France 2007

Le cycle ouvert en 1995 se poursuit

par Antoine Boulangé, Jim Wolfreys

25 septembre 2009

Avant les élections d’avril-mai, la situation française semblait se résumer à la crise et l’instabilité du système politique. Nous observions un potentiel puissant de mouvements de résistance au libéralisme qui, depuis 1995 ont remporté des victoires significatives, en particulier avec le TCE et le CPE. Les résultats électoraux semblent contredire cette analyse. Que cela signifie-t-il ?

Devons-nous tirer la conclusion d’un renouveau du système dominant et la fin des luttes qui ont marqué le paysage politique en France depuis 1995 ? Cela présage-t-il une « modernisation » de l’économie française selon le dogme néolibéral ? Cela signifie-t-il une reconfiguration de la droite et de la gauche, qui iraient dans le même sens, Sarkozy étant le clone de Bush et Royal celui de Blair ?

Au sein de la gauche radicale, certains expliquent l’échec de la candidature unitaire et la faiblesse des scores de la gauche du PS par la surestimation de la signification politique du vote Non de 2005. Par conséquent, nous aurions exagéré les opportunités qui s’ouvraient à nous [1]. D’autres expliquent ces résultats par une simple « droitisation » du champ politique et de la société [2]. Cet article entend montrer que la situation est plus contrastée et que ces élections ne mar quent pas une rupture fondamentale dans le cycle ouvert en 1995. Elles sont l’expression d’un processus profond de polarisation qui caractérise cette période. Dans un contexte de reconfiguration politique global, si l’UMP et Sarkozy ont été capables de prendre l’initiative et de gagner l’élection, c’est d’abord grâce à la crise et à la confusion générées par l’orientation sociale-libérale du PS. Cette élection a aussi confirmé que la gauche réellement indépendante du PS est capa ble de se faire entendre, elle doit donc se donner les moyens de peser sur les évolutions politiques à venir. Nous devons nous mettre au niveau des responsabilités que nous donnent les 1,5 million d’électeurs qui ont voté pour Besancenot, alors que nous ne sommes que 3 000 militants.

Une forte insertion dans l’économie mondiale

Il est récurrent d’entendre que la France doit se « moderniser », à droite mais aussi malheureusement à gauche. La France est « en retard », « décline »... [3] Il y aurait eu deux orientations : Sarkozy pour une « rupture » avec un système archaïque, et Royal défendant le maintien d’un système « protecteur ». En réalité, l’économie française n’est pas une exception qui aurait un système différent du reste de l’Europe, résistant au néolibéralisme, qu’il fau drait soit moderniser, soit défendre. Les vingt dernières années ont vu des privatisations massives dans les sec teurs publics, aussi bien sous les gouvernements de droite que de gauche, ouvrant largement le marché domestique à la concurrence internationale. La dépendance française vis-à-vis du capital étranger s’est accrue. Entre 1993 et 2003, le nombre de firmes possédées par des capitaux étrangers a triplé, avec maintenant un salarié sur sept qui est concerné, alors que le taux est de un sur dix en Grande Bretagne et en Allemagne [4]. Dans le même temps, les firmes françaises ont augmenté consi dérablement la part des profits qu’elles réalisent hors de France. Cette inser tion croissante du capitalisme français dans le marché mondial rend le sys tème économique plus sensible et lié à d’éventuelles crises dans d’autres par ties du monde. Pour résister, le capital français poursuit sa concentration et accentue la pression sur les salariés.

