Parti et Classe

Entretien avec Tony Cliff

par Tony Cliff

5 septembre 2009

Entretien avec Tony Cliff (1917-2000), l’un des fondateurs du Socialist Workers Party et de la tendance International Socialist. Ces propos ont été recueillis par Nicholas Walter et publiés en juin 1970 dans L’Idiot International.

Vous avez écrit sur la France en 1968 - que pensez-vous des événements de 1968 et de la situation depuis ?

Pendant 20 ans certains prétendus marxistes ont propagé le mythe que la classe ouvrière en Europe de l’Ouest était complètement intégrée au système à cause des lave-linges et des télévisions, et qu’elle avait donc perdu tout son potentiel révolutionnaire. Beaucoup de gens se sont tournés vers tout le monde - les étudiants, les paysans en Bolivie, … - sauf vers la classe ouvrière d’Europe de l’Ouest. Les événements en France ont montré que ces gens avaient tort. Nous l’avions dit et répété pendant 20 ans et nous avions raison - la classe ouvrière est le seul véritable agent de transformation sociale. Mais les événements de 1968 ont également montré autre chose. Ils ont prouvé que même avec la plus grande grève de l’histoire du monde, sans une organisation qui relie les différents secteurs de la classe ouvrière entre eux, la classe dirigeante triomphera toujours car elle s’appuie sur un système centralisé. Ainsi les événements de 1968 en France ont confirmé que la classe ouvrière est l’agent du changement social et ont aussi confirmé la nécessité d’un parti révolutionnaire.

Je pense qu’en réalité le mouvement étudiant a décliné après les événements de mai. Il y avait énormément de dissensions et d’amertume, et un sentiment d’impuissance qui a amené à de l’aventurisme et à la recherche de raccourcis, et la leçon est vraiment très simple. Il n’est pas possible de guider la classe ouvrière depuis l’extérieur - il faut une organisation qui fasse partie de la classe et qui ne soit pas imposée de l’extérieur.

Mais est-ce que cela n’entre pas en contradiction avec la théorie de Lénine sur la conscience de la classe ouvrière ?

Non, vous avez faux là-dessus. Il est vrai qu’en 1902 il a dit que la conscience ne peut venir à la classe ouvrière que de l’extérieur, mais en 1905 il a écrit que « La classe ouvrière est instinctivement et spontanément social-démocrate » (à l’époque ce terme était le nom du parti révolutionnaire), et il a également écrit que « La position spéciale du prolétariat dans la société capitaliste amène à une lutte des travailleurs pour le socialisme ». Une union des travailleurs avec le parti socialiste a éclaté avec force et spontanéité. Et il n’était pas élitiste - il savait que dans l’acte de la révolution les travailleurs devaient être organisés dans des organisations révolutionnaires de masse.

N’y a-t-il pas danger que le parti qui essaiera d’organiser les travailleurs soit victime du même type de dégénérescence que le Parti communiste français ?
Il y a deux conceptions du parti d’avant-garde - l’une considère que le parti se situe en face de la classe, et l’autre que ce sont les secteurs les plus avancés de la classe qui s’organisent dans un parti. Cette seconde vision des choses est la conception marxiste, et si vous considérez que toute organisation est condamnée à dégénérer alors vous devez accepter la vision du péché originel des pessimistes, et si vous acceptez cette vision pessimiste alors vous pouvez dire adieu au socialisme. Il n’y a rien d’intrinsèquement mauvais dans le fait d’être organisés. Dans le cas contraire, il n’y a pas d’avenir pour le socialisme.

Quelles sont vos relations avec le Parti travailliste actuellement ?

Le Parti travailliste est un parti capitaliste. Il met en œuvre des politiques capitalistes, mais il le fait avec le consentement de beaucoup de travailleurs qui croient qu’il n’est pas un parti capitaliste. En conséquence nous devons faire deux choses : d’abord mettre à jour la réalité de ce qu’est le Parti travailliste - qu’il met en œuvre des politiques capitalistes sur des sujets tels que le chômage, l’immigration, l’impérialisme, etc. - et cela est la partie la plus importante du travail que nous devons effectuer. Personne ne devrait jamais mentir à la classe, et nous nous devons de leur dire que dans le monde réel c’est ce qu’est le Parti travailliste. Il n’est pas une alternative socialiste aux Conservateurs, et en conséquence il n’y a pas d’alternative à l’heure actuelle. C’est la première chose que nous devons dire - mais le jour des élections nous devons dire en tout honnêteté que si les Conservateurs gagnent, la classe dirigeante qui s’identifie avec le Parti conservateur, et le fait depuis des centaines d’années (après tout, les grandes entreprises subventionnent le Parti conservateur seulement, pas le Parti travailliste) gagne aussi, et la satisfaction qu’elle en retire nous suffit à dire « Nous devons faire disparaître ce sourire de leur visage, même si nous devons pour cela utiliser un salaud comme Harold Wilson » [1].

