaliste qu’avec la propriété étatique bourgeoise.

A vrai dire, le passage est assez flou pour englober toutes les perspectives et aucune en particulier. S’agit-il d’une « troisième voie » « autogestionnaire » à la Tito ? S’agit-il d’un nouveau keynésianisme ? Ou peut-on y déceler au contraire une stratégie révolutionnaire ? Impossible de le déterminer précisément. Nous avons pourtant besoin d’éclaircir et de creuser toutes ces questions pour développer une stratégie révolutionnaire qui nous donne les moyens de gagner.

Changement radical de logique ?

Le projet de manifeste proclame page 28 que « Une révolution se caractérise donc essentiellement par un changement de logique sociale et institutionnelle » : il s’agit d’une lutte des solidarités contre l’égoïsme, des biens communs contre la confiscation des richesses, de l’appropriation sociale contre la propriété privée.

Ce ne sont pas seulement des « logiques » qui s’affrontent, ce ne sont pas seulement des idées et conceptions qui s’opposent. Une lutte dans le domaine des idées ne se joue que dans la mesure où nous avons affaire à une lutte entre classes, qui se manifeste dans tous les domaines de la société (économique, politique, idéologique, culturel). Cet affrontement ne relève pas d’une guerre entre deux « logiques », entre deux courants d’idées ou deux mécanismes, il relève d’une lutte entre des classes, un affrontement conditionné par les contradictions internes au capitalisme, un mode de production historiquement déterminé qui n’a pas été décrété par les « logiques » particulières des acteurs qui le compose, mais qui détermine au contraire ces logiques.

Dans quelle mesure deux «  logiques » s’affrontent-elles ? Dans la mesure où la révolution socialiste passe par l’appropriation collective des richesses par ceux qui les produisent, donc par l’abolition de la propriété capitaliste. Mais cette appropriation collective par le prolétariat s’oppose aux logiques de socialisation étatique mises en œuvre dans le cadre du capitalisme, par des États à la solde de la classe capitaliste. Ne pas être clair sur ce point, c’est accepter l’illusion selon laquelle une alternative peut exister dans le cadre de l’État existant.

Dans quelle mesure la définition de la révolution comme « changement de logique sociale et institutionnelle » est-elle confuse et insuffisante ? Durant son histoire, le capitalisme a été amené maintes fois à changer de « logique sociale et institutionnelle » : en période de croissance et sous la pression du mouvement ouvrier, il a favorisé les réformes sociales ; en période de crise, il a cassé les « acquis » sociaux et démocratiques. Il s’est accommodé tantôt de monarchies, de républiques, de gouvernements de « Front populaire », de régimes fascistes, qu’on peut qualifier comme autant de « logiques institutionnelles » différentes ; il est passé du libéralisme économique à l’étatisation de larges pans de l’économie, de phases de « stabilité » internationale à la mobilisation de toute la société dans l’économie de guerre, etc. Il n’en est pas moins resté le capitalisme tant que ces différentes « logiques » correspondaient au maintien de la domination du capital par l’exploitation du travail salarié, la domination des capitalistes sur les ouvriers.

La seule définition claire de la révolution, c’est le renversement d’une classe par une autre classe. Comme le montre l’histoire de toutes les révolutions, il ne suffira pas d’opposer une logique à une autre logique pour parvenir à ce renversement. Il faudra pour la classe ouvrière arracher par la force ce pouvoir aux capitalistes.

Question stratégique principale

Voici comment un passage du projet de manifeste résume la « question stratégique principale » : « d’un côté les déchirures de la société dans un individualisme non solidaire, l’emprise accrue du fétichisme marchand ; de l’autre la croissance numérique du prolétariat comme de son potentiel démocratique. Se trouve ainsi posée la question stratégique principale pour un changement révolutionnaire aujourd’hui. » Quelle question ? « la question centrale devient celle des voies de jonction des combats au sein du prolétariat lui-même ».