Cette phase de la mondialisation ne signifie pas une diminution des liens entre l’État et les capitaux qui s’internationaliseraient. Un certain nombre d’analyses à gauche réduisent le libéralisme à la casse de l’État social, hérité de la Libération, alors qu’en réalité l’État se renforce par d’autres aspects : pénal, répressif, militaire. Loin de disparaître, l’intervention de l’État dans l’économie reste importante, comme on l’avait vu en 2004. Sarkozy, ministre des Finances, était directement intervenu dans la recapitalisation d’Alstom, entreprise que Jospin voulait précédemment céder pour un euro. L’État reste un intervenant majeur de la compétition économique internationale comme pour la crise au sein de EADS - Airbus. Sarkozy intervient directement aux côtés de Lagardère et se retrouve face à l’État Allemand. Au niveau international, les contradictions et les tensions économiques internationales renforceront la pression dans les années à venir pour faire payer les travailleurs. Cette contrainte s’applique à tous les gouvernements, qu’ils soient dirigés par des travaillistes comme Blair, ou par Sarkozy.

La question pour la classe dominante n’est pas de savoir si la France peut s’adapter au marché mondial, mais comment mettre fin à la contestation profonde des réformes néolibérales, ce que souligne Philippe Marlière, collaborateur au Monde diplomatique :

Ces quinze dernières années, les travailleurs français ont bloqué avec succès les grandes attaques contre l’État social. C’est unique à l’Ouest. Cette singularité française fait enrager ceux qui veulent une orientation politique et idéologique néolibérale [5].

L’économie française a le plus faible taux de croissance moyen parmi les pays riches de l’OCDE sur les dix dernières années. Pourtant, sur la même période, les profits ont augmenté de 218 % pour les grandes entreprises et de 42 % pour les petites (92 milliards d’euros rien que pour le CAC 40 en 2006) [6]. Malgré le fait que presque la moitié des profits a été reversée aux actionnaires [7], la question de la productivité du travail est devenue une des questions centrales de la campagne. La réponse de Sarkozy a été de cibler les 35h, « travailler plus pour gagner plus », en exonérant les heures supplémentaires de charges sociales. Royal, au lieu de défendre le principe des 35h, a fait de la « réconciliation des salariés avec l’entreprise » un des pivots de sa campagne.

Le libéralisme veut regagner l’hégémonie

Un éditorial de la revue The Economist à l’automne 2006 résumait bien la situation en France du point de vue des intérêts des capitalistes :

Le gouvernement [...] a été paralysé par des manifestations de rue au printemps qui l’ont forcé à retirer une modeste réforme du marché du travail [...] La situation française : c’est la 6e économie du monde, un membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU et une puissance nucléaire déclarée. C’était un des pays fondateurs de l’Union européenne actuelle [...] C’est en partie grâce à la paralysie française que l’Union elle-même n’est pas certaine de sa direction [...] Il sera toujours difficile de réformer en franchissant l’obstacle des manifestations de rue [...] Mais au moins le gouvernement n’est pas entravé par les frottements et difficultés d’une politique de coalition qui embrouillent toute tentative de réforme en Italie et en Allemagne. La réelle question n’est pas si la France est réformable - la réponse est oui. Elle est de savoir s’il y a une madame Thatcher qui a le courage de s’en prendre aux intérêts corporatistes...

Sarkozy s’est lui-même posé en champion de la « rupture ». II veut mettre fin aux compromis et aux reculs que la droite a dû faire depuis 1995 : il veut «  mettre fin à l’héritage de Mai 68 » [8]. Malgré un traditionnel appel au rassemblement de tous le soir des élec tions et « l’ouverture » de son gouvernement, la présidence de Sarkozy va nourrir de nouvelles divisions et des confrontations sociales. Au niveau international, la politique étrangère va, malgré les prétentions d’indépendance, évoluer vers un rapprochement avec les USA.

