Qu’est-ce que le réformisme ?

par Diane Adam, Nicolas Verdon

5 septembre 2009

Le mouvement ouvrier européen s’est structuré politiquement à la fin du XIXe siècle. Sous l’impulsion de la deuxième Internationale, des partis sociaux-démocrates se sont développés à une échelle de masse. Ainsi en Allemagne, au début du XXe siècle, le SPD comptait plus d’un million de membres. Il contrôlait des dizaines de quotidiens, des syndicats, de nombreuses associations ; le parti constituait un véritable Etat dans l’Etat. En France, la SFIO créée en 1905 était bien plus modeste mais elle allait tripler ses effectifs en moins de dix ans pour atteindre près de 100 000 membres à la veille de la première guerre mondiale.

Le développement des analyses réformistes au sein de la social-démocratie au début du XXe siècle

Dominée par le SPD allemand, la IIe Internationale se revendiquait du marxisme. En théorie elle prétendait n’avoir aucune illusion dans le parlementarisme et n’opposait pas réforme et révolution. Comme l’écrivait Rosa Luxemburg dans la polémique qu’elle mena alors contre le réformisme : «  Entre la réforme sociale et la révolution, la social-démocratie voit un lien indissoluble : la lutte pour la réforme étant le moyen, et la révolution sociale le but ».

Pourtant entre la théorie et la pratique quotidienne des organisations social-démocrates, le fossé ne cessait de s’élargir. En France, le socialiste Millerand défendait publiquement l’idée que la transformation sociale passait par le parlement et par l’action gouvernementale. Ceci l’amena, au tournant du siècle, à entrer dans un gouvernement bourgeois. Ce n’était pas un comportement marginal : de telles positions reflétaient tout un courant réformiste qui se développait au sein de la social-démocratie. Il a trouvé son expression théorique la plus aboutie chez le socialiste allemand Eduard Bernstein.

Celui-ci expliquait en substance que les transformations récentes qu’avait connues le système capitaliste rendaient la révolution inutile. Le développement des cartels patronaux, du système de crédit, de moyens de communication modernes, le développement des syndicats ouvriers, l’amélioration des conditions de vie ouvrières, la persistance des classes moyennes… étaient la preuve de l’adaptation du système, de l’atténuation des contradictions internes du capitalisme. Ces transformations qui témoignaient d’une tendance grandissante à la socialisation de la production ouvraient la voie à un passage pacifique au socialisme au moyen de réformes progressives, par l’action syndicale et la voie parlementaire.

Bernstein prétendait réviser le marxisme de façon pragmatique. Il en rejetait en fait son essence même. Pour Marx le socialisme était une nécessité historique. La dynamique du capitalisme tendait vers un approfondissement des contradictions internes du système qui lui seraient à terme fatales. Seule l’action consciente de la classe ouvrière pour renverser le capitalisme et instaurer une société socialiste pouvait empêcher l’humanité de sombrer dans la barbarie.

Cette nécessité historique disparaissait chez Bernstein, comme chez tous ceux qui allaient par la suite défendre les thèses réformistes.

Le XXe siècle a démenti du tout au tout les analyses économiques de Bernstein. Loin de s’atténuer, les contradictions du système se sont exprimées comme jamais auparavant dans les guerres impérialistes, les crises économiques et les révolutions. Confrontée aux crises, la social-démocratie a toujours choisi de préserver le système en faisant payer la crise aux travailleurs. Après le déclenchement de la Première guerre mondiale, les principaux partis sociaux-démocrates ont ainsi appelé les travailleurs à s’unir avec leur bourgeoisie et à s’entretuer par millions pour défendre la Nation. Des politiques réformistes ont par la suite été menées dans de nombreux pays. Qu’elles aient proposé d’instaurer le socialisme par la voie parlementaire ou plus généralement une gestion plus "efficace" du système qui satisfasse à la fois les intérêts des travailleurs et ceux du capital, ces politiques ont toutes mené à l’impasse. Un an après la victoire du Front populaire, Léon Blum a décrété la « pause », revenant sur les acquis de la grève de juin 36. Arrivé au pouvoir, alors que la crise des années 1970 développait un chômage massif, Mitterrand a choisi dès 1982 le tournant de la rigueur. Aujourd’hui, dans toute l’Europe, la social-démocratie défend les contre réformes libérales sur les retraites, la sécurité sociale, les allocations chômage...

