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27 avril 2012
Il y a dix ans nous étions des dizaines de milliers à descendre dans la rue dès l’annonce des résultats pour nous opposer à Le Pen qui était qualifié pour le second tour des présidentielles avec 4,8 millions de voix . Puis des millions le 1er mai 2002. Au second tour Le Pen obtenait 5,5 millions de voix.
Dix ans plus tard sa fille, à la tête du même parti, obtient 6,4 millions de voix. Comment cela a-t-il pu arriver ?
En 1998, sous la pression combinée de la remontée des luttes depuis 1995 et des mobilisations antiracistes et antifascistes, le Front national connaît une crise interne symbolisée par l’affrontement entre Le Pen et Mégret qui entraîne une scission. L’appareil militant du FN est considérablement affaibli. Au sein de la gauche l’analyse qui domine est que la menace la plus dangereuse est celle incarnée par Mégret d’une contamination de la droite par les idées du Front national [1]. Cela conduit alors à abandonner le combat direct contre le Front national. Au tapis mais pas achevé, le Front national va survivre.
Lorsqu’éclate le résultat surprise de 2002 le premier sentiment est celui d’une panique complaisamment entretenue par le PS [2] qui accuse les abstentionnistes et ceux et celles qui ont voté pour d’autres listes à gauche.
Ce qui se joue alors, car personne ne peut sérieusement envisager la victoire de Le Pen au second tour, est la capacité pour le FN de retrouver une légitimité et une audience. Et pourtant l’idée qui va dominer est que l’outil antifasciste principal est le vote Chirac « contre le FN » : l’écart doit être le plus important possible pour exprimer l’ampleur du rejet. Chirac élu à plus de 80 %, Le Pen largement battu, une majorité pensera que la menace est passée. D’autant plus que le FN n’obtiendra aucun élu aux élections législatives qui suivent.
Focalisés sur le différentiel entre les deux candidats, bien peu relèveront qu’entre les deux tours de 2002 Le Pen gagne encore près d’un million de voix. Dans la réalité le FN vient paradoxalement de gagner une première bataille de légitimité car le combat mené contre lui a été une bataille pour faire plus de voix que lui, pas pour lui nier le droit à exister en tant que parti. Ce dernier clou vient fermer le cercueil du mouvement antifasciste des années 1990 qui avait fait de la rue et de la marginalisation du FN l’arène de son combat.
Les dix années qui suivent seront malgré tout difficiles pour le FN pris en tenaille entre des mobilisations de masse qui donnent de l’audience à la gauche radicale et une droite qui durcit son discours raciste et sécuritaire. Aux élections de 2007, c’est Nicolas Sarkozy qui rafle la mise dans une société de plus en plus polarisée mais où les partis institutionnels, dont le PS, se sont déportés vers la droite.
Mais cette évolution politique va être pain béni pour le FN car cela va faire sauter le cordon sanitaire établi autour de ses thèmes de prédilection. Comment s’indigner des propos virulents de Le Pen sur les Musulmans ou les Roms, sur la préférence nationale, sur l’identité nationale, sur la supériorité du modèle occidental quand ces thèmes sont devenus monnaie courante à droite et parfois même à gauche ? L’indignation morale se tarit ou plutôt se déplace lorsque c’est l’essentiel du champ politique qui devient immoral.
Il suffit alors de quelques retouches cosmétiques autour de la figure de Marine Le Pen pour entraîner y compris des intellectuels de la gauche radicale vers la dédiabolisation du FN devenu un parti populiste, un parti d’extrême-droite, critiquable certes, dénonçable sans doute, mais un parti qui fait partie du champ de la « démocratie ». Comment prétendre empêcher les fascistes de déverser leur haine quand la majorité de la gauche mène campagne (aux côtés de Sarkozy !) pour la « liberté » de Charlie Hebdo de reproduire les caricatures publiées par un torchon raciste danois proche de l’extrême-droite ?
