Entretien avec Saïd Bouamama

Auteur de Nique la France, devoir d’insolence

par Marie Perin, Mary Sonet

16 février 2011

Avant-propos

« L’identité de chaque être humain est le résultat de son histoire. Il est vain d’exiger de nous une opération de chirurgie sociale consistant à extraire une partie de nous-même au prétexte d’être conforme à une « identité nationale » décrétée par l’État. » [1] En publiant un ouvrage et un CD sous le titre de Nique la France, le sociologue Saïd Bouamama et le rappeur Saïdou (avec son groupe Zone d’Expression Populaire) expriment le rejet de la France post-coloniale et de ses politiques racistes et guerrières. L’insolence, noté dans le sous-titre de l’ouvrage – devoir d’insolence – est revendiquée en tant que telle. Il n’est plus question de rester sage et poli comme il a souvent été demandé aux enfants d’immigrés afin de se montrer reconnaissants envers une France mythifiée en terre d’accueil. Ce livre, et les chansons qui l’accompagnent, parlent de l’importance de réagir et de se révolter sans concessions face au racisme, à l’islamophobie, à l’impérialisme ou au massacre quotidien du peuple palestinien. Les questions de stratégie se sont toujours posées dans le mouvement anti-raciste. On a par exemple souvent opposé Martin Luther King à Malcolm X, l’un représentant le mouvement de masse, l’autre la radicalité. La période actuelle pose d’autant plus la nécessité de la combinaison du mouvement de masse et de la radicalité comme stratégie pour gagner : d’une part il est absolument nécessaire d’être intransigeant face au racisme et à l’islamophobie, sujets sur lesquelles la gauche peine à trouver une position à la hauteur des enjeux. Mais, d’autre part, il est absolument nécessaire d’entraîner le plus largement possible afin de pouvoir contrer ces multiples attaques. En s’insérant dans les débats stratégiques du mouvement anti-raciste contemporain, Saïd Bouamama nous conduit à réfléchir sur les articulations race/classe. Comment combiner ces questions pour un mouvement qui s’arme face aux attaques sociales et politiques contre notre camp ?

Sujets parlants contre objets parlés

Dans l’introduction au livre, Saïd Bouamama et Darna édition insistent sur le sujet « Nous ». Lui et Saïdou expliquaient à ce sujet : « Pendant trop longtemps l’immigration postcoloniale et ses enfants français ont été des « objets parlés » et non des « sujets parlants ». Dire « Je » et « Nous » c’est réaffirmer notre place dans le processus d’émancipation global et dans notre propre processus d’émancipation. Dire je et nous c’est reposer notre revendication d’égalité complète et immédiate. » [2] Vindicatifs à l’encontre du mouvement anti-raciste français, dont une des plus grosses associations – SOS Racisme – a fait des victimes du racisme ces personnes que l’on défend et non ces personnes qui se défendent (on se souvient du slogan « touche pas à mon pote »), ils revendiquent l’utilisation de la première personne comme un acte de réappropriation du combat anti-raciste par les opprimés eux-mêmes. Cinquante ans après les guerres de décolonisation, il affirme comme toujours actuelle la nécessité de gagner des jalons pour l’auto-émancipation intellectuelle et matérielle.

Un débat crucial

Ce sont ces thématiques que nous avons voulu aborder avec Saïd Bouamama. Si certaines de ses réponses stratégiques peuvent être différentes des nôtres et nécessiteront des développements ultérieurs au sein de la revue, nous partageons ses constats et sommes convaincus que nous devons nous battre ensemble contre un système qui génère guerre et racisme. À nous de continuer à agir et débattre pour relever le défi posé par la situation politique actuelle et de construire le NPA comme un endroit où peuvent se retrouver différentes positions avec l’objectif commun de se battre contre ce système.


Que Faire : Peux-tu rapidement retracer ton parcours militant ?