De plus, dans l’opposition Wilson utiliserait le petit livre rouge des déclarations de Nye Bevan [2], qu’il garde en poche au cas où, et Anthony Greenwood [3] , au lieu de massacrer les travailleurs du golfe d’Aden serait porte-parole du Mouvement pour la Liberté des Colonies. Nous préférons que cet hypocrite soit en poste et qu’il ne puisse pas se cacher derrière un masque de gauche. Donc, pour montrer le vrai visage des deux partis, il est mieux que le Parti travailliste soit au pouvoir. Ou, comme le dit ce bon vieux Lénine, « Nous soutiendrons le Parti travailliste comme la corde soutient le pendu ». Ainsi, tactiquement, lorsque les élections arrivent, nous continuerons d’attaquer le bilan du gouvernement travailliste capitaliste mais au bout du compte nous dirons, parce qu’il n’y a pas d’autre choix, qu’il vaut mieux tactiquement avoir Harold Wilson que Ted Heath [4] au pouvoir.

Quelles sont vos relations avec le Parti communiste de Grande-Bretagne ?

Le PC a une double fonction. D’un côté c’est une communauté de militants, pour la plupart des militants qui travaillent dans l’industrie, qui rejoignent le parti parce qu’ils ne veulent pas être isolés au travail. D’un autre côté, la direction du parti sert la politique étrangère de la bureaucratie russe et le résultat, bien sûr, est que chaque fois que Stalin éternuait, Harry Pollitt [5] sortait son mouchoir de sa poche. Nous nous opposons régulièrement aux politiques du parti et de sa direction, particulièrement maintenant que le PC est devenu un parti social démocrate de droite, soutenant l’utilisation de la voie parlementaire pour arriver au socialisme, et très peu critique à l’égard des bureaucrates syndicaux. En même temps, nous menons certaines activités conjointes avec les membres de la base industrielle du PC.

Idéalement vous voudriez voir votre propre parti socialiste révolutionnaire ?

Oui, bien évidemment. Nous pensons que l’avant-garde de la classe, ou en d’autres termes le secteur le plus avancé de la classe ouvrière, les 200 000 délégués syndicaux de ce pays devraient s’organiser non seulement syndicalement mais aussi politiquement. Il ne devrait pas y avoir des individus qui soient délégués syndicaux comme autant de billes individuelles dans différents secteurs, mais un mouvement des délégués syndicaux qui aurait aussi sa propre vie politique, et cela sera le parti révolutionnaire.

Comment concevez-vous l’organisation du parti révolutionnaire ?

Parce que la classe ouvrière doit s’émanciper elle-même, le parti révolutionnaire doit refléter la classe. Mais quelle secteur de la classe doit-il refléter ? La classe n’a pas un niveau de conscience homogène, et donc le parti doit refléter le niveau de conscience de la fraction la plus avancée de la classe.
Il doit être extrêmement démocratique, car seule une grande démocratie interne peut permettre de refléter la masse des gens. Il est faux de dire que la classe ouvrière a un seul point de vue cohérent sur les choses. Le parti révolutionnaire doit refléter ce manque de cohésion, bien sûr. En conséquence, si vous considérez les termes du dialogue avec une classe, la classe elle-même a des opinions différentes, et donc la démocratie interne est nécessaire. Le centralisme est nécessaire pour des raisons évidentes. La classe dirigeante est hautement centralisée, et on ne peut pas combattre l’ennemi sans avoir une organisation qui lui soit symétrique, et chaque grève est centralisée. Le travailleur va au travail en tant qu’individu. Lorsqu’il fait grève il agit en tant que membre d’un collectif. La révolution est la chose la plus centralisée du monde.

Ne voyez-vous pas de contradiction entre, par exemple, les 2 millions de personnes à Petrograd et le nombre beaucoup plus faible de personnes dans le comité militaire des Bolcheviks à Petrograd qui ont effectivement fait la révolution ? Ne peut-il pas y avoir contradiction entre le centre du parti et sa base à un endroit particulier ?

La révolution arrive parce qu’il y a des contradictions. Si la classe ouvrière n’avait qu’un seul niveau de conscience il n’y aurait pas besoin de faire la révolution, il n’y aurait jamais besoin de faire grève, il n’y aurait jamais besoin d’établir des piquets de grève. Il y a des piquets de grève parce que les travailleurs agissent différemment. Dans toute révolution il y a des millions de personnes qui sont du côté des révolutionnaires. C’est pourquoi, s’il n’y avait pas différents niveaux de conscience, nous n’aurions pas besoin d’un gouvernement ouvrier ou d’organisations du prolétariat, parce qu’il n’y aurait personne à réprimer. Pour combattre contre des millionnaires il n’y a pas besoin de piquets de grève, parce que la duchesse ne traverse jamais les piquets. Ce sont les travailleurs qui traversent les piquets de grève. Pour combattre les travailleurs réactionnaires en Russie il n’y avait pas besoin de l’Armée Rouge, mais d’un Etat ouvrier. C’est pourquoi en réalité nous avons besoin de faire la révolution, de faire la grève, d’établir des piquets de grève, et de mettre en place un gouvernement ouvrier - à cause du niveau de conscience inégal.

