USA : Un réformisme sans parti

par Ambre Ivol

5 septembre 2009

La réélection de Bush n’est pas la défaite du mouvement anti-guerre. D’abord parce que les conditions dans lesquelles Bush fut réélu sont celles d’un pays en crise, avec un renouveau de combativité dont les formes ont évolué depuis la naissance du mouvement anticapitaliste à Seattle. Ensuite et surtout parce que l’adversaire de Bush, John Kerry, n’était pas le candidat de la résistance, et ce malgré le soutien d’une grande partie des forces progressistes du pays. Son programme n’était que la pâle imitation de celui de Bush, conservant ouvertement les mêmes objectifs que lui. Depuis la défaite de Kerry, nombreux sont ceux, jusque dans les rangs de la gauche américaine, qui insistent désormais sur l’urgence qu’il y a pour le parti démocrate à changer de l’intérieur. Or tout l’enjeu est de comprendre pourquoi le parti démocrate est prêt à renoncer au pouvoir plutôt que de radicaliser son programme. Car le parti démocrate n’est pas l’équivalent américain de la social-démocratie européenne. Au cours de l’histoire américaine, jamais un parti réformiste n’a émergé.

Développement particulier du capitalisme aux États-Unis

La rapidité avec laquelle le capitalisme s’est développé aux Etats-Unis tient à son histoire particulière. En effet, les premiers colons européens ont su tirer avantage de la richesse et de la diversité du territoire. Le massacre des indiens puis l’instauration de l’esclavage permit d’exploiter la terre dans un contexte social où aucune tradition féodale n’entrava ce processus d’accumulation primitive du capital.

Les deux partis politiques principaux, le parti républicain et le parti démocrate ont su développer des stratégies, et par là même occuper l’espace politique sans avoir à concéder la formation d’un parti réformiste pour stabiliser les rapports entre les classes. Dans les moments de crise profonde, on a vu ces deux partis redéfinir leurs rôles politiques, dont la ligne d’horizon restera toujours la défense du capitalisme.

Ainsi, au XIXe siècle, le Parti démocrate représentait les intérêts de grands propriétaires des plantations de champ de coton et de canne à sucre du Sud du pays. Il est donc issu historiquement de l’esclavage des noirs. A l’inverse, le Parti républicain représentait le capitalisme sauvage et les grands industriels du Nord. Il représentait « le sol libre, le travail libre et les hommes libres » (free soil, free labor, free men). Ainsi des millions d’abolitionnistes, ainsi que des fermiers, des travailleurs et des industriels du Nord reportèrent leurs espoirs sur ce parti. Le clash entre deux systèmes économiques finit en confrontation ouverte entre le Nord et le Sud lors de la guerre de Sécession en 1860. Le dynamisme du Nord industriel, combiné à la détermination de tous ceux qui voulaient en finir avec l’esclavage (pour diverses raisons) amena le président républicain Abraham Lincoln à abolir l’esclavage lors de la défaite des sudistes en 1865. [1]

Le jeune Parti républicain joua alors un rôle clé en captant l’esprit contestataire dans la seconde moitié du XIXe. Mais la dynamique même de développement du capitalisme allait amener la lutte de classe à s’exprimer par d’autres voies. La conscience de classe allait s’exprimer de façon radicale.

Lutte de classe et radicalité politique [2]

La barbarie du capitalisme sauvage aiguisa la conscience de classe de millions de travailleurs américains. En 1900, 2 millions d’ouvriers qualifiés étaient syndiqués par métier. En 1901, le parti socialiste fut créé. Son principal leader Eugene V. Debs joua un rôle important dans la formation du premier syndicat révolutionnaire en 1905, le IWW (Industrial Workers of the World), dont l’objectif était d’aller vers une grève générale de tous les travailleurs, hommes et femmes, blancs et noirs, immigrés, qualifiés ou non. Si les IWW ne comptèrent jamais plus de 5000 membres, ils en influencèrent des milliers d’autres au travers de grèves dures et parfois victorieuses, et marquèrent les débuts d’une rupture avec le syndicalisme corporatiste.

La situation de crise économique et de guerre des années 1910 fit émerger d’autres formes de contestation du système. Au plus fort de son influence, le parti socialiste compta 100 000 membres et Debs se présenta 5 fois consécutives aux élections présidentielles. En 1916, 900 000 personnes votèrent pour Debs. Engagé dans le mouvement de masse contre la Première guerre mondiale (mouvement qui fut bien plus fort qu’en Europe), Debs fut emprisonné. Lors des élections de 1920, alors qu’il était encore derrière les barreaux, près d’un million de personnes votèrent pour lui, soit plus qu’en 1916.

