Le Mai Rampant italien

par John-Samuel McKay

16 janvier 2011

Le premier constat que l’on peut faire à la lumière du récent mouvement contre la réforme des retraites est que la classe ouvrière n’a pas été en mesure d’imposer le rapport de forces nécessaire parce que les grèves, même les plus dures, ne se sont pas généralisées dans un « mouvement d’ensemble ». Il n’y a pas eu de grève générale.

Mais ce constat soulève bien des questions concernant les capacités de la classe ouvrière à lutter, et les formes que prendront ces luttes dans la période actuelle. Si l’on écarte l’hypothèse anti-marxiste selon laquelle les formes de lutte « traditionnelles » de la classe ouvrière -grèves et manifestations - sont dépassées [1] (et que la classe ouvrière a disparu), la réponse à la question de savoir pourquoi la classe ouvrière n’a pas pu faire converger les luttes dans une grève générale aurait tendance à être une variante d’une des suivantes. Soit que le niveau de conscience de classe est encore trop bas pour poser la question de la révolution ou même de la grève générale dans la période actuelle, soit que le problème est simplement la mainmise de la bureaucratie syndicale sur la direction du mouvement et que notre tâche, avant tout le reste, serait de mener une guérilla permanente pour la liquider.

Un bilan plus dialectique du mouvement, de ses formes de lutte comme de son caractère unifiant et politique, le verrait comme un moment dans une période de conflictualité de classe aiguë et prolongée qui prendra des formes multiples. L’incapacité pour le mouvement, dans un premier temps, de converger dans une grève générale de l’ensemble des travailleurs qui brise l’ennemi ou se fait briser n’est pas le plus significatif pour la caractérisation de la période.

Le « Mai rampant » italien, la période de luttes entre 1969 et 1977 est le contre-exemple de la grève générale de mai-juin 1968 en France. Il révèle une période de grève de masse prolongée créant une situation où la classe ouvrière se pose directement comme candidate à la direction de la société. Mais à aucun moment il n’y eut de grève générale, au sens d’un mouvement de toute la classe ouvrière au même moment avec les mêmes objectifs et pour une durée plutôt limitée (le temps que la classe dominante soit contrainte par le blocage de l’économie de céder aux exigences ouvrières ou bien que les travailleurs soient brisés et démoralisés et obligés de reprendre le travail). Et pourtant le niveau de conflictualité de classe a été qualitativement supérieur à celui du mai français – tant au niveau de la violence et du niveau de conscience de classe atteint que du développement de formes de lutte auto-organisées et de contre-pouvoirs.

Les origines

S’il est difficile de placer chronologiquement le début du mouvement italien, ses origines sociales sont assez claires. À partir du milieu des années soixante se cristallisait un mécontentement dans la classe ouvrière. Des dizaines de milliers d’ouvriers, essentiellement des migrants venus du sud de l’Italie sans aucune tradition syndicale, formaient une strate massifiée du salariat, accomplissant des tâches non qualifiées - les plus dégradantes et mécaniques - dans des grandes usines du nord industriel. Suite à la promesse de négociations lors des conventions collectives de 1966, le patronat a imposé un mauvais contrat à tous les ouvriers industriels sans la moindre opposition de la part des confédérations syndicales. Un sentiment d’amertume existait parmi les ouvriers industriels du nord et une série de luttes locales combatives éclata, comme la grève dans la pétrochimie à Porto Marghera en 1967-68, dans l’entreprise de textile Marzotto à Valdagno en 1968 ainsi que dans des centaines d’autres entreprises la même année contre les aspects les plus insupportables du travail : le travail au rendement, les cadences et les classifications imposées par la hiérarchie industrielle. Les formes de lutte étaient très radicales. Les ouvriers de Marzotto décidèrent d’abattre la statue du comte fondateur de la société industrielle puis de se rendre à la villa de son descendant pour en briser les vitres avant de se rendre en cortège dans la ville pour détruire à coups de pierre tout ce qui représentait le pouvoir des exploiteurs.