Saïd Bouamama : On peut le dater dès mes 14 ans, dans un quartier populaire de Roubaix. La crise n’est pas encore forte donc ça reste une ville ouvrière avec beaucoup de liens sociaux, avec une dynamique évidente. On est dans l’après 68 et les maoïstes arrivent donc dans les quartiers populaires de manière très offensive. Ils apportent quelque chose de particulier qui est d’autoriser à la révolte : une des premières phrases que je me rappelle c’est « on a raison de se révolter », ce qui correspondait exactement à ce qu’on se disait. Sur Roubaix cent jeunes issus de l’immigration avaient fini par adhérer soit à une structure proche des maoïstes, soit directement chez les maoïstes – le PC-MLF à l’époque, puis le PC-RML. En réalité ce qui nous intéressait le plus ce n’était pas le maoïsme, mais leur discours sur les milieux populaires : « arrêtez de nous considérer comme ne valant rien ». Il y avait une dimension de valorisation extrêmement forte qui nous a beaucoup plu. Deuxièmement, il y avait la question palestinienne qui a été très vite une question centrale pour nous. Et troisièmement ils nous incitaient à lire, et plusieurs trajectoires en ont été transformées : j’aurais été en échec scolaire comme la plupart de mes camarades si je n’avais pas croisé le chemin des maoïstes.

Et puis très vite ça a clashé sur une question de classe : nous n’avions pas leurs réflexes culturels, leurs goûts etc., Voilà le point de rupture avec les maoïstes : la rupture est née de ce décalage entre ce qu’on vivait, nous enfants d’ouvriers immigrés, et ceux qui prétendaient changer la société. Cela va rester pour moi un des points de vigilance permanents et donc d’engueulade y compris avec des camarades proches : dans le nord je travaille beaucoup avec des gens sortis du PC qui essaient de reconstruire quelque chose, mais en même temps je suis infernal avec eux sur cette question de base sociale : « qui va changer la société ? ».

Par la suite je m’investis dans la Marche pour l’égalité que je coordonne pour la région du nord, et très vite je suis confronté à l’état de la classe politique de gauche et d’extrême gauche telle qu’elle était à l’époque. Au sein de la même marche, il y avait deux marches : la marche des gens comme nous, de quartiers populaires, voulant dire basta aux crimes racistes, et la seconde marche, celle de tous les soutiens. C’est-à-dire qu’en gros il y avait d’un côté les Arabes et de l’autre, il y avait les blancs, de l’extrême gauche au PS, qui soutenaient l’idée que les jeunes issus de l’immigration que nous faisions uniquement une marche anti-FN. Ca a été la seconde leçon politique sur la trajectoire de mon parcours militant : la prise de conscience qu’il y a une distance d’analyse entre l’essentiel de la classe politique blanche et les autres autour de cette idée de nous mettre comme paravent au FN. Ca va déboucher sur le consensus autour de SOS racisme, de la LCR au PS en passant par le PC, par tout le monde. Entre temps, tout ça m’a donné envie de faire des études. Au fur et à mesure que j’avance dans mes études, je commence à m’intéresser à d’autres questions sociales et à ceux qui prétendent changer la société et je deviens marxiste, mais sans jamais pouvoir me retrouver dans les organisations existantes. J’avais cette espèce de schizophrénie entre d’une part le fait que j’étais persuadé que c’était le système capitaliste qui produisait l’ensemble des dégâts sociaux, et d’autre part le fait que ceux qui se revendiquaient du marxisme étaient incapables de prendre en compte la question des quartiers populaires, de l’immigration, et plus tard de l’islam.

QF : As-tu fait parti des initiateurs de l’appel des Indigènes de la République ?

S.B : J’ai été contacté après la première version de l’appel non rendu publique et j’ai signé après quelques modifications.

QF : Maintenant que les Indigènes ont évolué vers le Parti des Indigènes de la République, es-tu toujours en accord avec leur démarche ?

S.B : Je ne suis pas au PIR, je les soutiens mais je n’y suis pas car je considère que la forme parti n’est pas la forme la plus adéquate aujourd’hui. C’est lié au débat sur l’articulation classe-race, c’est-à-dire que je pense que si un parti doit exister un jour, c’est un parti qui peut transformer cette société, et pour cela ça voudra dire qu’on aura décolonisé l’esprit des blancs, donc ce n’est pas en créant un parti à part qu’on y arrivera. Je suis pour un mouvement politique qui se donne pour tâche de ne faire aucun cadeau à l’idéologie post-coloniale, pour la rupture avec tous ceux qui ne veulent pas accepter ce débat-là, mais je ne pense pas que la forme parti soit celle qui aujourd’hui permette de faire ce travail là. Pour moi la question n’est pas seulement celle de la « race » mais également celle de la classe. L’oubli de la « race » conduit au chauvinisme et l’oubli de la « classe » conduit à l’impuissance.

QF : Justement, tu n’as jamais été tenté de rejoindre une organisation ou un parti déjà existant durant ton parcours ?