Sarkozy représente une opportunité pour la classe dominante en France : il est un mélange de Bonaparte et de Thatcher. Sa victoire est un revers pour tous les mouvements de contestation du système néolibéral. Mais l’ampleur des mouvements de résistance en France réduit cependant sa marge de manœuvre. La méfiance contre l’en semble du système est profonde. Pour pouvoir briser toute résistance, la classe dirigeante a besoin de soutien. La crise du CPE a bien montré les divisions au sein de la classe dirigeante française. Sarkozy, qui était un des premiers à proposer la remise en cause du CDI, a vite appelé au retrait du CPE car il craignait une perte de contrôle de la situation sociale : «  S’il y avait une connexion entre les étudiants et les banlieues, tout serait possible, y compris une explosion généralisée et une fin de quinquennat épouvantable » (mars 2006). Sarkozy n’est pas si fort qu’il le prétend. Il veut attaquer les travailleurs mais en même temps doit user de démagogie. Il fait référence à Jaurès, Blum... Il louvoie fréquemment, comme lors du CPE, car il n’est pas sûr de l’emporter aussi facilement. Mettre en œuvre un tel projet implique pour la classe dirigeante de résoudre la crise politique. Pour cela, elle doit regagner également une hégé monie idéologique et un soutien beau coup plus large à sa politique.

L’impasse sociale-libérale

Royal a été prise dans la crise générale du système politique. Sa position était coincée dans une contradiction : elle voulait, avec la très grande majorité de la direction du PS, mettre en œuvre l’agenda néolibéral, dans le cadre de l’Union européenne, au nom de la « modernisation » de l’économie. Cependant, elle devait aussi gagner un soutien électoral large, alors que la majorité de son électorat reste signifi cativement plus à gauche que le PS. Cela déboucha sur une campagne inco hérente et faible du PS.

De telles incohérences ont ouvert un boulevard à Sarkozy qui a pu déclarer qu’il était le défenseur des travailleurs ! Royal n’était pas dans la situation de Blair qui a pu profiter de dix-huit ans dans l’opposition à Thatcher, et appa raître comme une alternative aux conservateurs, malgré son orientation social-libérale. Le PS français a eu le pouvoir quinze années sur les vingt-cinq dernières et il n’était pas automatique de gagner les voix de ceux qui ont l’expérience de ce que signifie le social-libéralisme au pouvoir. En termes de militants et d’adhérents, le PS français est un des partis les plus faibles en Europe. Sa présence au gouvernement y a fortement contribué. La défaite du PS risque d’amplifier et d’accélérer cette évolution vers la droite.

Il n’y a pas encore eu de défaite frontale

La classe dirigeante n’a pas réussi à infliger une défaite décisive au mouvement ouvrier en France, comme Thatcher face aux mineurs en 1984-85 ou Reagan face aux contrôleurs du ciel en 1982. Elle a cependant réussi à démanteler une bonne partie des systèmes sociaux, éducatif, de santé. Les différentes « réformes » libérales, les offensives successives de la classe dirigeante ont un effet cumulatif : la pau­périsation de couches significatives du salariat et le maintien d’un chômage de masse permanent. Cette offensive a mené à une atomisation et une fragmentation croissante de la classe ouvrière. Cela se traduit par un processus de désaffiliation des organisations politiques et syndicales, ouvrant un espace pour que le racisme gagne du terrain chez les travailleurs les plus isolés [9]. Royal a été incapable de s’opposer à Sarkozy sur ce terrain, puisque sa réponse aux provocations racistes de Sarkozy fut de se poser en défenseur de la patrie, avec le drapeau bleu-blanc-rouge et la Marseillaise.

Le déclin des organisations de masse traditionnelles du mouvement ouvrier (PCF et syndicats) contribue à ce processus et limite les capacités de réaction de la classe ouvrière. Ainsi, malgré une remontée des luttes, le total du nombre de journées de grève reste inférieur à celui de la période 1975-1985. Depuis les grèves de 1986, de nouvelles formes de luttes ont émergé, reposant sur l’activité à la base, et s’organisant à travers des comités de grèves ou des coordinations. Cela a permis une croissance rapide, spontanée de mouvements. Ces structures de lutte gardent une faiblesse fondamentale : elles sont relativement éphémères et n’ont pas réussi à compenser la capacité d’organisation permanente et interprofessionnelle que peuvent procurer des syndicats puissants et unis.