La question stratégique principale se résumerait donc aux « voies de jonctions des combats au sein du prolétariat ». Une fois le prolétariat uni, la révolution ne sera qu’un jeu d’enfant... Pourtant, à l’étude de toutes les expériences de révolutions passées, la question stratégique principale est toujours conditionnée non par l’opposition entre l’individualisme et la croissance numérique du prolétariat, mais par l’opposition inconciliable entre le prolétariat et la classe capitaliste. La question reste toujours le soulèvement de toutes les forces de la classe ouvrière pour renverser la bourgeoisie et son Etat. Or, la grève générale, réalisation par excellence de l’union des combats du prolétariat, ne débouche pas spontanément sur la révolution. Encore faut-il que ce soit forgé au cours des luttes une direction révolutionnaire assez implantée, assez reconnue et assez réactive pour impulser au moment clef la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Dans le cas contraire d’une direction réformiste dominante, la classe ouvrière est réorientée dans les ornières du capitalisme, et cela peut marquer véritablement la « fin d’un cycle ». La lutte de direction se joue à tous les moments de la lutte, consistant partout à donner des outils pour le développement du mouvement sur des bases solides tout en construisant le parti de la révolution, sans opposer l’un à l’autre. Ainsi, la question stratégique principale ne se résume pas aux voies de jonction des combats au sein du prolétariat, mais aussi à la construction d’une direction révolutionnaire pour toute la classe ouvrière et à la lutte politique au sein du mouvement pour relier les luttes partielles à la perspective du renversement de tout l’ordre capitaliste.

Gouvernement au service des ouvriers

Le projet lance la perspective de « former un gouvernement au service des travailleurs, aussi fidèle à leurs intérêts que les gouvernements dans le cadre capitaliste le sont aux intérêts des dominants. » On suppose que ce mot d’ordre s’inspire dans ses objectifs du mot d’ordre de « gouvernement ouvrier » développé par Trotsky. Voilà comment celui-ci défendait ce mot d’ordre :

Le gouvernement ouvrier est une formule algébrique, c’est-à-dire une formule aux termes de laquelle ne correspondent pas des valeurs numériques fixes. D’où ses avantages et aussi ses inconvénients. Ses avantages consistent en ce qu’elle embrasse jusqu’aux ouvriers qui ne se sont pas encore élevés à l’idée de dictature du prolétariat et à la compréhension de la nécessité d’un parti directeur Ses inconvénients, conséquences de son caractère algébrique, consistent en ce qu’on peut lui attribuer un sens purement parlementaire qui, pour la France, serait pratiquement le moins réel et idéologiquement le plus dangereux que l’on puisse imaginer.

À l’heure actuelle, c’est précisément par son caractère algébrique que cette formule est politiquement importante pour nous. En ce moment, elle généralise toute la lutte pour les revendications immédiates, elle la généralise non seulement pour les ouvriers communistes, mais pour les grandes masses non encore adhérentes au communisme en les rattachant, en les unissant aux communistes par l’unité d’une tâche commune. Cette formule couronne la politique du Front unique. Dans chaque grève qui se brise face à la résistance du gouvernement et de la police, nous dirons : « Il n’en serait pas ainsi si, au lieu des bourgeois, c’étaient des représentants des ouvriers qui étaient au pouvoir ». A l’occasion de chaque mesure législative dirigée contre les ouvriers, nous dirons : « Il n’en aurait pas été ainsi si tous les ouvriers s’étaient réunis contre tous les bourgeois, s’ils avaient créé leur gouvernement ouvrier ».

On constate quelques problèmes avec le mot d’ordre de « gouvernement au service des travailleurs » : d’une part, la formule de « gouvernement ouvrier », qui évoquait déjà la perspective de pouvoir des travailleurs, est troquée contre un gouvernement « au service » des travailleurs, ce qui tend à le faire pencher d’avantage encore vers un sens « purement parlementaire ». D’autre part et surtout, le caractère dual ou « algébrique » de cette formule n’est nullement exprimé dans le manifeste, si bien que tout le monde est censé savoir ce qu’est un « gouvernement au service des ouvriers ». Or, il ne fait guère de doute que si nous posons la question à la majorité des gens que nous croisons au quotidien, cette formule exprime un gouvernement élu dans le cadre des institutions bourgeoises, mais qui serve « véritablement » les intérêts des travailleurs, c’est-à-dire une « bonne » gauche réformiste. Ainsi, tous les avantages du mot d’ordre de gouvernement ouvrier, qui permettent d’avancer auprès de tous les travailleurs la perspective du pouvoir des travailleurs, se dissolvent dans la formule de gouvernement « au service » des travailleurs. Qu’allons nous dire ? Il n’en serait pas ainsi si au lieu d’élire des gouvernements au service des patrons, vous élisiez un véritable gouvernement au service des travailleurs (c’est-à-dire la LCR) ? Mais n’est-ce pas privilégier l’illusion parlementaire au détriment de la perspective de prise du pouvoir des travailleurs, et n’est-ce pas en contradiction avec tout ce qui peut être proclamé ailleurs sur l’impossibilité de mettre au service des dominés l’État existant, etc. ?

