Front populaire : mythes et réalités

par Nick Barrett

5 septembre 2009

Le Front populaire de 1936 est un des événements majeurs qui a forgé la classe ouvrière et la gauche en France. Le plus souvent on cite la lutte unitaire contre le fascisme en 1934, la victoire électorale en 1936 de l’alliance socialiste-communiste-radicale qui donne lieu au gouvernement Blum, les réformes majeures telles que les congés payés, la semaine de 40 heures et les droits syndicaux (bien qu’elles ne figuraient pas au programme du gouvernement du Front populaire). Cependant, une analyse plus attentive de 1936 place le mouvement de grève au cœur des événements.

Revenir sur le mouvement de 1936 est important par rapport aux questions politiques qui se posent aujourd’hui. En l’espace de deux ans, sur fond de tensions internationales croissantes, une crise politique et économique ont créé les conditions pour une confrontation de classe majeure. Ce fut une des dernières occasions d’enrayer la machine infernale de guerre et c’était une situation mure d’opportunités pour les révolutionnaires. Nous l’examinons ici de plus près notamment sous trois aspects. D’abord le développement d’une double dynamique, d’une part la radicalisation des masses ouvrières jetées dans la lutte, de l’autre la dérive droitière de la plus grande partie des appareils politiques et syndicaux réformistes. Deuxièmement, le poids dominant des idées réformistes au sein de la classe ouvrière a été rudement mise à l’épreuve mais n’a à aucun moment été concurrencé sérieusement à l’échelle de la classe. Néanmoins les exemples d’organisation alternative qui ont vu le jour sont très significatifs.

Une crise profonde.

Au début des années 1930, la France était encore largement paysanne. Cependant il y a eu pendant les premières décennies du vingtième siècle un développement industriel important, donnant des nouvelles concentrations de travailleurs dans les secteurs comme la métallurgie, la chimie.

L’onde de choc du krach de Wall Street de 1929 frappe la France deux ans plus tard. La production industrielle tombe, le pouvoir d’achat décroît de 15 % entre 1930-35.

La gauche syndicale et politique est divisée. Au niveau syndical il y a deux CGT, l’une dirigée par Jouhaux et les socialistes, se disant réformiste, l’autre, la CGTU dirigée par le parti communiste. La scission de 1920 au sein du Parti socialiste (la SFIO, section française de l’internationale ouvrière) a vu la création du Parti communiste français (PCF).

Fin 1933 éclate un scandale financier impliquant un banquier véreux, Stavisky, et plusieurs ministres du gouvernement. A droite comme à gauche on appelle à des démissions et le gouvernement est en crise.

Les mouvements fascistes (les Croix de Feu et l’Action française) organisent une marche contre l’assemblée nationale qui tourne à l’émeute. Les affrontements avec la police durent toute la nuit du 6-7 février 1934 : il y a 14 morts et des centaines de blessés. Daladier, président du conseil, démissionne et c’est un politicien réactionnaire, Doumergue, qui est rappelé de sa retraite pour le remplacer.

A gauche c’est la consternation, mais c’est le sentiment d’unité qui oblige les directions de la SFIO et du PCF ainsi que les directions syndicales (de la CGT et de la CGTU) à appeler à une riposte massive. Le 12 février plus d’un million de travailleurs font grève, il y a 346 manifestations antifascistes partout en France dont les 2/3 sont unitaires.

Cela enclenche une dynamique à gauche. Le PCF et le PS reprennent contact, les directions syndicales sont poussées par leur base à organiser la réunification syndicale.

Le tournant Front populaire

Jusqu’alors la ligne des partis communistes était dictée par les besoins de la bureaucratie soviétique. Appelée la « troisième période » elle considérait la période propice à la révolution immédiate, en dépit des défaites des révolutions allemande et chinoise, et de la montée du fascisme en Italie et en Allemagne. Les communistes refusaient toute alliance avec le PS, mettant au même plan la gestion du système par un gouvernement de gauche que la politique des mouvements fascistes, issus d’une crise du système. Le PCF traitait le PS de « social-fasciste » à l’époque. Mais face au réarmement allemand, Staline avait besoin d’alliés parmi les gouvernements occidentaux alors il ne fallait surtout pas alimenter les tensions sociales au sein des pays occidentaux. Début mai Thorez écrit dans L’Humanité contre le « bloc » avec les « sociaux-fascistes » avant de partir à Moscou. Au lendemain de son retour il signe un article intitulé Pour l’action commune immédiate. La ligne du PCF devient celle du « Front populaire » et de la défense de la France. En 1935 Staline et Laval, président du conseil, signent un pacte de coopération. Dès la signature du pacte Staline-Laval le travail antimilitariste des jeunes communistes est arrêté. Ainsi on chante la Marseillaise lors des manifestations du 14 juillet et on porte des drapeaux tricolores. Thorez, parle du « peuple » au lieu des « travailleurs » et évoque même la possibilité d’une alliance avec le parti Radical dont la meilleure caractérisation reste celle de Trotsky : « Le parti à l’aide duquel la grande bourgeoisie entretenait les espoirs de la petite bourgeoisie en une amélioration progressive et pacifique de sa situation ».