Alors que les organisations de masse de la classe ouvrière sont affaiblies, la classe ouvrière elle-même est en transformation et traverse un processus de régénération. Numériquement, elle s’est encore élargie depuis les années 1970. La plupart des études sérieuses en France invalident totalement la thèse de la fin de ta classe ouvrière, au contraire, elle dépasse les 85 % sur une population active de plus de 25 millions de personnes [10]. De nouveaux secteurs ont adopté des formes de lutte radicales, totalement nouvelles pour eux comme chez les enseignants, les employés des services (Mac Do, Carrefour...), travailleurs sans-papiers, salariés précaires ou stagiaires... Ainsi, il y a une croissance significative de la participation aux manifestations de rue. La grève de six semaines à PSA-Aulnay est un bon exemple. Cette nouvelle classe ouvrière cherche à se restructurer, à s’organiser comme en témoigne cette étude du ministère de l’Emploi publiée le 27 mars 2007 : «  le nombre de structures syndicales aurait tendance à croître dans les entreprises de 20 salariés et plus, même si les effectifs des syndiqués restent faibles, malgré l’opinion positive portée sur les syndicats. »

La situation actuelle voit donc la coexistence du poids du passé, notamment les défaites subies dans les années 1980 et leurs effets en termes d’organisation de la classe ouvrière, et l’émergence d’un processus de recomposition et de régénération de celle-ci. Mais jusqu’à présent, les courants et organisations politiques à la gauche du PS n’ont pas été capables de construire un « espace » politique large et ouvert à tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans le social-libéralisme et le PS.

Possibilité et nécessité d’une alternative politique à la gauche du PS

La question principale, dans la situation actuelle, est la déconnexion entre le champ social et le champ politique. Il y a un puissant courant anticapitaliste en France. Non seulement, des millions de personnes sont descendues dans les rues ces dernières années, mais des réseaux d’activistes se sont mis en place à travers tout le territoire. Les vagues successives de lutte ont nourri ces réseaux, qui préexistaient à 1995. Avec l’Italie, la France est le pays qui a vu le mouvement anticapitaliste se développer le plus largement à la fin des années 1990, grâce à ce qui avait commencé à être accumulé précédemment.

À la fin des années 1990, une première réponse au tremblement de terre social de décembre 1995 émergea. Différents représentants de mouvements de base, des syndicalistes et des intellectuels, dont Bourdieu, publièrent un appel à « l’autonomie du mouvement social », par rapport aux partis politiques. Il s’agissait de rompre avec la politique social-libérale (au gouvernement de 1997 à 2002) et d’éviter la récupération des mouvements par un parti comme le PCF qui était alors dans le gouvernement de gauche plurielle. Mais cette division revient à laisser la politique sur le seul terrain institutionnel et réformiste, or il manque justement depuis ces dernières années un mouvement politique organisant significativement les travailleurs et tous ceux qui luttent radicalement. Après les élections de 2002 et la défaite des grèves de 2003 sur les retraites, c’était la question posée au Larzac, où 300 000 personnes convergèrent à l’été 2003 : comment dépasser le hiatus entre le mouvement social et son expression politique ?

À cette étape, la gauche révolutionnaire fut incapable d’y répondre en substituant des proclamations incantatoires sur la nécessité d’une « authentique force anticapitaliste » (appel à une « nouvelle force » issu du congrès de 2002 de la LCR) à la nécessité d’un véritable engagement politique au sein du mouvement. La campagne contre le traité constitutionnel offrit une opportunité pour sortir de cette dichotomie. Les forces politiques - PCF, LCR, PRS - jouèrent un rôle moteur dans le mouvement du Non, lui fournissant des moyens, des arguments et un noyau d’activistes. Ceci s’ajouta au travail de tous les réseaux de base, les associations qui avaient émergé dans les mouvements sociaux comme Attac et de nombreuses personnes non-organisées. L’importance des partis politiques pour le mouvement devenait largement acceptée.