J’ai appartenu à des organisations maoïstes. Depuis les vingt dernières années, les groupes avec qui je travaille sont ceux qui estiment qu’il faut une nouvelle force politique communiste dans cette société qui pose la question de la transformation sociale globale, ce qui m’a amené à animer des conférences sur le marxisme. Je reste persuadé qu’émergera un jour dans ce pays une organisation capable de montrer ce qui unit tous les exploités et en même temps de prendre en charge les revendications de chacune des oppressions spécifiques.

QF : Pourquoi choisir de publier un ouvrage s’intitulant Nique la France ?

S.B : Si on regarde d’abord ce qu’il y a d’invariant sur les questions de l’immigration depuis cinq décennies, c’est la question du bouc émissaire et de la division du monde du travail. Ce qu’il y a de nouveau depuis une décennie se joue autour de la question de l’identité nationale, du retour du discours intégrationniste, et de la question du foulard. Et là, il est clair qu’on a passé un cap de violence : on n’est plus dans la notion de bouc émissaire mais dans la notion d’ennemi de l’intérieur. Il ne s’agit plus de « ces immigrés qui ne s’intègrent pas » mais de « ces Français qui ne méritent pas d’être français ». Dans cette nouvelle thématique il y a en plus l’idée que « c’est scandaleux qu’ils parlent » : une injonction à retourner à l’invisibilité, à ce qui fait le statut de l’immigré dans ce pays, et une injonction à la politesse. Dans ses travaux, Abdelmalek Sayad énumère les caractéristiques du statut de l’immigré dans la société capitaliste française : premièrement, il doit être invisible et on voit bien pourquoi les sans-papiers doivent être invisibles ; deuxièmement, il doit être apolitique ; troisièmement, il doit être poli. D’où « Nique la France » : il était hors de question pour nous d’être invisibles, d’être apolitiques et d’être polis, et le « Nique la France » nous semblait résumer tout cela. En gros, on nique la nouvelle thématique que vous voulez imposer et qui malheureusement marche. Actuellement, il y a par exemple des débats dans plusieurs groupes militants sur la contradiction entre le contenu intéressant du livre et son titre jugé trop radical. Or vous ne pouvez pas être dans l’entre-deux sur ce débat : ou bien vous envoyez balader toute la thématique de l’identité nationale, tout l’intégrationnisme, toute cette manière de poser les questions, ou bien vous n’êtes pas avec nous. A aucun moment on a dit « je nique la France », car il s’agit bien d’un discours politique et non d’une insulte à connotation sexuelle. Nous avons longtemps réfléchi à un titre capable de rejeter cette France de consensus qui malheureusement va d’une partie de l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite. Le discours sur la France, pays des Lumière sans aucune approche critique est repris par certains militants de l’extrême gauche selon lesquels les bourgeois auraient trahi mais l’extrême gauche serait capable de reprendre le projet des Lumières à neuf. C’est une sorte de consensus historique qui s’est construit et auquel on voulait mettre un point d’arrêt. En outre le titre complet est « Nique la France, devoir d’insolence » et la seconde partie de la phrase est importante.

QF : Comment analyses-tu la période dans laquelle on se trouve ?

S.B : Je me considère comme dans une période dans laquelle les classes dominantes ont extrêmement peur d’une révolte sociale. En même temps je ne perds pas de vue que nous sommes en France, c’est-à-dire l’une des classes dominantes les plus intelligentes, non pas parce qu’elle a un gène d’intelligence mais parce que la France a une histoire longue de révoltes sociales (1789, 1793, 1830, 1848, 1870) et que la classe dominante qui a dû y faire face s’est ainsi forgée en tant que telle. Elle a appris les mécanismes d’instrumentalisation, de division au cours de cette histoire. Les classes dominantes aujourd’hui ont un besoin crucial d’éviter l’explosion sociale, donc de mettre un point de clivage dans les milieux populaires. Ce point de clivage est tout trouvé : d’abord par la composition ethnique des milieux populaires, à près de 30% composés d’une population issue de l’immigration post-coloniale. Je n’ai pas les chiffres exacts, mais si on cumule le nombre de sans-papiers (400 000 personnes), les immigrés réguliers (5% de la classe ouvrière et des employés), et les enfants d’immigrés des deux dernières générations, on arrive à 30% de personnes issues de l’immigration post-coloniale dans les milieux populaires, chiffres de l’INSEE à l’appui. Aucune transformation d’ampleur n’est donc possible si on arrive à créer un point de clivage entre les blancs et les autres. L’héritage colonial fait que même les travailleurs blancs dans ce pays sont marqués par un imaginaire colonial dont on ne fait rien pour les en débarrasser et cela offre à la classe dominante un avantage décisif : il peut y avoir des grèves d’ampleur mais il n’y aura pas de transformation globale parce qu’il y a ce point de clivage. Et vu la radicalisation actuelle dans les milieux populaires, la classe dominante a besoin de renforcer ce point de clivage : l’islamophobie est l’outil rêvé pour cela.