Victoire électorale

Au printemps 1936 l’alliance électorale PS-PCF-Radical est scellée. Les résultats électoraux reflètent la dynamique enclenchée depuis 1934. C’est le Front populaire qui remporte les élections mais c’est loin d’être un raz de marée. Bien plus spectaculaire est la recomposition à gauche. Le Parti communiste double presque ses voix (passant de 800 000 à 1,5 millions de voix, devançant le Parti radical) et obtient 72 députés au lieu des 11 qu’il avait depuis 1932. Le PS reste à peu près stable, et c’est le Parti radical qui est le grand perdant. C’est au Parti socialiste, au sein de la coalition du Front populaire, à qui il revient de former un gouvernement. A droite c’est la droite dure qui se renforce. Dans la situation de crise politique et sociale il y a une dynamique de polarisation politique à droite, et surtout à gauche. Le "centre", représenté notamment par le Parti radical ne tient pas. Ce processus est doublé d’une deuxième crise qui va éclater au plein jour pendant la grève générale. C’est un gouvernement de Front populaire qui est élu, sur la base d’un programme essentiellement inspiré de la politique du Parti radical, mais la dynamique électorale favorise surtout l’aile gauche de la coalition, et notamment le Parti communiste. Les directions politiques du Front populaire commencent à s’inquiéter à cause de la radicalisation. Minoritaire à la direction du PS, Marceau Pivert, dirigeant du courant de la gauche révolutionnaire, écrit un article intitulé Tout est possible… qui paraît trois jours après le début des grèves. Bien qu’il parle plutôt des perspectives avec le PS que celles de la grève, le surlendemain l’édito de L’Humanité lui répond en disant « Non ! Tout n’est pas possible ». C’est un signe de quelle sera l’attitude de la direction du PCF par rapport au mouvement de masse.

La grève générale

Il y a des signes précurseurs. Entre avril et mai 1936 le nombre de grèves double. Par rapport au début de l’année il y a trois fois plus de grèves revendiquant des augmentations salariales, et enfin il y en a trois fois plus qui aboutissent en au moins victoire partielle pour les salariés. Le 14 mai une grève significative démarre chez l’aviateur Bloch en région parisienne : les travailleurs occupent l’usine, empêchant le patron d’employer des jaunes pour continuer la production. En moins de dix jours ils gagnent, et dans L’Humanité du 24 mai, lors de la manifestation traditionnelle devant le mur des fédérés qui commémore la commune de Paris, plus de 600 000 travailleurs peuvent lire que la grève avec occupation chez Bloch, ainsi qu’au Havre et à Toulouse, ont donné des résultats.

C’est cette combinaison de retour de combativité et de sentiment de légitimité donné par la victoire électorale qui pousse les travailleurs dans la grève. L’élection d’un gouvernement de gauche, aussi modéré soit-il, est un encouragement pour les travailleurs, élève les espoirs mais donne aussi confiance d’agir et de revendiquer auprès des patrons.

Deux jours plus tard la métallurgie parisienne est en grève avec fait nouveau, la participation massive des travailleurs de chez Renault et Citroën. La grève s’étend vers d’autres secteurs : la chimie, le textile, les mines, l’habillement, et début juin vers la province, souvent avec occupation du lieu de travail. C’est l’occupation qui terrifie les patrons, car c’est une remise en cause partielle de la propriété privée.
Le patronat français est déjà très inquiet et demande au gouvernement d’intervenir pour trouver un accord.. Plus tard, lors de son procès en 1942 sous le régime de Vichy, Léon Blum explique, « l’initiative première est venue du grand patronat (…) pour me demander de provoquer au plus vite le contact sur la base du relèvement général des salaires avec l’évacuation des usines en contrepartie. »

Le 7 juin le gouvernement Blum convoque les patrons et les dirigeants syndicaux à Matignon. Après une nuit de négociations Frachon, dirigeant communiste de la CGT réunifiée sort sur le perron de Matignon pour déclarer, assez étonné, qu’ « ils [les patrons] ont cédé sur tout ». En effet, les congés payés et la semaine de 40 heures deviendront des lois.

À ce moment tout le monde s’attend à un dénouement tranquille du mouvement de grève, mais quand les résultats des négociations sont annoncés dans les assemblées générales à la grande surprise de tous les dirigeants politiques et syndicaux, les travailleurs décident de continuer la grève. D’une part le sentiment d’unité, créé par la lutte antifasciste pousse les travailleurs vers l’unité dans la grève pour que tous bénéficient des acquis, de l’autre les succès appellent à d’autres succès et encouragent les grévistes à continuer. Une estimation conservatrice pour le mois de juin 1936 dénombre 1,8 million de grévistes, 12 142 grèves dont 74 % qui se déroulent avec occupation.