Il faut souligner les leçons importantes de la campagne du Non de gauche. La clé du succès, qui contient des éléments potentiellement contradictoires, était la rupture de larges secteurs de la gauche avec le social-libéralisme et l’aspiration à l’unité. La nécessité de l’unité s’est profondément imprimée dans la conscience de tous ceux qui ont participé aux luttes de la dernière décennie, le fameux « tous ensemble », et pour la première fois, cette unité politique devenait tangible avec les tribunes rassemblant les trois B, des syndicalistes, des altermondialistes.

La trajectoire du mouvement et les partis politiques

La dynamique et l’enthousiasme de cette victoire signifiaient que les collectifs unitaires qui s’étaient construits allaient se maintenir, rester actifs débattant des moyens pour traduire ce qui s’était construit en une forme d’organisation plus durable. C’est un nouvel exemple de la recherche par le mouvement de solutions pour faire émerger un outil politique, indépendamment des partis eux-mêmes. Dès la victoire, des problèmes firent surface. La LCR déclara que les collectifs devaient se cantonner au terrain des luttes car les débats sur des perspectives politiques allaient diviser les collectifs. Cette position convenait également au PCF qui, après le 29 mai 2005, voulait se préserver la possibilité d’alliance électorales avec le PS, car son appareil et ses 10 000 élus reposent sur son soutien.

Pourtant, la dynamique impulsée par la campagne du Non de gauche ne s’est pas éteinte, illustrant une fois de plus les attentes politiques importantes de nombreux activistes. Des milliers de militants, membres ou non d’un parti, voulaient continuer mais hésitaient sur la signification et le potentiel des collectifs. Face à un certain attentisme, la perspective de, candidatures unitaire devint centrale au printemps 2006. La tentative de désignation d’une candidature unitaire de la gauche antilibérale était un processus qui, pour la première fois depuis 10 ans, offrait la possibilité de faire émerger une alternative politique contestant la domination réformiste, qu’elle soit socialiste ou communiste sur les mouvements sociaux. Ce mouvement permettait, à une échelle que l’on n’avait pas vu depuis les années 1970, de débattre et de remettre en cause la gestion réformiste du capitalisme. De septembre à décembre 2006 entre 20 000 et 30 000 personnes participèrent aux débats des collectifs antilibéraux.

Le CPE fut une étape importante : ce fut une victoire exemplaire. Elle a nourri le processus de politisation des collectifs contre le TCE. Mais elle n’a pas résolu cette dissociation entre lutte sociale et mouvement politique. Les collectifs antilibéraux étaient quasiment absents des universités et sauf exception, il n’y a pas eu de liens créés entre les deux mouvements après le CPE. Il n’y a pas eu d’efforts du PCF ou du collectif national (CIUN) pour pousser dans ce sens, mais pas plus de la part de la LCR, alors que les collectifs affichaient leur volonté de soutenir les jeunes. Cela a favorisé la déconnexion dans les collectifs entre des perspectives sur le terrain électoral et une intervention sur le terrain des luttes sociales.

Après l’appel de mai 2006, 450 collectifs se sont mis en place, regroupant la grande majorité des forces militantes qui ont joué un rôle déterminant lors de la victoire contre le TCE le 29 mai 2005. C’est à ce moment là que la crise commença à se développer au sein de la LCR, qui adopta une position très ambiguë lors de sa conférence nationale de juin 2006, présentant son candidat, Olivier Besancenot, mais disant qu’elle le retirerait si une candidature unitaire acceptable émergeait des collectifs. Cette décision se traduisit par un désengagement de la LCR comme acteur actif du processus à tous les niveaux, malgré les efforts de centaines de militants de la LCR (de la plateforme « unitaire » mais également un certain nombre de militants « majoritaires »). La relation dialectique exigée entre le regroupement de la gauche radicale derrière un seul candidat qui articulerait les demandes qui ont émergé de 10 ans de luttes sociales et le rôle politique indépendant d’une gauche révolutionnaire au sein de ce processus n’a jamais été mise en œuvre par la LCR, qui s’est progressivement embourbée et fragmentée. L’unité qui avait façonnée les collectifs était moquée en novembre 2007 par Besancenot qui dénigrait une simple « façade » [11].