Ces luttes, à caractère à première vue partiel et économique, avaient une portée globale bien plus importante que les luttes sociales initiées par les confédérations syndicales. Toute lutte contre les conditions effrayantes du travail était plus « politique » que les journées de grève générale lancées par les syndicats car ces luttes signifiaient un refus de toutes les relations existantes entre salariés et employeurs. Le moment décisif de la mise en évidence d’un mouvement général fut le transfert, au début de l’année 1969, du centre de la combativité ouvrière à l’usine FIAT Mirafiori de Turin, régime industriel totalitaire et lieu de concentration de 50 000 ouvriers.

À Turin les ouvriers de la FIAT rentraient régulièrement en contact avec des militants du mouvement étudiant, en pleine effervescence en 1968-69. Des assemblées se tenaient où les ouvriers revendiquaient la lutte contre les cadences élevées et contre la surveillance accrue à l’intérieur de l’usine de la part des chefs d’atelier. Une série de grèves « tournantes » eurent lieu, pendant lesquelles les travailleurs faisaient grève atelier par atelier pour une durée limitée. Cette stratégie provoqua des pertes importantes pour la direction tout en minimisant les pertes de salaires pour les ouvriers. Une autre tactique employée à la FIAT mais aussi ailleurs comme à l’usine de Borletti fut celle de la « pratique de l’objectif ». Au lieu de revendiquer la fin du travail au rendement, les travailleurs réduisaient la production eux-mêmes. « En réduisant la production, et donc en gagnant pour notre santé, avec la faible perte de 14 lires à l’heure sans même une heure de grève, nous nuisons au patron comme si nous faisions grève 15 jours » [2].

Les conventions collectives et la lutte généralisée

1969 était aussi l’année de la renégociation des conventions collectives. Les fédérations syndicales de la métallurgie, notamment la FIOM (branche métallurgique de la CGIL, principale confédération italienne), sentant le climat de révolte monter, entendaient lancer une série de conflits pour anticiper l’échéance contractuelle. Il faut dire que cette stratégie rentrait souvent en conflit avec celles des confédérations centrales. À la rentrée 1969 les formes de lutte acquises à la FIAT ont pu être adoptées par les salariés d’autres secteurs et d’autres villes, à tel point que les délégués syndicaux étaient obligés de les suivre. À Pirelli, centre de l’industrie milanaise, la lutte reprit. Les grèves tournantes avaient prouvé leur utilité ainsi que les cortèges internes pour débrayer les autres ateliers.

Même si le mouvement était au plus fort dans les centres industriels du nord de l’Italie, la pression s’est fait sentir de la part des ouvriers dans le sud au sujet de l’égalité salariale entre les régions. Dès le début de 1969 des luttes éclatèrent pour imposer aux confédérations syndicales une négociation à ce sujet.

Que la grève ait pu durer de façon offensive entre octobre et décembre 1969 dans les grands centres industriels du nord de l’Italie était principalement dû aux formes de lutte utilisées mais aussi à la forte coordination des ouvriers en lutte dans différents ateliers pour contrôler la production en même temps qu’ils organisaient la lutte. Les décisions étaient prises dans des assemblées nommées Comités Unitaires de Base (CUB) et dans des assemblées d’atelier qui élisaient des délégués. Des manifestations de ville eurent lieu, liant souvent les revendications d’usine aux questions de niveau de vie général comme le logement ou le prix des transports. Des opérations d’« auto-réduction » des prix des transports et des refus collectifs de payer les loyers augmentés furent réussies. Mais ces actions sociales interprofessionnelles étaient possibles justement parce que la base de l’activité était sur les lieux de travail. La classe ouvrière se posait de fait comme direction alternative de la société.

Cependant, malgré la forte généralisation et coordination des luttes, il n’y a jamais eu d’arrêt général du travail [3], même dans les moments les plus durs de novembre-décembre, avant la signature du contrat. Pourtant le patronat était contraint de céder, de faire beaucoup plus de concessions qu’il n’avait été prêt à en donner à cause des énormes pertes pour l’économie. Quant au contrat en lui-même, même s’il représentait une avancée considérable, c’était une victoire bien partielle par rapport au niveau de lutte atteint au cours des mois précédents. L’analyse du groupe Potere Operaio était intéressante : l’accord contractuel était considéré comme « bidon » parce qu’il faisait abstraction du processus de lutte en lui-même. « Tous les ouvriers ont appris au cours de l’automne rouge à engager contre le patron de larges actions de masse sur des objectifs généraux, et à rejeter la pratique harassante des escarmouches quotidiennes » [4].