QF : Comment analyses-tu la montée de l’islamophobie partout dans le monde depuis ces dernières années ?

S.B : L’appareil d’État américain a eu un choix ouvert par la chute des pays de l’Est de créer un nouvel ennemi et de créer du consensus là où il devrait y avoir du dissensus. La guerre dans les Balkans, l’Irak, l’Afghanistan, la construction artificielle de la menace terroriste, tout cela a créé le contexte général. Et l’islamophobie est partout l’outil pour créer du consensus là où il devrait y avoir dissensus. En France c’est très clair dès la première loi d’ampleur qui arrive en 84, comme par hasard après un grand mouvement enseignant qui pour la première fois posait la question de la convergence des luttes au lieu de rester confiné dans son corporatisme. Aujourd’hui c’est le mouvement pour les retraites et il y a de nouveau une loi d’ampleur, celle sur la burqa, donc l’islamophobie est l’outil rêvé pour créer du clivage. Mais encore une fois, la véritable cause n’est pas là : si l’outil de l’islamophobie fonctionne, c’est parce qu’il n’y a jamais eu de décolonisation des esprits. Si l’islamophobie prend c’est que les gens ne sont pas au clair avec l’islam, ne le considèrent pas comme une religion comme une autre, donc la vraie question est : quand allons-nous déconstruire cet imaginaire colonial ? Frantz Fanon disait dans les années soixante que la question n’est pas de savoir si la France est raciste, mais de se demander : est-il possible que la France ne soit pas raciste en ayant été une puissance coloniale comme elle l’a été ? Or, depuis les années soixante, rien n’a été fait dans le prolétariat pour qu’il déconstruise cet héritage colonial. Et l’islamophobie n’est que la remobilisation d’un imaginaire qui n’a jamais été déconstruit, à des fins contemporaines. C’est ce qui me distingue d’historiens comme Pascal Blanchard, Benjamin Stora ou d’autres qui considèrent que l’héritage de l’histoire coloniale est en train de s’épuiser. Je considère au contraire que c’est exactement l’inverse, si ça s’épuisait le patriarcat aurait disparu. Le propre de chaque société de domination – le capitalisme n’est rien d’autre qu’une société de domination – c’est de remobiliser les héritages du passé pour les mettre au service de la logique dominante actuelle. On remobilise l’imaginaire colonial au service de la logique capitaliste, on remobilise l’héritage patriarcal et sexiste au service du capitalisme.

QF : Pour les années à venir, as-tu une vision plutôt optimiste ou pessimiste de la situation ?

S.B : Je suis optimiste, très optimiste. Ce qui a changé dans les quartiers populaires, c’est la compréhension des processus. Il n’est pas rare d’y voir des jeunes qui pour survivre sont dans le système D et de les recroiser dans des séminaires, dire des choses d’une intelligence extraordinaire sur la question de l’héritage colonial, par exemple, au grand dam des dominants. Sur la question des filles voilées, c’est extraordinaire de voir que des jeunes filles non voilées qui ontn une intelligence profonde des enjeux qu’il y a derrière et qui expliquent pourquoi elles refusent de porter le foulard et en quoi ça ne concerne pas les gouvernements que de faire la police des habits. De même on trouve de nombreuses filles « voilée » qui affichent leurs opinions sans complexes en l’articulant avec des prise de positions contre l’inégalité et pour le féminisme par exemple. On n’a pas affaire simplement à des jeunes filles voilées qui défendent leur « beefsteak », on a affaire à des gens qui ont une conscience politique. Le rap a beaucoup joué comme vecteur de transmission politique. Je pense que le rap a permis la jonction entre les formes de militantisme explicites des années quatre-vingt, la catastrophe qu’a été l’arrivée de la toxicomanie dans les quartiers, et le retour du politique avec les Indigènes, le MIB, Les Motivés, etc. Dans la période de transition, le seul élément de transmission de mémoire et d’analyses a été le rap. Rien n’a changé dans la situation matérielle, ni dans la représentation politique des quartiers, par contre dans la compréhension individuelle de ce qui arrive, il y a une conscience qu’on a tort de sous-estimer. Bien sûr ils ne vont pas venir nous donner des références à Lénine. Mais le type d’analyses politiques, la colère contre les dominants, la radicalité, ce sont des choses qui existent dans les quartiers populaires. Donc je suis optimiste. Je ne sais pas combien de temps ça prendra pour trouver le canal d’expression politique mais ça se fera.

