Construire une force anticapitaliste

par Ambre Bragard, Cédric Piktoroff

5 septembre 2009

À la chute de l’URSS, les défenseurs du capitalisme s’empressèrent de combler le vide idéologique en présentant le système comme horizon indépassable. En France, la montée des luttes depuis le millieu des années 1990 a prouvé le contraire en permettant le développement d’une conscience anti-libérale au sein de larges couches de travailleurs.

Un espace politique s’est ainsi ouvert à gauche des principaux appareils réformistes traditionnels devant leur incapacité à présenter une alternative au néo-libéralisme. Partant de ce constat, il y aurait un grand danger à croire que la rupture avec certaines directions réformistes signifierait la mort du réformisme. Le réformisme est un phénomène qui traduit la manière dont une société, exploitant les membres d’une classe qui ont grandi en son sein, leur fournit également un cadre d’expression dominant à leurs désirs de changement.

On a pu observer récemment que malgré le discrédit des gouvernements réformistes devant leur incapacité à concéder des réformes aux travailleurs (pour le PS, cela se traduit par les 17 % aux élections de 2002), ils ont pu à nouveau bénéficier du soutien électoral de ces derniers, comme en témoignent la hausse du score du PS aux deux dernières échéances électorales ou la victoire du PSOE contre Aznar en Espagne.
Pourtant, avec le programme ‘d’urgence sociale’ présenté aux présidentielles de 2002, les deux candidats révolutionnaires avaient obtenu plus de 10 % des suffrages, soit 3 millions de personnes. Selon une enquête d’un sociologue interviewé dans Critique communiste paru en été 2004, la plupart des votants pour les listes LO-LCR manifestèrent un désir de réformes radicales, mais seule une minorité (14 % de l’électorat total, soit 400 000 personnes) affirmerait s’identifier aux idées révolutionnaires. Ainsi, s’il y a bel et bien un espace politique qui s’est ouvert à gauche des vieilles directions réformistes, dû au phénomène de polarisation politique produit par les luttes, il y aurait dans un premier temps deux approches sur la manière de combler cet espace.

La première consisterait à croire que la masse des gens qui se radicalisent passerait directement de l’influence d’une direction réformiste à celle d’une direction révolutionnaire, dès lors que les représentants des appareils réformistes auraient prouvé leur inaptitude à défendre les intérêts des travailleurs. Dans cette optique, il suffirait aux révolutionnaires de proposer la perspective de la révolution pour que les travailleurs viennent mécaniquement grossir leurs rangs. Dans la pratique, cela peut conduire d’une part au substitutisme, en pensant que le développement des luttes reposerait seulement sur la capacité des révolutionnaires à les impulser, et d’autre part à se retrouver à la traîne des mouvements en tenant un discours abstrait sur la révolution sans voir quels sont les arguments dont chaque mouvement a besoin pour avancer. Mais cette attitude consiste à nier le processus de développement du niveau de conscience de la majorité des travailleurs, notamment le fait que la conscience réformiste peut prendre de multiples formes à gauche des partis traditionnels.

La seconde approche sur la manière de cristalliser la conscience anti-libérale consisterait à construire une nouvelle force politique de gauche radicale défendant les intérêts des travailleurs et en rupture avec le néo-libéralisme. Mais là encore, il y a plusieurs conceptions politiques sur la manière d’envisager la construction de cette nouvelle force.
L’une de ces conceptions préconiserait de combler l’espace politique vacant au moyen de l’organisation révolutionnaire, soit d’opérer une transformation programmatique de l’organisation pour lui permettre de rassembler plus largement. Qu’elle traduise une conception du rassemblement principalement par en haut, par la seule convergence de différentes forces politiques sur des bases très larges, ou une conception plus radicale mais plus restreinte, comme l’appellation d’organisation ‘anticapitaliste révolutionnaire’, elle n’en contient pas moins une lacune théorique fondamentale : la négation de la nécessité d’une organisation marxiste révolutionnaire défendant clairement la perspective du socialisme. Car en effet, si elle veut pouvoir rassembler largement, une telle force impliquerait nécessairement de laisser ouverte la question de ‘réforme ou révolution’. Or, une force politique aussi large sur ses objectifs rallierait inévitablement un ensemble de gens ayant des objectifs divers.

Pourtant, une organisation regroupant seulement les militants conscients de la centralité de la classe ouvrière dans le processus de transformation révolutionnaire de la société et combattant pour son unité est nécessaire. Tout en prenant part aux luttes, ses membres doivent pouvoir s’organiser séparément afin de partager leurs expériences et parvenir à l’élaboration d’une analyse commune sur la manière de relier les différentes luttes entre elles et à la lutte globale contre le système. Parallèlement, ils doivent chercher à étendre cette analyse à d’autres au moyen de réunions et de meetings, d’une diffusion systématique du journal, etc. C’est de cette manière qu’ils peuvent pousser les individus les plus combatifs, ceux qui cherchent à développer une lutte le plus possible et qui voient les liens avec les autres fronts de luttes, à s’y investir en prenant part à la lutte globale contre le système, autrement dit à construire une organisation révolutionnaire. C’est dans une période de montée des luttes et de forte polarisation politique qu’une organisation de ce type peut réellement se massifier sans perdre son identité, car ce n’est que dans une intensification importante de la lutte de classe que le marxisme est en mesure de correspondre aux attentes d’un nombre croissant de travailleurs. Ainsi, la volonté de ‘massifier’ immédiatement l’organisation révolutionnaire en abaissant son programme au niveau de conscience d’une grande partie des masses conduirait à enlever à la classe ouvrière un outil dont elle a besoin pour se diriger vers la voie de son émancipation.