L’emprise du réformisme : un produit des contradictions du système capitaliste

Les idées de Bernstein ont été durement critiquées à l’époque par de nombreux dirigeants marxistes parmi lesquels Kautsky, Rosa Luxemburg, ou Lénine. Pourtant la vision réformiste allait devenir prépondérante au sein de la social-démocratie dans la plupart des pays européens. L’importance croissante du réformisme au sein de la social-démocratie ne peut pas s’expliquer par la seule influence de quelques dirigeants révisionnistes comme Bernstein.

Pour partie, ses idées ne faisaient que refléter des évolutions profondes au sein de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier. Dopé par les conquêtes coloniales, le capitalisme connaissait à la fin du XIXe siècle une forte croissance économique. Pour la classe ouvrière cela se traduisait par une plus grande stabilité économique et des hausses de salaire modérées. Les gains réalisés par la classe dominante permettaient de satisfaire plus facilement les revendications des syndicats. Des législations sociales comme la limitation de la journée de travail et le repos hebdomadaire allaient être promulguées en France au début du XXe siècle. Cela accroissait la légitimité des syndicats et de la social-démocratie mais en même temps renforçait l’idée que l’on pouvait obtenir toujours plus de concessions du système par le biais de réformes. Pour les militants eux-mêmes, qui étaient toujours plus nombreux à s’impliquer dans les organisations liées à la social-démocratie, l’activité politique était à mille lieues de la lutte révolutionnaire pour la prise du pouvoir.

La classe dirigeante quant à elle voyait un grand intérêt à développer l’idée que la négociation était préférable à la lutte spontanée des travailleurs, de même que la joute parlementaire était préférable à l’émeute politique. Elle trouvait un point d’appui dans la bureaucratie syndicale émergente et les élus locaux et nationaux des partis sociaux-démocrates. Cette bureaucratie, en partie détachée de la précarité du salariat, jouait le rôle de tampon entre la classe dominante et la classe ouvrière et avait fondamentalement intérêt à défendre l’idée d’un compromis entre les classes.

On ne peut cependant pas expliquer l’influence du réformisme au sein de la classe ouvrière uniquement par l’existence de la bureaucratie. La raison première de cette emprise est la capacité à améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière. Cette possibilité n’existe vraiment que dans des périodes de prospérité économique du capitalisme. Pourtant, le réformisme a gardé une forte influence y compris dans des périodes de crise où la possibilité de réformes était assez limitée. Nous avons donc besoin de comprendre le mécanisme d’adhésion des masses au réformisme. Lénine explique dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme que le réformisme s’est développé sur la base du surprofit issu de l’impérialisme. Ce surprofit aurait permis à la bourgeoisie d’acheter une section de la classe ouvrière qu’il définit comme une aristocratie ouvrière. Or, l’histoire du XXe siècle nous montre que c’est faux. Deux questions se posent : tout d’abord quelle est cette fraction de la classe qui peut être définie comme aristocratie ouvrière et qui serait l’allié objectif de la bourgeoisie ? Ensuite quels sont les mécanismes qui permettraient à la bourgeoisie de faire bénéficier une petite partie de la classe ouvrière de ce surprofit ?