Cette dynamique de contestation du système continua de se développer la décennie suivante. Robert Lafollette, poussé par le mouvement de masse contre la première guerre mondiale à rompre avec les deux partis pro-guerre, se présenta aux élections présidentielles comme candidat du parti progressiste nouvellement créé. Il fut soutenu par les syndicats, les associations de petits paysans et le parti socialiste ? Près de 5 millions de personnes votèrent pour lui, soit presque un électeur sur 6.
La contestation se développa donc, mais par sa radicalité, elle resta aux marges d’un échiquier politique qui demeurait occupé principalement par les partis républicain et démocrate. Lorsqu’éclate la crise de 29, un véritable chamboulement des rapports de classe va bouleverser l’équilibre politique et redistribuer les rôles des deux partis principaux.

Nouvelle période, nouvelles stratégies [3]

La classe dirigeante dut élaborer des stratégies inédites pour sauver le capitalisme. Les républicains avaient fondé leur politique économique sur le laissez-faire, mais cela ne marchait plus. Le nouveau président Franklin Delano Roosevelt prit la relève en 1932 avec à peine plus qu’une heureuse formule, le New Deal, « une nouvelle donne » pour le peuple américain. Par ses politiques expérimentales, dont la logique générale fut de faire intervenir massivement l’Etat dans l’économie, il finit par gagner l’ensemble de la classe dirigeante américaine à ses pratiques. C’est ce que l’économiste John Maynard Keynes théorisa à posteriori. Face à la crise mondiale, le capitalisme d’Etat se développa dans le monde, de l’Allemagne à l’URSS et jusqu’au USA.

Pour sauver le capitalisme américain, Roosevelt dut s’y reprendre à plusieurs fois. Il y eut deux New Deals. Le premier consista à faire payer la crise aux classes moyennes. Puis pendant son second mandat, il fut obligé d’accorder des avancées à la classe ouvrière. En 1935, la Sécurité Sociale et le droit de se syndiquer furent reconnus. Ajouté aux vastes programmes de lutte contre le chômage, le second New Deal correspondit à de réelles améliorations pour les travailleurs.

Le parti démocrate chercha à régler la crise dans le cadre du système. Pour cela, il fallut apprendre à gérer des vagues de luttes ouvrières. Roosevelt combina diverses stratégies, concessions, répression et cooptations. En 1935, sous l’impulsion de grèves sauvages, le CIO (Congrès pour une organisation industrielle) fut créé pour organiser les travailleurs non plus par métiers mais sur une base de classe. En retour, ce syndicat d’un genre nouveau alimenta des luttes aux formes inédites, les sit down strikes [4] (grèves avec occupation). Des grèves massives comme chez General Motors à Flint en novembre 1936 finirent par arracher le Wagner Labor Relations Act qui légalisa le droit de grève et le droit de se syndiquer.

La capacité de Roosevelt à concéder des avancées pour les travailleurs tout en s’attaquant aux franges les plus radicales des luttes ouvrières lui valut le soutien de nombreux dirigeants syndicaux et de la principale organisation de gauche, le Parti communiste. En 1935, le PC est au zénith de son influence, comptant entre 75 000 et 100 000 membres, et pouvant influencer entre 10 à 15 fois ce nombre au travers d’organisations étudiantes, d’associations de chômeurs, de fronts antiracistes et de syndicats. Au milieu des années 1930, avec la théorie du Front Populaire, les perspectives du PC ne dépassaient plus le cadre du capitalisme. Aux Etats-Unis, cet abandon de la lutte de classe amena à une alliance explicite avec le parti démocrate. « Nous allons prendre notre place à l’intérieur du système bipartite américain ». Telle fut la ligne politique adoptée à la fin de la décennie.

Or la gravité particulière de la crise des années 1930 finit par entraîner le monde dans la Seconde guerre mondiale. Ce fut le seul moyen de sauver le capitalisme. Aux Etats-Unis, seul l’investissement dans une économie de guerre permit de dépasser une crise sociale qui n’avait pas été réglée par les concessions sociales de Roosevelt. Dans les années 1940, l’heure est à la répression ouvrière, avec la bénédiction des dirigeants syndicaux. Toute grève fut interdite au nom de l’effort de guerre. L’explosion de deux vagues de grèves en 1941 puis en 1943 montrent que la lutte de classe n’est par terminée malgré tout. Mais avec la guerre vint la chasse aux sorcières. La répression de militants de gauche, antifascistes, syndicalistes, allait donner le ton de la décennie suivante.

Le Parti démocrate s’était forgé une nouvelle identité dans les années 30, passant désormais pour le parti des pauvres et des travailleurs. La période de prospérité des années d’après-guerre allait offrir les bases matérielles du rêve américain. Il fut résumé par la formule, « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique ».