La réaction frappe mais les travailleurs relèvent le défi

La combativité de classe, le contrôle des ouvriers sur la production, la perte d’hégémonie de la classe dominante par la perte d’un « partenaire social » obligèrent la bourgeoisie à déclencher une guerre frontale contre le mouvement ouvrier. C’était une stratégie à deux volets. D’abord le gouvernement de centre-gauche en 1970 décida délibérément de plonger l’économie dans une récession pour augmenter le chômage. Ensuite, on laissa les secteurs les plus réactionnaires de la bourgeoisie, encore nostalgiques du fascisme, lancer une campagne de terreur contre toute la société. Les autorités de l’Etat allaient s’en servir comme prétexte pour lancer une répression de fer contre les militants d’extrême gauche. Le 12 décembre 1969 un attentat à la bombe fit 16 morts à Milan. Des dizaines de militants d’extrême gauche furent arrêtés. L’anarchiste Pinelli fut assassiné au commissariat d’où on le poussa par la fenêtre du sixième étage, alors que Valpreda fut retenu en prison pendant quatre ans. C’était le début de la « stratégie de la tension ».

Les néo-fascistes du Mouvement Social Italien (MSI), renforcés par le climat de tension sociale, gagnaient en soutien populaire. Les dirigeants les plus réactionnaires du parti au pouvoir, la Démocratie Chrétienne, ne cachaient pas leur volonté de forger une alliance avec les militants fascistes. Puisque le chômage augmentait et que l’écart salarial entre le Nord et le Sud, officiellement éradiqué à partir de 1972 selon les accords du contrat, était encore bien en vigueur, les fascistes tentèrent d’exploiter le régionalisme pour présenter les « Rouges du Nord » comme responsables de la misère. Les attaques des bandes fascistes contre la gauche étaient quotidiennes à Rome. Les attentats meurtriers continuaient, l’Etat pouvait lancer des campagnes pour le « retour à l’ordre », dirigées contre la gauche et le mouvement ouvrier.

L’affrontement et la répression politisèrent le mouvement d’une façon très nette. L’esprit combatif de l’automne chaud ne disparut pas mais se traduisit par des luttes à caractère spontané et violent. Il y eut une plus grande conflictualité de classe en dehors des lieux de travail. Un mouvement massif contre le chômage éclata en 1971 à Naples et dans les villes du Sud, alors qu’à Milan il y eut des occupations de logements vides. Les conflits sur le lieu de production continuaient aussi, comme par exemple les grèves des travailleurs chimiques en 1970 et 1972. Les conseils d’entreprises continuaient à croître de manière rapide et devenaient des organes qui organisaient la lutte à l’usine [5]. En 1970 80 accords avec les entreprises reconnaissent les conseils de délégués [6]. Le nombre de conseils augmentera jusqu’à ce qu’on en compte 32 000 en 1975.

À la fin 1971 s’installa un gouvernement de droite dure qui lança une « spirale répressive dans les usines, écoles, et particulièrement contre les militants de la gauche révolutionnaire... en employant les violences policières, les arrestations, les dénonciations, les licenciements et toute sorte d’intimidations, y compris l’utilisation de bandes fascistes » [7]. À aucun moment dans cette période l’on ne peut parler d’un recul des luttes. La répression, le renforcement des groupes fascistes et la récession de 1973, en plus des acquis qualitatifs des luttes ouvrières des années précédentes, poussaient le mouvement dans un sens anticapitaliste. Lors des manifestations de rue les morts étaient chose commune. Soit du fait de la police, soit des fascistes. Ou bien c’était des fascistes ou policiers qui étaient tués par des manifestants. L’État autoritaire qui tentait de se mettre en place grâce à la stratégie de la tension était déjà débordé et ne pouvait pas se maintenir uniquement avec la seule répression.

Toute tentative de briser le mouvement échoua et avait plus tendance à déclencher une nouvelle série de luttes qu’autre chose. Quand le gouvernement de droite de Fanfani tenta de lancer une campagne idéologique réactionnaire en proposant un référendum sur le divorce en 1974, une immense majorité vota en faveur du divorce, et cet événement servit à renforcer le mouvement féministe naissant en Italie. Ces années étaient également celles d’une nouvelle vague de luttes des étudiants et des lycéens. La bourgeoisie était tellement aux abois qu’elle concéda, en période de crise, l’échelle mobile des salaires sur l’inflation, revendication maintenant présente dans la propagande syndicale.