QF : Comment analyses-tu le fait que la gauche française ne soit pas conséquente sur la question de l’antiracisme et de l’islamophobie ? Cela a-t-il un rapport avec ce que tu développais sur la question de l’héritage postcolonial et de la guerre d’Algérie ?

S.B : Premièrement, je pars du point de vue de Fanon : la France ne peut pas ne pas être raciste après avoir vécu un épisode colonial comme celui qu’elle a vécu et qui vient après un épisode esclavagiste où elle avait un rôle très important. A moins de croire que les hommes ne sont pas marqués par l’histoire, mais je suis matérialiste et je crois que les gens sont marqués par l’histoire et ça explique la faiblesse du mouvement anticolonial, ce qui est d’ailleurs encore plus à l’honneur des quelques anticolonialistes blancs qui ont existé et que malheureusement on ne met pas en avant aujourd’hui. Deuxièmement, je considère que cet héritage a profondément touché la gauche. Je rappelle quand même que l’opposition à la colonisation avait été le fait de deux ou trois personnes à l’assemblée nationale en 1830, et encore sur des positions nationalistes (occupons-nous de récupérer l’Alsace et la Lorraine plutôt que de se perdre dans une aventure coloniale). Et je pense surtout que l’idéologie coloniale est contenue dans la pensée des Lumières, en même temps que celle-ci contient plein de valeurs libératrices. Par conséquent, dire qu’on est anticolonialistes et revendiquer la pensée des Lumières ne permet pas la rupture. Or, aujourd’hui, ça reste une des matrices fortes de la gauche (quand je dis gauche, je n’inclus pas le PS) à partir du PC jusque dans l’extrême gauche. J’ai toujours été époustouflé de voir comment les luttes dans l’extrême gauche me paraissent plus émaner du modèle des Lumières que du modèle de la révolution bolchevique. La référence est beaucoup plus la France de la Révolution que la Russie de 1917. Or « Nique la France » s’adresse aussi à cette France-là, pas seulement la France de Sarkozy. Quand je relis les textes du PC, j’apprends que Babeuf a précédé Lénine et que la France a permis la révolution de 1917. Et j’ai retrouvé les mêmes discours à la LCR. Un vrai nœud idéologique s’est formé autour de ce flou idéologique. Cela a été rendu possible parce que la classe ouvrière a bénéficié d’avantages : la bourgeoisie a utilisé les surprofits coloniaux pour gérer les rapports de classes en France. Il y a donc une base matérielle au racisme dans le mouvement ouvrier blanc, au fond illusoire (opprimer nos collègues maghrébins pour améliorer nos conditions est une idée fausse), mais qui reste crédible, de même qu’aux Etats-Unis, la classe ouvrière blanche pense que son sort est privilégié parce que celui des ouvriers noirs est pire. Quand je parle d’une rupture nécessaire, il s’agit d’un tri à faire au sein de la pensée des Lumières, entre d’une part l’idée que certaines choses sont universelles et transversales comme la révolte contre l’oppression – je ne vois pas pourquoi on jetterait cette idée – et d’autre part, l’idéologie d’une nouvelle classe dominante qui était la bourgeoisie et qui avait besoin de gérer la radicalité de la lutte des classes en France. Ce tri entre les deux n’a jamais été fait parce qu’il y a intériorisation par la gauche et l’extrême gauche que la pensée des Lumières est intouchable. Essayez de dire que Voltaire était raciste, vous verrez… pourtant il l’était.

QF : Au moment de la loi sur le port du voile à l’école, il y a eu de gros débats au sein de la LCR, et de nouveau dernièrement au NPA avec la candidature aux régionales de notre camarade Ilham Moussaid. As-tu suivi ces débats ? Qu’en penses-tu ?