Le contexte de guerre froide et d’économie permanente d’armement ancra une stratégie bi-partite d’effacement systématique de toute perspectives de classe. Ceci renforça l’idée que le parti démocrate était la seule alternative progressiste possible, et ce sur la base d’un anticommunisme généralisé. Répression de militants de gauche combinée à la cooptation d’une bureaucratie syndicale au sein du Parti démocrate, tels furent les éléments principaux de la stratégie de la classe dirigeante américaine.

Les années 1960 : la radicalité sans boussole de classe [5]

Ainsi, lorsqu’une nouvelle génération militante émergea dans les années 1960, sa lecture du monde et ses modes de résistance seraient marqués par la période antérieure. Les mouvements de résistance allaient prendre des formes multiples, avec le mouvement des droits civiques, le mouvement contre la guerre du Vietnam, le mouvement de libération des femmes, etc.

L’héritage anticommuniste amena les luttes d’opprimés à se construire en ignorant largement les travailleurs et les syndicats.

Au fur et à mesure que les illusions dans le Parti démocrate tombaient, la radicalisation s’accentua. Celle-ci prit des formes de plus en plus explosives. Le mouvement des droits civiques en avait appelé au Parti démocrate, le parti de Kennedy puis de Johnson pour protéger les noirs qui revendiquaient le droit de vote dans les Etats du Sud. Mais la lenteur des réformes, l’absence de changements réels pour les noirs malgré des victoires légales importantes ne 1964-65, amena la majorité des jeunes du mouvement à rompre avec le Parti démocrate et la logique intégrationniste.

Mais au lieu de voir que le principal problème du Parti démocrate était son soutien sans faille au capitalisme, nombreux furent ceux qui, inspirés par les mouvements de libération nationale en Afrique, identifièrent le Parti démocrate comme le parti des blancs. Dès lors, la solution résidait dans le nationalisme noir. En l’absence de boussole de classe, le mouvement se radicalisa sur des bases identitaires. Le mouvement de libération des femmes prit le même virage.

De telles orientations, aussi radicales furent-elles, ne permirent pas de rompre avec le système, ni finalement avec le Parti démocrate. Ainsi ce dernier continua de coopter des représentants respectables des groupes d’opprimés, tout en limitant les avancées sociales des groupes ainsi représentés. Lorsque les luttes refluèrent, et qu’une nouvelle période de crise s’ouvrit dans les années 1980, il n’existait plus d’alternative conséquente au parti démocrate.

Ainsi, pour des raisons historiques particulières, le Parti démocrate semble avoir occupé l’espace politique de la régulation des rapports de classe. Le Parti démocrate a pu jouer ce rôle, en s’assurant notamment le soutien de la bureaucratie syndicale et en jouant la carte de la cooptation dans les périodes de relative prospérité comme dans les années 1950 et 1960 où le réformisme paraissait objectivement possible.

Mais les dynamiques de la lutte de classe n’en furent pas supprimées pour autant. En témoignent les périodes de luttes de masse dans les années 1930 puis dans les années 1960. A la fin des années 1990, une nouvelle génération militante s’est levée, rendue visible lors du sommet contre l’OMC à Seattle en 1999. Ce nouveau mouvement, anticapitaliste dans sa volonté affirmée de rompre avec la logique de profit, contient tous les ingrédients d’une rupture avec le réformisme. A Seattle, les manifestants s’opposaient à la mondialisation libérale et à leurs défenseurs, en particulier le gouvernement démocrate de Clinton. La rupture avec le parti démocrate semblait alors consommée.

Or l’influence du réformisme dans le mouvement ne se limite pas à l’influence des partis politiques qui s’en font le relais. C’est ce que les débats autour de la réélection de Bush nous ont appris. Le Parti démocrate pouvait être à la fois un ennemi du mouvement anticapitaliste, puis complètement absent des mobilisations du mouvement contre la guerre en Irak...mais quand même devenir une solution pour éviter la réélection de Bush. Les leçons à en tirer sont précieuses pour l’avenir du mouvement, aux Etats-Unis comme ailleurs. Les révolutionnaires doivent en conclure qu’ils ont un rôle politique à jouer.

Notes

[1Paul Le Blanc, A Short History of the US Working Class, from colonial times to the twenty-first century - (1999, Humanity books).

[2Sur les dynamiques de la lutte de classe aux Etats-Unis, lire Howard Zinn, Une Histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours (2002, Agone).

[3Sur les années 30 et les liens entre les organisations de gauche (PS, PC et trotskystes américains), les syndicats et le parti démocrate, lire Serge Denis, Un Syndicalisme Pur et Simple.

[4Jeremy Brecher, Strike  ! (1997, South End Press).

[5Jonathan Neale, What’s wrong with America  ? How the rich and powerful changed America and now want to change the world (2004, Verso).


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