Il n’y a pas eu de candidature unitaire, à partir du moment où la majorité de la LCR refusait toute possibilité d’aboutir, permettant au PC de tenter de manœuvrer les collectifs pour imposer la candidature de Buffet. Quel que soit le degré de bonne ou mauvaise foi des dirigeants du PCF, la stratégie du PCF marquait un tournant significatif. Ayant participé au gouvernement Jospin entre 1997 et 2002, il se plaçait maintenant, au moins en paroles, sur le terrain explicite de la gauche qui s’oppose au social libéralisme puisqu’il voulait que sa candidate soit adoubée par ce mouvement. Mais au lieu de prendre la tête de l’opposition dans les collectifs de ceux qui ne se voulaient pas comptable du bilan de la gauche plurielle (qu’incarnait Buffet), la LCR s’est contentée d’appels dénonçant le PCF et pariant sur l’échec du processus. Elle ne s’est pas donnée les moyens d’engager un réel dialogue avec les milliers de militants des collectifs, et notamment des milliers de militants communistes, qui voulaient sincèrement construire une alternative au social-libéralisme. Une fois que la possibilité d’une candidature unitaire échoua en décembre 2006, Bové se déclara candidat, sou tenu par une partie des militants des collectifs qui pensaient qu’on pouvait trouver un raccourci face à l’échec d’une réelle unité. Ce processus déboucha donc sur une fragmentation électorale. Mais contrairement à ce que défend une partie de la LCR, ce processus n’était pas inéluctable. Les éléments subjectifs, c’est-à-dire les partis politiques, ont eu un impact sur la situation politique.

En l’absence d’alternative à la hau teur des possibilités, la campagne de Besancenot a permis de rassembler et exprimer un certain nombre d’aspira tions du mouvement. Elle a montré la perte de crédibilité du double discours du PCF, qui prétend construire une gauche de combat, tout en nouant des alliances avec le PS. Au contraire, l’in dépendance revendiquée vis-à-vis du PS a été une des raisons de la progres­sion de la LCR ce qui montre que des secteurs larges (1,5 million d’électeurs) sont à la recherche d’une véritable alter native. Mais la raison de ce succès réside également dans le profil unitaire que Besancenot à pris vis-à-vis du « grand public », contrairement à Laguiller. Depuis 2002, il est devenu un des porte-parole du Non, se reven dique de l’altermondialisme ; il a réussi également à donner la parole aux ban lieues et incarner un prolongement politique à la révolte de novembre 2005 contre Sarkozy. Même si le sentiment des militants qui ont participé aux col lectifs peut être différent, il est impor tant de comprendre qu’à une échelle large, la LCR a réussi à apparaître comme une force unitaire. La Ligue devra en tenir compte pour prolonger ce succès. En effet, même si près d’un jeune sur 10 a soutenu la campagne dynamique de la LCR, cela s’est fait par défaut. La concurrence au sein de la gauche antilibérale l’a globalement affaiblie, nombre de militants des mou vements sociaux sont restés « orphelins » d’un débouché politique en 2007. L’unité de la gauche antilibérale n’aurait pas été la simple somme des candida tures Besancenot et Bové, l’enjeu est que l’unité puisse offrir une dynamique supérieure. Ce bilan est crucial car même si la gauche radicale a encore rassemblé des suffrages significatifs, elle a une capacité militante et d’inter vention au sein des mouvements de masse beaucoup plus réduite.