S.B : Oui j’ai suivi et je me suis positionné à ce sujet, en m’appuyant sur un texte de Lénine qui répondait à la question : est-ce qu’un prêtre ouvrier peut être membre du parti ? On avait là l’exemple de quelqu’un qui regardait de manière matérialiste les choses : Est-ce que ce camarade vient aux manifestations ? Est-ce qu’il paie ses cotisations ? Est-ce qu’il défend la ligne du parti ? Pour moi un parti c’est ça, du moins ça devrait être sa préoccupation : comment est-ce qu’on juge l’activité militante d’un camarade, et non pas ses habits ou ses convictions intimes. Donc vous n’êtes pas sortis de l’auberge, parce que par trois fois des militants du NPA sont venus me demander s’il ne serait pas mieux de quitter le parti. Je leur ai répondu de continuer à débattre, au moins jusqu’au congrès. Mais voilà comment les gens ont ressenti à la fois avec fierté la première réaction, puis avec colère les réactions qui ont suivi.Dans quel cadre penses-tu qu’il faut construire la lutte antiraciste et contre l’islamophobie ?

Je pense vraiment qu’il nous manque une organisation nationale des quartiers populaires. Beaucoup de militants mènent le combat dans leur propre organisation pour qu’il y ait clarté sur ces questions mais je pense que ça ne suffira pas. La question qui est posée, c’est comment les quartiers populaires s’organisent eux-mêmes. Pour moi, ce qu’essaie de faire le MIB et le FSQP, ça va dans le bon sens mais j’aurais préféré que ça se fasse avec les Indigènes. L’étape qui vient, c’est donc comment structurer les quartiers populaires en dehors des forces politiques - même si il peut y avoir alliance - mais de telle sorte que quand arrive un évènement, le rapport de force contraigne chaque force politique à une position claire et nette. On parle d’islamophobie, mais c’est valable pour d’autres choses… La guerre contre l’Irak, c’était clair, il y avait un clivage dans les manifs entre les jeunes des quartiers populaires qui ne supportaient pas la position de la LCR et compagnie sur le « Ni-Ni » : « Ni Saddam, Ni Bush ». A chaque fois, on se retrouve avec une attaque venant de la bourgeoisie, une réaction des quartiers populaires et dans l’entre-deux, des gens qui essaient d’articuler les deux… Moi, ça ne me choquait pas - même si je ne l’aurais pas fait – que des jeunes des quartiers populaires crient : « Vive Saddam ! » parce que crier « Vive Saddam ! » à cette époque là, c’était s’opposer à la guerre. Donc je pense que s’il n’y a pas un mouvement qui sur les questions de la guerre, du tiers-monde, du racisme dise « Merde » y compris à la gauche et à l’extrême gauche, ça ne marchera pas. La seule manière pour que ça bouge, c’est l’intransigeance. Moi, je vois bien que certaines personnes ont changé de cette manière. Si je leur avais dit « S’il vous plaît, il faut être autrement, réfléchissez, on va discuter… C’est les « merde ! » qui ont permis d’avancer ! Comme pour le mouvement féministe, il a fallu des femmes qui disent aux mecs : « on vous emmerde, on veut l’égalité complète ! » C’est cette intransigeance là qui pousse à la réflexion. Qu’est-ce qui va amener une organisation qui se dit révolutionnaire et marxiste à bouger alors qu’elle a dans sa tête cet imaginaire s’il n’y a pas des gens qui disent : « Si tu veux bosser avec nous, il va falloir que tu bouges là-dessus » ? C’est ce que j’appelle un point de rupture. Pour moi, c’est de la rupture pour reconverger, pas pour s’isoler. Mais pour reconverger, il faut rompre.

QF : Donc, ça signifie un mouvement autonome ?

S.B : Pour moi, c’est un mouvement autonome. Après, moi je suis matérialiste, donc je changerai mes positions demain si vous me dites qu’au NPA l’arrivée de jeunes filles issues de l’immigration a permis de régler les questions. Franchement, je vous regarde avec attention, mais je n’y crois pas. On va se dire que vous avez le temps de le faire… Il faut se rendre compte de ce qui est demandé à un jeune issu de l’immigration qui adhère à une organisation politique – je ne parle pas du NPA, mais en général et entend des gens qui devraient être des camarades dire : « Le foulard, c’est contre l’émancipation des femmes… » Je trouve que c’est un signe de conscience politique quand je vois certains qui sont encore au PC, qui s’enragent mais qui restent, idem pour le NPA. Si on regarde, il y a des gens qui se battent à l’intérieur de chacune des organisations. Je ne leur dis pas de partir. Je leur dis : « il manque une organisation autonome. »

QF : Du coup, le rôle de cette organisation autonome, ça serait quoi ?