On assiste alors au spectacle ahurissant pendant cette campagne 2012 d’un candidat de la gauche radicale (qui aura du moins eu le mérite de « taper » sur le FN), Jean-Luc Mélenchon, qui exige à grands cris un débat avec Marine Le Pen qui n’en veut pas. Quelques années auparavant c’était ceux ou celles qui acceptaient de débattre avec Le Pen qui risquaient d’être décrédibilisés. Alors que le reste des candidats de gauche sont dans le déni du danger, le seul argument qui reste audible contre le FN, à nouveau, c’est d’obtenir plus de voix que lui. Dans cette logique Marine Le Pen à 16 % (soit déjà plus de 5 millions de voix) ce n’aurait pas été grave si Mélenchon faisait 16,5 % ? On a vu le résultat. Et cela menace de continuer. Avant le second tour des élections Sarkozy reprend les thèmes du FN, Hollande se tait sur le racisme et prétend « convaincre » les électeurs du FN. Mélenchon continue de taper sur le FN mais la seule arme qu’il met en avant est une entente aux législatives avec le PS dans les circonscriptions où le FN pourrait se maintenir. Le vote, encore le vote, la République parlementaire contre le fascisme. [3]
Lorsque le NPA a contacté toutes les forces de gauche, partis, associations et syndicats à une réunion unitaire pour organiser une riposte au meeting final du FN au Zénith de Paris avant le premier tour des présidentielles, aucune n’a même pris la peine de répondre (à l’exception — désabusée — du MRAP, du PIR et de Sud-étudiant). La mobilisation qui aura lieu finalement à l’appel du Forum social antifasciste le 17 avril [4]ne regroupera que 300 personnes quand le Zénith fait salle comble aux cris de « On est chez nous ! » ovationnant Marine Le Pen qui appelle à virer de France les « Franco-Algériens », les « Franco-Angolais » et les « Franco-Maliens » c’est-à-dire les Noirs et les Arabes. Ce discours ne fera même pas scandale.
Entre les deux tours Marine Le Pen, invitée au journal de 20 heures sur France 2, commente le « Je vous ai entendus » adressé par Nicolas Sarkozy à ses électeurs et électrices. Comparant à un célèbre « Je vous ai compris » [5], elle lâche : « on sait comment ça a fini » adressant ainsi un clin d’œil aux nostalgiques de l’Algérie française. Fidèle à la stratégie de son père, après un succès électoral, elle durcit idéologiquement le cercle, élargi par sa campagne électorale, de ses soutiens. [6]
La dédiabolisation du FN, dans son versant idéologique, trouve ses premiers éléments dans un concept qui a dominé les rangs d’une partie de la gauche dès les années 80, celui du totalitarisme. Ce concept fourre-tout qui n’explique rien a permis à la fois de gommer la spécificité du fascisme (rangé ainsi sous la même rubrique que le stalinisme ou autres dictatures militaires) [7] et d’exonérer la « démocratie » capitaliste ou la République de tous leurs crimes. C’est ce qui explique qu’il ait pu convenir à la fois à la droite, au PS et aux anciens staliniens devenus anticommunistes.
Alors quand il s’avère que les partis dits « républicains » sont, face à la crise, de plus en plus racistes, amoraux, corrompus (et antidémocratiques) et, par ailleurs impuissants, quel contenu reste-t-il dans la condamnation d’un parti qui se garde bien de se revendiquer du fascisme historique ?
Le fascisme a une spécificité qui ne se réduit pas au contenu réactionnaire, raciste, nationaliste et sexiste de son programme ou des discours de ses dirigeants. Et la défense morale de la démocratie parlementaire ou de la République ne sont pas l’obstacle à son développement.
L’histoire a montré qu’il existe différents types de régimes qui peuvent assurer la domination capitaliste. La démocratie parlementaire (et la République) et la dictature en font partie. Tout comme le fascisme. La classe dirigeante, elle, n’a pas de morale vis-à-vis de cela.
Si, en général, la classe dirigeante préfère la démocratie parlementaire c’est parce que c’est le régime historiquement le plus stable de sa domination combinant force et consentement, masquant l’exercice de la force derrière le consentement de la majorité. Ce consentement de la majorité de la population à la domination capitaliste nécessite à la fois des marges de manœuvre économiques (acheter la « paix sociale ») et des relais dans toute la société (hégémonie culturelle). Les formes d’organisation de la société civile (des élections aux médias en passant par les associations, les partis et les syndicats) peuvent exister « démocratiquement » parce qu’elles expriment, en même temps qu’elles les contiennent, les contradictions de classe qui la traversent.
Lorsque ces formes d’organisation de la société ne permettent plus de contenir les contradictions de classe, alors la domination capitaliste exige d’autres formes de régimes.
La crise d’hégémonie du capitalisme se traduit déjà par une évolution vers un Etat de plus en plus pénal [8] et sécuritaire, de moins en moins démocratique. On voit bien aujourd’hui à quel point la polarisation de la société pousse un parti de la classe dirigeante comme l’UMP à accélérer l’évolution de l’appareil d’État vers des formes toujours plus autoritaires.
La dictature militaire et policière est la forme de régime la plus instable, reposant essentiellement sur la force d’une minorité (police, armée). Si elle interdit ou contrôle largement les formes d’organisation de la société civile, elle ne peut les contenir très longtemps surtout dans les sociétés développées. Pour cette raison c’est une option très peu probable pour un pays comme la France ou les autres pays européens.