Le risque est de reproduire, sous une autre forme, la séparation qui existait dans le programme du Parti social-démocrate allemand entre le « programme minimum » et le « programme maximum ». Le « programme minimum », perpétuellement avancé dans la presse, dans le militantisme quotidien et dans l’activité parlementaire de la social-démocratie, visant à l’amélioration directe des conditions de vie des travailleurs, avançait des réformes sociales et politiques de fond dans le cadre de l’ordre bourgeois. Le programme maximum, réservé aux discours annuels du Parti, conservait bien au chaud la perspective du renversement de l’ordre bourgeois et la prise de pouvoir par le prolétariat pour l’édification d’une société sans classes. Mais dans l’activité quotidienne des militants, la bataille pour des réformes avait fini par éclipser la lutte politique pour la révolution. A travers le parlementarisme, moyen privilégié pour avancer le « programme minimum », s’était formé une bureaucratie au sein du Parti, qui en agissant quotidiennement pour des réformes dans le cadre des institutions capitalistes, oublia progressivement l’objectif de la lutte révolutionnaire la prise de pouvoir du prolétariat. La perspective de confrontation de classe avec la bourgeoisie et son Etat était devenue très abstraite et théorique ; et au moment de la déclaration de guerre en 1914, au moment clef où nulle perspective n’était envisageable autre que celle de se confronter frontalement à la bourgeoisie par la grève générale et la révolution, la formidable machine sociale-démocrate (des millions de membres) s’est transformé en machine à enrôler le prolétariat dans la guerre. Des questions apparemment secondaires avaient pris le dessus...

Le lien avec ce qui nous occupe, c’est qu’à travers le projet de manifeste se développe une distinction entre des objectifs « immédiats » (un gouvernement « au service » des travailleurs élu au suffrage universel dans le cadre des institutions bourgeoises) et les perspectives de la révolution prolétarienne (l’impossibilité d’utiliser au compte de la classe ouvrière l’État capitaliste et la nécessité de le renverser). S’il est impossible de servir les intérêts de la classe ouvrière par le biais de l’État bourgeois, comme l’affirme à plusieurs endroits le projet, pourquoi avancer la perspective floue d’un « gouvernement au service des travailleurs », sans même préciser le sens de cette notion ? Pourquoi ne même plus parler de « gouvernement ouvrier » ou de « gouvernement des travailleurs », qui avait au moins le mérite comme mot d’ordre transitoire d’avancer la perspective du pouvoir des travailleurs ?

Par ailleurs, notons ici que nulle part n’est abordée la question suivante : pourquoi le parti révolutionnaire participe-t-il aux élections organisées par l’État capitaliste ? La réponse n’est pourtant pas évidente. Là encore, deux voies s’opposent : 1) Nous participons aux élections de l’État bourgeois parce que nous utilisons ces élections comme une tribune pour les révolutionnaires, et en aucun cas comme un moyen de nous faire élire à la tête de l’État bourgeois dans quelque perspective que ce soit ; c’est la stratégie qui s’identifie historiquement au marxisme dans sa forme vivante et non altérée. 2) Nous participons aux élections de l’État bourgeois pour faire entendre la voix des travailleurs, mais aussi pour donner un « débouché politique » à leurs luttes, c’est-àdire un « gouvernement au service des travailleurs », dans la perspective de transformer la société à la fois par en haut et par en bas, en se servant d’un mandat à la tête de l’État pour nourrir les mobilisations populaires et la révolution ; c’est une stratégie, historiquement réprouvée, qui s’identifie totalement au réformisme-radical et non au marxisme.

À la lecture du projet de manifeste, rien ne dit clairement pourquoi le parti participe aux élections bourgeoises. Il est inutile de nous imaginer que dans le manifeste des révolutionnaires, il est possible de reporter à plus tard la réponse à ces questions.

Deux programmes inconciliables : réformiste-radical et communiste-révolutionnaire

Le Manifeste mélange des mesures appartenant à deux types de programmes distincts, l’un réformiste-radical, l’autre communiste-révolutionnaire (marxiste).