S.B : Poser les débats au départ.

QF : Pour reconverger par la suite ? La polarisation de classe reste opérante ?

S.B : Je reste persuadé qu’on peut avoir des victoires dans l’antiracisme. Mais, c’est le système social global qu’il faut changer. Donc ma préoccupation, c’est : « Comment dans les grands mouvements sociaux qui émergent on ne fasse pas l’impasse sur ces questions. Par exemple, sur les retraites, on a commencé à parler des retraites des femmes. C’est quand même un pas en avant énorme. Avant, on parlait de la classe ouvrière comme si c’était un groupe homogène, essentialisé… Il y a une insertion des populations issues de l’immigration dans la classe ouvrière qui est particulière, dans les fractions les plus exploitées. Les immigrés et leurs enfants français ne viendront pas en masse dans les organisations révolutionnaires s’il n’y a pas cette approche là… De la même manière, c’était galère pour une femme d’être dans une organisation révolutionnaire dans les années 70. Aujourd’hui, les immigrés ou enfants d’immigrés qui sont au NPA ont beaucoup de courage…

QF : Sur la question d’ « être intransigeant mais réussir à créer des mouvements larges », une expérience positive pour nous a été « Agir Contre la Guerre ». C’est un exemple de mouvement qui montre qu’il est possible d’allier les deux…

S.B : Bien sûr, ça sera de plus en plus possible. Ceci dit, il ne faut pas qu’on sous-estime le clivage. Au moment de la guerre en Irak, une soixantaine de jeunes dans le Nord sont venus à une manifestation. Le PC et la LCR ont dit « Non, non, non, il y a trop de gens qui crient vive Saddam ! », ça s’est séparé et il y a eu deux manifs, c’était la catastrophe ! Pour moi, c’est l’inverse qu’il fallait faire. Le choix était simple, les jeunes n’auraient pas défilé avec ceux qui criaient : « Ni Bush ni Saddam ! » Qui est responsable de cette séparation ? C’est bien ceux qui mettent la main dans le « Ni-Ni ». Mais, il n’y a pas de secret, l’action à la base, c’est la seule manière d’avancer. Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer qu’il y a de vrais clivages. Sur l’Afghanistan, les seuls qui criaient pendant les manifs étaient les jeunes issus de l’immigration. Pour les autres, on se demandait s’il y avait une vraie conviction… ou si ils ne pensaient pas plutôt qu’enlever la burqa aux femmes même si c’est les américains, c’est toujours ça de gagné. Comme pendant la guerre d’Algérie, certains disaient : « C’est dégueulasse, mais si au moins ça apporte la fin du féodalisme, c’est toujours ça de gagné ». Je pense qu’il manque une vraie réflexion sur comment construire l’action contre la guerre. Or, plus que l’antiracisme, l’anti-impérialisme permet de construire dans les quartiers populaires. A l’époque, la question palestinienne permettait déjà de construire mais là, avec toutes les guerres, il y a vraiment de quoi construire un mouvement anti-impérialiste dans les quartiers populaires. Ca mériterait d’être réfléchi et théorisé d’une manière plus poussée.

QF : Concernant les dernière manifs contre les attaques de la flottille ou les bombardements de Gaza, on se retrouve dans les cortèges aux côtés de plein de gens avec qui on ne manifeste pas sur plein d’autres questions avec tous les soucis que ça peut poser à la gauche parce que sont criées des choses qui ne sont pas très catholiques… (Rires)

S.B : Moi, je suis invité par des musulmans qui disent que j’irai au paradis bien que je sois athée parce qu’ils se rendent compte que lorsqu’une question concrète est posée : « il y a une attaque, qu’est-ce qu’on fait ?! », je vais pas aller embêter les gens sur ce qu’ils crient… Surtout qu’il y a quand même beaucoup de délire et d’incompréhension ! Considérer que « Allah Akbar ! » c’est le signe de la manipulation intégriste alors que c’est le crie de la joie, de la colère, de la souffrance dans tous les pays musulmans… Pourquoi n’apparaîtrait-il pas là ?! C’est l’inverse qui serait étonnant…