Le fascisme, tel qu’il s’est développé historiquement au XXe siècle, est un type de domination spécifique dont l’élément de force s’appuie sur des couches sociales qui dépassent largement l’appareil directement policier et militaire de l’État, couches sociales qu’il organise pratiquement mais aussi idéologiquement. Le fascisme ne peut s’imposer définitivement qu’en substituant à toutes les formes d’organisation « démocratiques » de la société civile qu’il vise à détruire des formes « corporatives » et « militarisées ». Il est donc le produit d’un double-mouvement, la construction d’une adhésion de masse et, dès qu’il en a la capacité, l’organisation de cette masse contre les formes démocratiques organisées. [9]
On ne peut comprendre une période donnée et les phénomènes qui s’y succèdent en dehors des contradictions qui la travaillent. La période d’exacerbation des contradictions de classe que nous traversons comporte, dans le même temps, une tendance au fascisme - la résolution de la contradiction par l’écrasement du mouvement de la classe des exploités et des opprimés — et une tendance au socialisme — la résolution de cette contradiction par la prise du pouvoir collective par cette classe.
Le rapport entre les deux tendances n’est pas figé, il évolue constamment. Plus, la dynamique réelle de la période, le mouvement d’évolution de cette totalité est le produit de l’affrontement, souvent masqué, entre ces tendances. Selon les moments l’une des tendances peut dominer, l’autre tendance continue pourtant à se développer. Hier nous avons fait l’erreur « d’oublier le FN », c’était le déni. Aujourd’hui nous pourrions oublier que nos forces organisées restent largement supérieures à celles des fascistes. Ce serait la panique.
La résolution définitive du conflit passe par la victoire de l’un des termes sur l’autre en une qualité supérieure : socialisme ou fascisme. La lutte contre le fascisme, la lutte contre le FN doit donc être aussi une lutte pour l’émancipation, elle ne peut être contradictoire avec celle-ci, elle ne peut se mener en alliance avec des forces qui partagent des perspectives communes avec les fascistes même quand aujourd’hui elles se proclament « républicaines ». Elle ne peut se mener avec des moyens qui paralysent notre camp, lui interdisant les grèves ou les manifestations de masse.
Pour construire une adhésion de masse le parti fasciste s’adresse d’abord à des couches de la population qui sont écrasée par la crise et l’exacerbation des contradictions de classe. D’où son slogan « Ni droite, ni gauche ». Dans la première moitié du XXe siècle les partis fascistes se sont ainsi construits d’abord sur la base de la petite bourgeoisie traditionnelle hostile à la fois au « Grand capital » et au mouvement ouvrier organisé. Ils ont ensuite trouvé leur base de masse dans les sections les plus marginalisées et atomisées du prolétariat, en premier lieu les chômeurs.
Aujourd’hui le Front national construit ses bases dans les couches intermédiaires de la société, petits entrepreneurs, professions libérales mais aussi dans les sections de la classe ouvrière aux statuts et aux positions déclassés par la désindustrialisation et le chômage. C’est dans les petites villes et dans les quartiers en périphérie des grandes concentrations urbaines que le Front national fait ses meilleurs scores.
Cette base sociale explique les grandes lignes idéologiques d’un parti fasciste dans une phase de développement où l’enjeu est celui de son enracinement dans la société : le retour à un passé présenté comme l’âge d’or, à la Nation, à la famille, à l’ordre, au rayonnement de la France, aux valeurs occidentales, et l’opposition à tout ce qui dissout une identité fantasmée, aux migrations, à la mondialisation etc... Ce type de marqueurs idéologiques qui tranchent avec le mouvement de la société trouve un écho dans les catégories de la population les plus atomisées socialement, celles dont les repères hérités du passé correspondent de moins en moins à une situation qui change à leur désavantage.
On peut toujours dire qu’en définitive, le rôle historique du fascisme est de sauver le capitalisme. Mais cela n’épuise pas les ressorts de son développement, parce que ce rôle historique est en grande partie inconscient pour la base sociale à laquelle il s’adresse. Dans son processus de construction, un parti fasciste doit, au moins oralement, s’opposer aux représentants de la classe dirigeante, à leur partis « démocrates » et même au « Grand Capital » et construire une force autonome de ces partis. Pour se relier à de plus larges masses, il doit aussi recruter et organiser des cadres dirigeants qui proviennent des couches subalternes de la société et nourrissent un fort ressentiment contre les élites traditionnelles. Pour les fascistes, la construction d’un mouvement de masse attisant l’énergie populaire est une condition pour imposer aux représentants de la classe dirigeante des alliances à leur avantage.