Conclusion

La gauche radicale européenne est dans une période de changement. Certains choix pourront s’avérer déterminants pour l’évolution des luttes dans les années à venir. Comme l’indique Bensaïd, en Italie, l’échec des mouve ments sociaux dans leur tentative de défense de la protection sanitaire et sociale a mené un certain nombre d’ac tivistes à se tourner vers des perspec tives et des solutions électorales. Le résultat est que Refondation Commu niste a réussi à gagner le soutien des mouvements sociaux (pas tous) à la politique du gouvernement social-libé ral de Prodi [12]. En France, la victoire contre le CPE en 2006 aurait vraiment pu contribuer à développer l’espoir qu’une alternative politique émerge aux élections de 2007. Mais l’articula tion entre les luttes et les collectifs anti libéraux n’a pas été directe. C’est à ce moment-là (printemps 2006) que la non-participation réelle, massive, mili tante de toute la LCR dans le processus a pesé et permis au PCF d’avoir une influence importante dans les collectifs, alors qu’à la base, il était évident que la majorité des militants des collectifs partageaient l’orientation de la LCR sur la nécessaire indépendance vis-à-vis du PS.

L’échec du processus mène un certain nombre de militants à en conclure que les organisations politiques ont été un obstacle, mettant la LCR et le PCF sur un pied d’égalité. C’est une erreur, on ne peut comparer le rôle de construction que joue la LCR depuis dix ans dans les luttes sociales et celui du PCF qui est intégré profondément dans les institutions qui marquent son histoire faite de compromissions et de trahisons depuis 70 ans. Avant tout, c’est le combat contre le libéralisme qui est le moteur de l’aspiration à l’unité, et non les décisions prises par les directions des organisations politiques de la gauche radicale. Cela signifie que, malgré les erreurs de la LCR pour aboutir à une candidature unitaire indépendante du PS (c’était objectivement possible, si toute la LCR avait mené le combat), la possibilité et la nécessité d’une alternative unitaire à la gauche de gestion du capitalisme vont rester à l’ordre du jour, mais pas indéfiniment.

Quelle sera l’issue du processus ? Cela dépend en partie de la capacité des organisations de la gauche radicale et de la LCR en particulier à s’adapter et changer. Pierre Rousset souligne les problèmes posés : « La capacité d’in tervention d’une organisation dépend (entre autre) de son état « interne », tous les cadres syndicaux vous le confirmeront. On peut prendre des risques très importants quand son organisation est solide, car on pourra se replier en bon ordre si on échoue. Mais la LCR est divisée entre majorité et minorité - et au sein de chaque plateforme. Elle est fragilisée. Dans ces conditions les prises de risques sont plus dangereuses » [13].

Les débats au sein de la LCR à propos des tactiques électorales ont mis à jour des débats stratégiques, de fond, entre les plates-formes, mais aussi en leur sein. L’issue du processus, que la LCR réussisse ou pas à regrouper beaucoup plus largement, dépend donc des débats stratégiques qui ont commencé à s’ouvrir depuis un an, et des bilans de fond de l’expérience de la campagne 2007. Nous n’en sommes qu’aux pre­miers stades de la recomposition du paysage politique en France, et du mouvement ouvrier en particulier, qui va devoir se réorganiser face à des attaques de plus en plus brutales de la part de Sarkozy et de la classe dominante. Si sa démagogie autoritariste a pu prendre, c’est avant tout en raison de la faillite de la gauche qui a été incapable de capitaliser la colère contre la droite qui était au pouvoir depuis 2002. Sur tou­tes les questions sociales, la gauche n’est pas apparue différente, au contraire, se rapprochant de Bayrou en fin de campagne. Une des raisons du succès de Sarkozy est qu’un certain nombre de personnes ne veut plus du statu quo, de demi-mesures pour répondre à la crise globale du système. Cela ne signifie pas une adhésion populaire à son programme néolibéral.

Les débats au sein du PS ces dernières semaines montrent que les évolutions politiques s’accélèrent à certains moments. Aujourd’hui, on n’assiste pas à la «  droitisation de la société » mais à une accélération de celle du PS et sa totale social-libéralisation. Plusieurs millions d’électeurs ont pu croire que Bayrou constituait une meilleure alternative à Sarkozy que Royal, certains (au PS en particulier) veulent propager l’illusion qu’il constituerait une voie entre la gauche et la droite.