QF : Il y a une ignorance réelle sur ce type de choses…

S.B : Oui, mais qui fait partie de cet héritage postcolonial. Je rappelle aussi à la gauche et à l’extrême gauche qu’il y a une histoire qui n’est pas écrite. Les premières traces de Maghrébins ici, ce sont les Turkos, c’est-à-dire des soldats recrutés au Maghreb et qu’on a envoyés contre la Commune de Paris. Ils ont tous retourné leurs armes contre les Versaillais. Il y a eu des milliers de morts mais il n’y a aucune commémoration de ce drame. Ca ne s’apprend pas dans les cours du PC ou de l’extrême gauche. Cela signifie que la première rencontre contemporaine avec le Maghreb et l’islam, ce sont des gens qui se positionnent avec les Communards. Et ça, personne ne le sait ! Il y a un vrai problème sur comment la classe dominante a réussi à casser l’imaginaire révolutionnaire en terme de transmission ! Donc, ne nous étonnons pas que des gens sincères considèrent que l’Islam est contradictoire avec le progressisme, la révolution, le changement social, etc...

QF : Ces débats stratégiques ont eu lieu sous des formes, à des époques et des lieux différents. J’aimerais t’interroger sur ces divergences stratégiques. Si on regarde le mouvement des droits civiques au Etats-Unis, il y a eu ce débat là : mouvement de masse, radicalité, mouvement autonome, Malcolm X, Martin Luther King, les Black Panthers… Que peux-tu en retirer ?

S.B : Ce que je peux en retirer, c’est la conclusion des Black Panthers : « on est dans la cave et quand on tape un peu, juste au dessus de nous, on trouve d’autres personnes qui sont blanches… » Ce que disent les Black Panthers sur le bilan de leur mouvement c’est qu’ils ont eu raison d’être radicaux, donc pas de reniement. Mais la question, c’est aussi : « rupture pour s’isoler ou rupture pour converger » À un moment, les Black Panthers n’avaient pas de perspectives de convergence. Le bilan qu’ils tirent de leur mouvement c’est une sous-estimation du besoin de convergence avec d’autres catégories de la classe ouvrière. Mais ça ne remet pas en cause la position de rupture à un moment donné. Le débat aujourd’hui n’est plus : « Est-ce qu’il y a un héritage colonial ? » , le sujet est acquis. Dans les quartiers populaires, la question qui est posée c’est soit : « on les envoie tous balader ! », on crée notre monde à nous, on rompt pour s’isoler parce qu’ils n’y croient plus, soit : « la rupture, on ne sait pas combien de temps elle va durer, mais il faut la poser et qu’elle soit radicale. » Ca, ça peut amener à des transformations auprès de progressistes blancs qui petit à petit seront obligés de se poser la question de leur communauté de destin avec d’autres. Dans « La situation de la classe ouvrière en Angleterre », Engels dit : « Le capitalisme, c’est un système de concurrence : on le sait et la classe ouvrière l’a compris. Mais pour organiser cette concurrence, ils doivent la développer chez les ouvriers. Donc je pense qu’on a intérêt à vraiment s’attacher à l’intérêt de la classe dominante à utiliser tout ce qui peut créer du clivage. Dans ce qui peut créer du clivage, il y a l’imaginaire colonial, il y a l’imaginaire sexiste, il y a ce que j‘appelle l’imaginaire « âgiste », c’est-à-dire : les jeunes n’ont pas besoin de bosser, ils ont besoin de moins d’argent… Donc, on voit bien comment tout le système est construit pour organiser la concurrence entre les travailleurs. Et pour le faire, il s’appuie sur des choses concrètes : il reste des idées sexistes dans la classe ouvrière ?, on s’appuie sur ces idées sexistes, il reste un héritage colonial ?, on revivifie cet imaginaire colonial, il reste du mépris pour les jeunes ?, on revivifie la peur des jeunes, etc… Ca, c’est si j’analyse de manière globale. Si j’analyse par en bas : comment je transforme les choses ? En ne cédant plus sur ce sur quoi j’ai cédé. A la question de « comment on va agir ensemble ? » Moi de ma place, je me dis : « il n’y aura pas d’ « ensemble » si ils ne prennent pas en compte la réalité des quartiers populaires, il n’y aura pas d’ « ensemble » qui mette de côté une partie du monde du travail. Si c’est pas mûr, tant pis, mais moi je ne diminuerai pas des revendications, je ne mettrai pas sous le tapis tel aspect parce qu’il choque telle autre personne.

Notes

[1Saïd Bouamama, «  L’identité nationale et la fabrication d’un ennemi intérieur  » in, Nique la France, devoir d’insolence, Lille, Darna édition, 2010.

[2Interview avec Saïdou et Saïd Bouamama pour la revue Tout Est À Nous, juillet 2010.

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