Du premier point de vue (textuellement), l’État doit s’approprier et protéger l’outil de travail contre les licencieurs en en partageant la gestion avec les collectifs de travailleurs. Il doit partager ses compétences avec les assemblées locales en gérant au plus près des populations tout ce qui peut l’être, grâce à une véritable décentralisation démocratique, en généralisant le service public et en mettant en oeuvre une réforme fiscale radicale. Contre les risques bureaucratiques comme ceux du tout marché, il maîtrisera aussi bien les orientations du plan que les mécanismes marchands. Le niveau de réponse socialisée sera délibéré démocratiquement par les travailleurs et les citoyens. Pour mettre en oeuvre ce programme, il faudra élire un véritable gouvernement au service des travailleurs qui s’appuiera sur la mobilisation populaire. La révolution devra combiner le haut et le bas, sans se contenter de prendre le pouvoir en haut ni d’assiéger le pouvoir central. Puis la redistribution progressive des pouvoirs, dans le cadre de cette démocratie socialiste autogestionnaire remettra en cause les fonctions bureaucratiques de l’État, qui dépérira ainsi en tant qu’organe répressif et bureaucratique. Nous en aurons fini avec l’ordre bourgeois et nous serons dans une société sans classe !

Du second point de vue, le prolétariat ne peut reprendre à son compte l’appareil d’État existant, qui est et ne peut être autre chose qu’un instrument de la domination de la classe capitaliste. A travers un vaste processus d’auto-émancipation, la classe ouvrière développera ses propres organes de contrôle sur l’économie et la société, qui entreront partout, irrémédiablement, en conflit avec les institutions bourgeoises. La révolution ne pourra éviter une confrontation avec la classe dirigeante, entre les nouvelles institutions du prolétariat et les vieilles institutions de la bourgeoisie ; elle devra exproprier tous les grands moyens de production et d’échange et se débarrasser de la vieille machinerie d’Etat, pour instituer ses propres organes de pouvoir collectif, infiniment plus démocratique que la République capitaliste et excluant la classe réactionnaire de tout pouvoir. Une fois la classe ouvrière et les opprimés aux rênes de la société et la réaction vaincue, viendra l’heure de consolider la révolution au service de la masse des opprimés et de l’étendre à l’échelle internationale, sans quoi elle tombera sous le feu de la réaction. L’Etat ouvrier réalisant le nouveau pouvoir du prolétariat, organe de lutte de classe directement contrôlé par les travailleurs associés, ne pourra dépérir que quand le prolétariat et tous les opprimés auront vaincu le rouleau compresseur de la contre-révolution bourgeoise à l’échelle internationale. Alors seulement seront posées les bases d’une société sans classe.

Le premier programme, quoi qu’il en dise, confortent les illusions qui existent sur une « voie pacifique » au socialisme : utilisation de l’État existant (bourgeois) comme outil de la révolution, conciliation entre les structures de base des travailleurs et l’État bourgeois, raisonnement sur la démocratie en l’absence de caractérisation de sa nature de classe, disparition de la confrontation de classe entre les institutions du prolétariat et celles de la bourgeoisie. Le second type de programme, qui tend hélas souvent à se réduire dans le projet de manifeste à la « théorie générale », sans qu’en soient toujours traduites les conséquences pratiques, est dans la lignée marxiste le seul programme véritablement révolutionnaire du prolétariat.

Notre objectif à tous est de développer une alternative socialiste à la barbarie du capitalisme. Pour ça, nous avons besoin de développer une stratégie révolutionnaire claire capable de relever le défi des grands combats à venir et de les mener à la victoire. Il est donc nécessaire de clarifier tous les points du manifeste, sans masquer les désaccords par des formulations confuses qui arrangent entre elles différentes positions contradictoires. Si nous souhaitons que le manifeste soit un outil pour tous les militants, il ne peut se contenter de laisser chacun penser ce qu’il veut derrière chaque phrase. Il doit énoncer avec précision notre programme révolutionnaire. Si certaines questions ne sont pas encore tranchées dans l’organisation, leurs termes doivent être posés très franchement pour qu’elles soient débattues à fond. Le plus grand apport de notre manifeste serait peut-être de nous aider à approfondir et à clarifier notre stratégie et nos perspectives.


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