À l’inverse, une autre manière de concevoir la construction de cette nouvelle gauche serait que les révolutionnaires et une multitude d’autres prennent l’initiative de rassembler un grand nombre d’individus au sein d’une nouvelle force politique, comme il en existe déjà dans plusieurs pays d’Europe (Respect en Angleterre, le SSP en Ecosse, Rifondazione Communista en Italie ou le nouveau parti en Allemagne, chacun ayant ses particularités propres). Ce serait pour nous l’occasion de bâtir des ponts entre les idées réformistes et les idées révolutionnaires. Car il ne suffit pas de formuler de beaux discours pour que les travailleurs rompent avec une conception réformiste de la transformation sociale. Cette rupture ne peut se faire qu’en combinant une expérience de confrontation avec le système, la contradiction avec les idées dominantes qui en résulte et l’accès simultané aux idées révolutionnaires permettant de découvrir une façon radicalement différente de concevoir le monde.

C’est ce processus de rupture qu’incarne ‘l’anticapitalisme’ et dans lequel s’est engagé le mouvement né à Seattle en 1999. Le terme ‘anticapitaliste’ ne qualifie pas les bases politiques de telle ou telle composante participant au mouvement, mais prend en compte la dimension dialectique de l’ensemble impliqué dans une dynamique de confrontation au système qui le fait tendre vers la remise en cause globale de ce dernier. Ainsi, une force anticapitaliste aurait pour effet de cristalliser ce processus dans lequel sont impliquées différentes conceptions politiques. Le contenu de cette force ne devra pas être élaboré par une seule de ses composantes mais bien par tous ceux qui prendront part à sa construction en partant de la volonté de s’unir sur une base commune. C’est seulement de cette manière que pourront s’y côtoyer révolutionnaires, militants réformistes rompant avec les partis traditionnels, syndicalistes de base et bureaucrates, intellectuels de gauche, militants des luttes spécifiques et associatives (féministes, faucheurs d’OGM, anti-guerre, antiracistes, organisations musulmanes, etc.) et un très large nombre de gens encore inorganisés faute de structure adaptée : jeunes, issus de l’immigration, homosexuels… Il est important de souligner que la construction d’une telle force ne pourra se faire sans une participation active de la jeunesse dans laquelle elle trouvera un écho considérable en lui permettant de manifester son désir d’alternative.

Cela nous amène à la compréhension du débat sur ‘réforme ou révolution’ en terme de construction. Un ensemble d’individus va devoir travailler en commun pour tenter de donner une direction au mouvement, lequel se trouvera inévitablement confronté à de nouvelles questions auxquelles il devra répondre pour continuer sa progression. Car une nouvelle force politique constituerait objectivement une structure à mi-chemin entre les liens possibles avec les institutions et le mouvement.

A différentes étapes, certains pousseront à l’utilisation de moyens institutionnels tandis que d’autres voudront développer le mouvement par en bas, même si un grand nombre de gens aura encore une conception réformiste plus ou moins radicale du changement social. En développant avec les plus combatifs d’entre eux des stratégies pour que le mouvement se développe, s’élargisse et donne lieu à des confrontations, les révolutionnaires trouveront ainsi une audience pour leurs idées en prouvant en pratique l’aptitude du marxisme à répondre aux besoins des luttes d’aujourd’hui. Car pour rompre avec le réformisme, il est nécessaire que les individus qui vivent une expérience de confrontation avec le système et de remise en cause des idées dominantes puissent avoir accès au même moment aux idées révolutionnaires, c’est à dire que des militants révolutionnaires luttent à leurs côtés lors de ces confrontations.

Il est donc crucial que les révolutionnaires se lient à des milliers d’autres personnes dans une expérience de construction commune afin d’être en mesure de dégager et tenter de gagner les arguments dont a besoin le mouvement pour continuer d’avancer. De cette manière, la perspective du socialisme clairement revendiquée par ces militants pourra trouver un écho au sein de couches toujours plus larges de travailleurs auprès desquels la théorie marxiste pourra apparaître comme la mieux adaptée au besoin d’alternative.
Plus que pour toute autre raison, l’échec du mouvement de mai-juin 2003 est imputable à l’absence d’une direction politique influente capable de porter ses revendications et de formuler des stratégies pour organiser l’offensive des travailleurs contre un patronat qui forge son unité dans l’éclatement des forces organisées de la classe ouvrière. Attendre qu’un nouveau mouvement de cette ampleur se développe en pensant que la perspective d’une nouvelle force ne peut qu’émerger ’spontanément’ de la lutte serait une erreur qui aurait des conséquences désastreuses sur son issue. Les bases matérielles permettant la construction d’une telle force ne sont pas à chercher exclusivement dans les luttes immédiates mais dans l’intégralité du développement des luttes depuis 1995. Car c’est bien cette dynamique de luttes qui a permis d’opérer un processus de différenciation politique en entraînant le développement d’une conscience anti-libérale au sein de larges couches de travailleurs.

En définitive, si l’on veut que le prochain mai-juin 2003 soit une victoire, il nous faut prendre dès à présent l’initiative de rassembler le réseau des forces ’autonomes’ du ’mouvement social’ afin de doter le mouvement des outils dont il a besoin pour gagner. Pour cela, il est nécessaire que l’ensemble de l’organisation se saisisse du débat afin d’élaborer en commun les moyens concrets à mettre en œuvre vers la construction d’une force anticapitaliste.


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