Si une aristocratie ouvrière existait, elle serait constituée d’une fraction de la classe qui a des conditions de travail plutôt meilleures que la plupart des salariés. Prenons quelques exemples. Au début du XXe siècle, les syndicats étaient constitués essentiellement d’ouvriers qualifiés. C’était aussi la fraction de la classe ouvrière la plus combative. C’est pourtant la seule qui pourrait être assimilée à une aristocratie ouvrière. De nos jours, les cheminots puis les enseignants ont été successivement les fers de lance du mouvement de lutte contre les attaques du gouvernement. On peut difficilement les considérer comme des alliés de la bourgeoisie.

En ce qui concerne la distribution du surprofit, s’il est sûr que l’impérialisme amène, au moins dans un premier temps, une prospérité économique, générant une amélioration globale des conditions de vie par l’élargissement du marché pour les produits issus des pays impérialistes, ces améliorations concernent l’ensemble de la classe et non une minorité. En effet, l’augmentation de la production a pour conséquence le plein emploi et donc l’augmentation des salaires et l’amélioration des conditions de travail. Mais il n’existe pas de mécanisme qui permette à la bourgeoisie d’attribuer une partie de ce surprofit à une fraction de la classe ouvrière seulement.

L’analyse économique est insuffisante pour expliquer l’adhésion des masses au réformisme. Il y a également une base idéologique à cet attachement. Marx disait que l’émancipation des travailleurs serait l’œuvre des travailleurs eux-mêmes mais aussi que l’idéologie dominante est celle de la classe dominante. Il y a une contradiction entre ces deux propositions. C’est dans le capitalisme lui-même qu’il faut trouver la base de cette contradiction. Le capitalisme met les travailleurs en concurrence mais les oblige à collaborer pour pouvoir assurer la production. Cette contradiction se retrouve aussi dans la conscience de chaque travailleur. Chaque travailleur accepte le système tel qu’il est et est en même temps amené à le combattre ne serait-ce que pour défendre ses conditions de travail. La plupart des travailleurs ont l’espoir d’une amélioration de leurs conditions de vie et n’ont pas assez confiance en leurs propres capacités à changer les choses. Ils comptent donc sur des « experts », sur les élections, … pour prendre les mesures nécessaires. Selon la situation, période de montée des luttes ou de reflux, c’est un aspect ou l’autre qui domine. Mais à tout moment, il y a cette double conscience. C’est la base de l’attachement des travailleurs à ces organisations réformistes qui expriment les espoirs d’amélioration du système, qu’elles soient en capacité ou non de délivrer des réformes. Pendant les luttes, les travailleurs peuvent faire l’apprentissage de l’auto-organisation. Ils peuvent alors tester leur capacité à organiser la société par eux-mêmes. Pourtant, en dehors des périodes révolutionnaires, seule une minorité arrive à se détacher du réformisme.

L’influence du réformisme selon les périodes

L’ancrage du réformisme au sein de la classe ouvrière a varié en fonction des différentes périodes du XXe siècle. Après la révolution de 1917, la plupart des militants de la classe ouvrière organisée a quitté la SFIO pour fonder le Parti communiste. Mais l’épuisement de la période révolutionnaire a permis au réformisme de se renouveler. Deux phénomènes y ont contribué.

En premier lieu, le boom des trente glorieuses a ravivé les bases économiques du réformisme. Même si les cadences de travail étaient importantes, les conditions de travail s’amélioraient : le chômage était quasiment inexistant, la consommation de masse se développait et surtout un système de protection sociale se mettait en place. Les conditions de vie de ceux qui sont arrivés à l’âge adulte dans les années 1960 étaient nettement meilleures que celles de leurs parents. Avec la massification de l’éducation ils étaient en outre persuadés que les conditions de vie de leurs enfants seraient encore meilleures. Tout cela contribuait à convaincre la majorité de la classe ouvrière qu’un progrès permanent était possible.