Les patrons paniquent et déclarent « les travailleurs ne semblent pas vouloir trouver une solution dans le cadre défini lors des négociations ».

En effet c’est pendant la semaine qui suit les accords de Matignon que la grève se généralise et s’approfondit touchant des secteurs comme les banques, les assurances, les transports en commun, les coiffeurs, les grands magasins, le bâtiment. Ce faisant, elle accentue le double mouvement de radicalisation à gauche d’une partie de plus en plus importante de la classe ouvrière et dérive droitière des directions politiques et syndicales.

Mouvement interprofessionnel

Le ministre de l’intérieur, le socialiste Salengro affirme « je maintiendrai l’ordre ». L’Humanité annonce «  la négociation doit continuer ! » et le 11 juin, dans un meeting Maurice Thorez déclare « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue ». Pour des millions de travailleurs satisfaction n’avait pas encore été obtenue. Au lendemain des négociations de Matignon, se tient une première réunion de délégués de différentes usines en grève à l’appel des grévistes de chez Hotchkiss en région parisienne. 33 usines sont représentées, le 11 juin ce sont 280 usines qui envoient des délégués à ce comité de grève. Le comité de grève tient tête à la CGT et refuse de signer.

Cependant, le parti communiste et la CGT, réussissent à imposer la reprise du travail, même si elle ne se fait pas sans problèmes. Par exemple, le 14 juillet 1936 il y a encore 160 000 grévistes et 600 occupations en France.

Plusieurs éléments expliquent le dénouement. D’abord la grève est perçue comme une grève contre les patrons, non pas contre le gouvernement, au contraire, la victoire électorale du Front populaire est ressentie par une majorité de travailleurs comme une victoire pour leur camp. Entre mai et novembre 1936 le PS passe de 128 000 à 200 000 membres. Le PCF passe de 125 000 à 280 000 membres et réussit à s’implanter de façon impressionnante dans les secteurs grévistes. Par exemple chez Renault Billancourt le PCF a 6 000 camarades en 55 cellules différentes dans l’usine, contre seulement (!) 120 membres avant la grève. Pour les plus de 100 000 nouveaux membres du PCF le parti était encore celui de la Révolution russe ou, au moins, du progrès social. Pour l’écrasante majorité des travailleurs le cadre légal et constitutionnel des élections était celui qui délimitait l’action politique. A aucun moment la grève de 1936 n’a semblé être antigouvernementale. Cependant il est incontestable que le phénomène de Hotchkiss, un mouvement de la base, démocratique, au sein de la classe ouvrière organisée (beaucoup étaient syndiqués) a été le début d’une direction alternative par rapport à la direction confédérale de la CGT, et peut-être les débuts d’une direction politique alternative à celle du PCF et du PS. Tout simplement ils ne faisaient pas le poids. Dernièrement, il faut se rappeler que sans les acquis réels de la grève de 1936 il aurait été vraisemblablement impossible de l’arrêter comme ça. Il était possible pour les dirigeants communistes de citer de réels acquis pour les travailleurs comme raison de reprendre le travail.

L’arrivée au pouvoir du gouvernement du Front populaire a été le véritable détonateur d’un mouvement de grève générale qui a arraché des avancées considérables pour les travailleurs. Soulignons qu’aucune de ces avancées ne figurait dans le programme électoral du Front populaire, dirigé par le Parti radical et le PS, soutenu par le Parti communiste. Elles ont été lâchées par le patronat sous la pression du mouvement de grève. Dès lors le problème posé était la poursuite du mouvement avec les esquisses de pouvoir alternatif, démocratique, organisé par en bas. Cela signifiait approfondir, élargir le mouvement, développer des perspectives anticapitalistes et révolutionnaires : conseils de travailleurs/interprofessionnels, mouvement indépendant de la base de la classe ouvrière organisée (au sein pas en dehors des syndicats de masse) et la construction d’un courant politique révolutionnaire.

Quelques mois plus tard, Blum, sous la pression du patronat et sans la pression de la grève déclare une "pause" dans les réformes. Les directions politiques et syndicales du PCF et de la CGT ne rompent pas les rangs avec Blum, et c’est en 1938, après la démission de Blum, que les décrets Reynaud reviennent sur les 40 heures pour financer le réarmement. L’issue tragique de ce chemin sera illustrée par le vote, par l’assemblée du Front populaire, des pleins pouvoirs à Pétain.

Références :
J. Kergoat La France du Front Populaire Editions la découverte 1986
J. Danos, M. Gibelin Juin 36 Editions la découverte 1986
L. Trotsky Où va la France dans Le mouvement communiste en France Editions de Minuit 1967

Et aussi, pour un aperçu de la radicalisation au sein de la SFIO :
D. Guérin Front Populaire Révolution Manquée éditions Actes Sud 1997


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