Néanmoins, cela semble suggérer que le centralisme de votre parti démocratique, le militantisme de la classe, le militantisme du parti, semble dirigé non pas tant contre la classe ennemie - puisque vous suggérez que ce problème s’effacera lors d’une révolution - que contre les secteurs les moins avancés de la classe ouvrière.

La réponse est la suivante : jusqu’à maintenant, lors de chaque grève, le combat n’est jamais entre les travailleurs et les employeurs, parce que les employeurs n’ont jamais fait quoi que ce soit pour eux-mêmes dans leur vie - ce ne sont pas eux qui combattent dans les guerres impérialistes, ils envoient des travailleurs pour le faire, ils ne cassent pas les grèves eux-mêmes, il envoient des travailleurs pour le faire. Et si vous voulez dire que chaque grève est un combat entre travailleurs et travailleurs, c’est absolument exact. Une partie des travailleurs sert la classe dirigeante. C’est la même chose au Vietnam : ce n’est pas une guerre entre les paysans du Sud-Vietnam et les multi-millionnaires américains - au contraire, les multi-millionnaires américains ne sont pas appelés, c’est une lutte entre les paysans vietnamiens et des travailleurs américains en uniforme.

Cela semble pointer vers un développement intéressant au sein du marxisme, où il n’y aurait plus des classes qui mènent leurs destins séparément. Vous suggérez que la classe ouvrière est divisée entre ceux qui servent leurs intérêts réels et ceux qui servent les intérêts de la classe dirigeante. Dans un certain sens, la classe dirigeante semble à peine exister dans cette analyse.

Bien au contraire. Même en 1789 la bourgeoisie n’a pas fait sa propre révolution - c’étaient les sans-culottes de Paris qui ont dû faire la révolution. Le capitaliste n’a jamais rien fait pour lui-même, par définition il ne fait jamais rien pour lui-même, il utilise d’autres gens. Dans une révolution ce sont toujours les pauvres qui sont utilisés. C’est la lutte des classes - la lutte entre les travailleurs et la classe capitaliste est toujours reflétés dans la lutte entre le secteur de la classe ouvrière qui est sous l’influence de la classe capitaliste et le secteur qui est opposé à la classe capitaliste.

Certaines de vos remarques sur la fonction du parti m’inquiètent toujours. J’aimerais vous poser une question plus précise : avant une situation révolutionnaire, comment le parti devrait-il considérer ses relations avec d’autres organes révolutionnaires, qu’ils soient marxistes ou non ?

Nous sommes contre le substitutisme, mais nous somme également contre le fait de dire attendons jusqu’à ce que tout le monde soit prêt à manifester. Il faut que nous le disions haut et fort lorsque nous voulons que la majorité manifeste. Si la majorité l’accepte alors ils manifesteront. Sinon, nous sommes en minorité et nous restons sur nos positions. Le même raisonnement s’applique au parti révolutionnaire - le parti ne peut pas se substituer à la classe. La classe ouvrière doit s’émanciper elle-même. L’émancipation de la classe ouvrière est l’œuvre de la classe ouvrière.

Le rôle du parti révolutionnaire est d’expliquer aux autres travailleurs ce que le parti pense être la bonne position politique. La seule façon pour le comité de grève de gagner est d’être plus cohérent, plus loyal aux intérêts de la majorité etc. Ses membres doivent être testés, et nous sommes donc tout à fait en faveur de la liberté pour tous les partis socialistes d’entrer dans la compétition, tout en espérant, bien sûr, que si nous avons raison, 99,9 pour cent des travailleurs voteront pour nous et 0,001 pour cent pour Harold Wilson. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Imaginons qu’une situation telle que la situation en France en 1968 se représentait, qu’il y ait des élections en dépit des grèves massives et d’une situation sociale très volatile, et qu’une majorité se prononce pour la social démocratie et en réalité pour la démocratie gaulliste. Que devrait faire un parti révolutionnaire s’il avait la capacité de perturber de telles élections ?

Tant que la majorité des travailleurs ne soutient pas le parti révolutionnaire, celui-ci n’a pas d’autre choix que de patienter en continuant de gagner la confiance de la masse des travailleurs. On ne peut pas faire une révolution dans le dos de la classe ouvrière. Nous ne croyons pas dans la possibilité pour une minorité d’agir pour la classe.

Notes

[1Leader du Parti travailliste.

[2Ministre de la Santé de 1945 à 1951, il met en place le système de sécurité sociale  ; Ministre du Travail pendant une courte période, il démissionne en 1951 en réaction à la décision d’introduire un montant forfaitaire à payer sur les médicaments  ; il est alors considéré comme le leader de l’aile «  gauche  » du Parti travailliste, mais en 1957 il se prononce contre un désarmement nucléaire unilatéral de la Grande-Bretagne.

[3Ministre aux Affaires Coloniales en 1964-1965 sous le gouvernement de Harold Wilson.

[4Leader du Parti conservateur.

[5Secrétaire du Parti communiste de Grande-Bretagne de 1929 à 1956 de façon quasi-continue.


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