Ne pas comprendre cette contradiction interne au fascisme, cette autonomie, relative du fascisme vis-à-vis du capital c’est se condamner à taper au mauvais endroit. Une partie de la gauche a ainsi pensé que l’enjeu né du soit-disant « tournant social » de Marine Le Pen était de démasquer, programme contre programme, le fait que ce parti n’était qu’un parti du capital. Ou, pire, le débusquer comme un ennemi inconséquent du système.
Face à la dénonciation de l’UMPS par Marine Le Pen cette stratégie est vouée à l’échec : elle ne convainc pas ceux et celles que le FN attire qui prennent au mot ses discours et, cherchant par des arguments à s’adresser à eux et elles, elle empêche le développement d’une stratégie de confrontation directe avec les fascistes.
La dénonciation, sans ambiguïtés, de la nature fasciste du projet du FN et la détermination à ne pas lui laisser le moindre espace n’ont pas comme but immédiat de convaincre tous ceux et toutes celles qu’il attire et qui ne sont pas encore des fascistes convaincus de ne plus être racistes ou réactionnaires. C’est une stratégie qui vise à les séparer du noyau réellement fasciste du FN et d’empêcher ainsi le dévelopement d’un parti fasciste de masse. Hitler écrivait : « Les manifestations de masse [nazies NDLA] doivent faire brûler dans l’âme des petites gens la conviction que, bien que petites larves, ils font corps avec un grand dragon. » Et après son arrivée au pouvoir, en 1933, il expliquait ce qui aurait pu briser le nazisme : « Un seul danger pouvait briser notre développement : si l’adversaire en avait compris le principe et si, dès le premier jour, avec la plus extrême brutalité, il avait brisé le noyau de notre nouveau mouvement. »
[1] Voir Denis Godard, La crise d’un parti fasciste, janvier 1999 http://quefaire.lautre.net/archives/article/la-crise-d-un-parti-fasciste
[2] Bon exemple à la fois de l’inconséquence politique du PS et de son mépris envers ceux et celles qu’il prétend représenter et défendre. Après des années d’abdication devant les forces du marché, de concession au racisme, le PS n’était pas responsable de la désaffection à son égard ! Rappel de cette proposition ironique de Brecht selon laquelle si le peuple vote contre le gouvernement il faut dissoudre le peuple...
[3] En 1936 Daniel Guérin avertissait : « Mais telle n’est pas l’optique des « fronts populaires ». Leurs bonimenteurs se cramponnent à la planche pourrie de la « démocratie » bourgeoise et font risette aux groupes capitalistes les moins réactionnaires pour se préserver des plus réactionnaires. Ils attendent leur salut d’un Giolitti ou d’un Brüning qui, finalement, les livrera, pieds et poings liés, à un Mussolini ou à un Hitler. S’ils ont le gout du suicide, c’est leur affaire. Entre fascisme et socialisme, les autres, ceux qui veulent vivre, ont fait leur choix. » Daniel Guérin, Fascisme et Grand Capital
[4] Principalement Alternative Libertaire, le NPA, la CNT, la CGT-Educ 93, Sud culture et Sud étudiant et les réseaux antifascistes radicaux
[5] Discours de De Gaulle à Alger en 1958 adressé aux Français d’Algérie.
[6] « Toute l’histoire du Front national va être marquée par un double-jeu : l’orientation vers tout ce qui respectabilise le FN (la stratégie parlementaire, la présence dans les médias, l’alliance avec des fractions de la droite) pour élargir l’audience du FN et se construire une base de masse et les déclarations et actions ouvertement racistes voire fascistes pour fidéliser et développer numériquement un noyau idéologiquement de plus en plus proche du fascisme. » Voir la partie « Le double jeu » dans http://quefaire.lautre.net/archives/article/la-crise-d-un-parti-fasciste
[7] Dans les années 1990 cela amène à une offensive pour assimiler fascisme et stalinisme (Le passé d’une illusion de François Furet est publié en 1995 et Le livre noir du communisme en 1997) deux formes pourtant historiquement distinctes de contre-révolution. Pas étonnant de trouver dans les propagateurs de cette thèse des anciens staliniens devenus des anticommunistes.
[8] Voir par exemple les analyses de Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999 ou Punir les pauvres, Agone, 2004.
[9] Comme l’ont montré les exemples historiques du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne ce n’est que lorsqu’il accède au pouvoir, et donc à la direction de l’appareil d’État, que le fascisme peut détruire réellement toutes les formes organisées, syndicats, associations, etc. Faut-il attendre d’en être là ?
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.