Dans ce contexte, la gauche radicale jouera un rôle déterminant sur les regroupements à venir. Une alternative au libéralisme ne va pas émerger du simple déclin irréversible du PCF et de la droitisation du PS. Le regroupement implique donc un combat politique contre ces orientations mais il ne peut être propagandiste, abstrait. La possibilité d’une alternative politique radicale dépend des initiatives concrètes prises par les forces politiques. Depuis plus de quinze ans la LCR appelle à la formation d’une nouvelle force anticapitaliste, pourtant, les grèves de 1995, la mobilisation de 2002, la recherche d’une candidature unitaire issue du Non de gauche... n’ont pas permis sa concrétisation. Sans un engagement pratique dans les processus de regroupement, toutes les déclarations de la LCR ne permettront pas un saut quantitatif et qualitatif. C’est une erreur de différencier très artificiellement antilibéralisme et anticapitalisme.

Il ne s’agit pas simplement de recruter plusieurs milliers de personnes sur un profil radical, anticapitaliste. Bien évidemment, il faut gagner tous ceux qui veulent rejoindre la LCR grâce à la campagne de Besancenot, mais également les former pour réellement élargir le noyau des militants convaincus d’une stratégie révolutionnaire. Mais notre ambition ne peut s’arrêter là. L’enjeu est de construire une direction politique pour les mouvements sociaux, regrouper les dizaines de milliers de personnes, militants politiques, syndicalistes, associatifs qui concrètement rejettent l’orientation social-libérale du PS, de faire émerger un parti des luttes. Lors de la campagne électorale, la LCR a montré de manière très efficace sa capacité à toucher et influer largement. Elle ne doit pas maintenant sous-estimer sa capacité à jouer un rôle décisif pour reprendre des initiatives unitaires. Sans la LCR, rien ne pourra aboutir, et la LCR peut, si elle s’en donne les moyens, influer largement hors de ses rangs.

En fait, on voit clairement le potentiel, pour un petit parti révolutionnaire, la LCR, de jouer un rôle central dans la régénération politique, au moment où le mouvement ouvrier organisé est en crise profonde. Les luttes initiées en 1995 ne suffiront pas, le dynamisme et la créativité du mouvement ne suffisent pas pour faire émerger une force politique. En l’absence de force et de projet politique plus cohérent, cette colère contre le système s’exprime par la rage et la frustration, comme on fa vu lors des émeutes de novembre-décembre 2005. Les mouvements de résistance, la colère ne vont pas disparaître avec l’arrivée de Sarkozy, mais les enjeux s’élèvent. Il devient crucial de contribuer à faire émerger un outil politique capable de rassembler tous ceux qui luttent, car malgré leur force, la division entre mouvements sociaux et action politique les rend vulnérables à des attaques de la droite, qui a le temps de se regrouper, essaye de gagner l’hégémonie. Il ne s’agit pas d’une alternative pour 2012 pour battre Sarkozy, mais bien de construire une gauche de combat qui devienne dès aujourd’hui une épine dans le pied de Sarkozy. Rien n’est encore joué, mais le rôle des révolutionnaires sera déterminant.

Notes

[1Sylvia Zappi, «  L’échec de la gauche antilibérale  », Le Monde, 29 avril 2007

[2Eric Dupin

[3Voir nombre d’idéologues bourgeois comme Jacques Marseille....

[4Alternatives économiques, n° spécial, hiver 2006

[5Philippe Marlière, «  Strategy sell-out  », mai 2007, blog du Guardian, Londres

[6The Economist, 28 octobre 2006

[7L’Express, 8 octobre 2006

[8Le Figaro, 30 avril 2007

[9Voir les travaux de Bourdieu, Beaud, Pialoux, Dejours, Castel.

[10Classe ouvrière, salariat, luttes des classes, Cahier de Critique communiste - 2005

[11Le Monde, 22 novembre 2006.

[12Daniel Bensaïd, Critique Communiste printemps 2006 et sur l’Italie voir Megan Trudell «  Rifondazione votes for war  », ISJ


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