Ce boom a également permis au réformisme de renouveler son idéologie et ses cadres. La compétition entre les deux blocs, en particulier par l’intermédiaire des dépenses d’armement qui étaient à l’origine du boom, a nécessité l’extension du contrôle de l’Etat sur certains secteurs stratégiques de l’économie. Une telle politique interventionniste, un keynésianisme de gauche, prétendument en faveur des intérêts des travailleurs, formait la nouvelle idéologie réformiste. Elle permettait à la fois de se débarrasser des dernières références marxistes et de se distinguer du stalinisme. Dans le même temps, les organismes de gestion paritaire, qui se mettaient en place pour gérer la protection sociale, développaient au sein des organisations ouvrières les couches bureaucratiques incarnant l’idée réformiste d’une collaboration de classe.

En second lieu, le réformisme est continuellement ressourcé par la lutte de classe elle-même. S’il s’appuie sur la passivité de la classe ouvrière, cela ne signifie pas que, lorsque les travailleurs se remettent massivement à lutter, ils abandonnent spontanément leurs illusions réformistes, au profit d’une conscience révolutionnaire. Si c’est effectivement le cas pour une minorité, la majorité des travailleurs qui se radicalisent se tourne plutôt, au moins pour une période transitoire, vers les organisations réformistes qui sont capables de développer des discours voire des courants plus radicaux.

De nombreuses périodes dans le siècle passé mettent en évidence ce processus en France. Les luttes qui se développent à partir de 1934 se traduisent par un afflux de militants au Parti communiste, mais aussi à la SFIO, alimentant en son sein un courant radical « la gauche révolutionnaire » autour de Marceau Pivert. La période de radicalisation qui suit mai 68 permet à la SFIO, discréditée par ses multiples participations gouvernementales de l’après guerre, de se régénérer sous la forme du Parti socialiste : les années 1970 ont vu croître les organisations révolutionnaires, mais c’est vers le parti socialiste que la grande majorité de ceux qui ont lutté en 68 s’est tournée alors que la crise se développait et que les luttes refluaient. Sans porter le même type d’illusion, il ne fait aucun doute que ce sont les grandes luttes de décembre 1995 qui ont alimenté la victoire de Jospin en 1997.

La crise actuelle du réformisme et la lutte pour la construction d’une alternative anticapitaliste

La crise dans laquelle est entré le capitalisme depuis plus de trente ans a provoqué en retour une crise sur le long terme du projet réformiste. Le système n’offrant plus de marge de manœuvre, le réformisme n’a plus de réformes à proposer.

Face à la mondialisation et au pouvoir des multinationales, l’Etat-Nation comme moyen de régulation économique apparaît de moins en moins crédible, de l’aveu même des dirigeants réformistes comme Jospin. L’Europe puissance que la plupart des réformistes proposent comme alternative paraît aux yeux du plus grand nombre comme complètement antidémocratique. Le keynésianisme de gauche inopérant a ainsi laissé la place à un social-libéralisme qui se distingue peu des politiques de droite.
Déçues et démoralisées par les expériences de la gauche au pouvoir et par l’absence de projet enthousiasmant, de nombreuses couches de la population ont montré une défiance grandissante lors des scrutins électoraux. Cela n’enterre pas pour autant l’influence des idées et des partis réformistes à une échelle de masse.

Le mouvement anticapitaliste qui s’est développé depuis Seattle et qui s’est renforcé d’un mouvement sans précédent contre la guerre suscite de nombreux espoirs. Sa radicalité, sa capacité à entraîner de nombreuses couches de la population permet d’envisager la construction d’une alternative anticapitaliste, passerelle vers le développement d’un mouvement révolutionnaire conséquent. Mais ce mouvement suscite également l’intérêt des organisations réformistes qui y voient un potentiel pour se régénérer. Le PS a participé aux différents forums internationaux altermondialistes, certains de ses courants tentent de tisser des liens étroits avec des organisations du mouvement comme Attac. Certains au sein de cette organisation tentent même de refonder un réformisme antilibéral qui puisse nourrir la gauche réformiste.

La construction d’une alternative anticapitaliste ne se fera pas sur un terrain vierge, déserté par les courants réformistes mais au contraire en concurrence avec eux tant aux points de vue idéologique qu’organisationnel.


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