Pour battre en brèche tout ce mouvement la bourgeoisie s’est appuyé sur une répression sanglante, mais aussi sur un partenaire qui l’aida à rétablir son hégémonie, le Parti Communiste Italien. La stratégie de la tension fut conçue aussi pour obliger le PCI à condamner le terrorisme et canaliser le mouvement vers des perspectives institutionnelles, désarmant la classe ouvrière. Le PCI, joua effectivement ce rôle, avec comme boussole le « compromis historique », le projet d’un gouvernement de coalition avec la droite.

Organisation et spontanéité

Il ne serait pas faux de dire que pendant cette période de sept ans la question du pouvoir était mise au centre de la scène politique. La classe ouvrière était bien organisée, avait fait l’expérience de ses propres formes de pouvoir dans les conseils d’usine, était politisée sur des questions sociales et politiques de nature globale, et avait résisté aux contre-offensives de la bourgeoisie. Cette dernière était plongée dans la pire crise politique depuis la deuxième guerre mondiale. Ces phénomènes donnaient lieu à une situation effectivement pré-révolutionnaire. Cela malgré le caractère spontané, parfois incontrôlable et surtout non centralisé des luttes.

Dans un prochain article nous continuerons d’analyser les différentes stratégies de la gauche anticapitaliste dans cette période, et voir comment la classe ouvrière aurait pu effectivement être en mesure de prendre le pouvoir. Mais cette expérience historique, où la conflictualité de classe à atteint son apogée au moment des luttes les plus spontanées, où même les victoires les plus importantes (l’échelle mobile des salaires sur l’inflation) ont été arrachées non pas au moment où les luttes étaient les plus généralisées mais après, où les luttes ont pris des formes politiques multiples, montrant l’hétérogénéité de la conscience de classe, cette expérience est peut-être l’exemple qui démontre le mieux ce qu’est une période de grèves de masse et quelles sont les formes de lutte dans une période potentiellement révolutionnaire.

Une grève, même une grève générale, n’est pas un événement isolé mais un moment qui fait partie d’un processus déterminé par toute une période historique, celle de « l’actualité de la révolution ». Rosa Luxembourg expliquait :

« Ainsi c’est la révolution qui crée seule les conditions sociales permettant un passage immédiat de la lutte économique à la lutte politique et de la lutte politique à la lutte économique, ce qui se traduit par la grève de masse. Le schéma vulgaire n’aperçoit de rapport entre la grève de masse et la révolution que dans les affrontements sanglants où aboutissent les grèves de masse ; mais un examen plus approfondi des événements russes nous fait découvrir un rapport inversé en réalité ce n’est pas la grève de masse qui produit la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse » [8] .

Notes

[1Cette hypothèse gagne du terrain dans des milieux «  gauchistes  », particulièrement au sein du mouvement étudiant, mais aussi chez les adhérents de partis de la gauche institutionnelle. La conclusion logique de cette «  nouvelle  » hypothèse n’a rien de novateur : la recherche d’un substitut pour les luttes de masse, soit dans une forme d’actions «  conspiratrices  » de blocage, soit par des débouchés institutionnels.

[2Anna Libera, Italie : les fruits amers du compromis historique, éditions la Brèche 1978, p. 198.

[3Il y a eu, par contre, des grèves à outrance branche par branche, voire atelier par atelier, pour une durée maximale de quelques jours.

[4Diego Giachetti et Marco Scavino, La FIAT aux mains des ouvriers, Les Nuits Rouges, 2005, pp. 183-184

[5Ici nous parlons plus du potentiel des conseils d’usine que de leur efficacité réelle. Puisque les principales organisations de la gauche révolutionnaire refusaient de participer à toute structure basée sur des délégués, les conseils sont en effet tombés sous l’hégémonie des directions syndicales.

[6Libera, p. 206

[7Chris Harman, The Fire Last Time, p. 196

[8Rosa Luxembourg, Grève de masse : parti et syndicat, http://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve4.htm

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