Égypte : grèves de masse, mouvements à gauche et perspectives...

Interview de Kamal Khalil

2 octobre 2009

Kamal Khalil : socialiste révolutionnaire, il a été un des leaders du mouvement étudiant égyptien durant la première moitié des années 70. Depuis, il a joué un rôle de taille dans toutes les luttes ouvrières et populaires en Égypte ; emprisonné une dizaine de fois, il est actuellement dirigeant du Centre d’études socialistes au Caire.

Pourrais-tu décrire la dynamique de grèves qui s’est développée en Egypte ces derniers mois ?

Le mouvement commença en décembre dernier et s’étendit par vagues successives, permettant dans certains cas la satisfaction partielle des revendications, et ouvrant dans certains cas sur des reconductions de grèves pour exiger davantage. Ainsi tout a commencé le 7 décembre avec une grève de 27 000 travailleurs de l’usine de textile de la ville de Mahala. Quelques jours plus tard débutèrent une grève massive des industries textiles de Chebin-el-Kom, Mansura et Alexandrie, et par intermittence, une grève des travailleurs du ciment à Helwan et Tora (banlieues sud du Caire), suivies par une grève des cheminots, des usines de fabrication de farine et de pain, des usines d’huile et de savon, puis des bus et du métro. Ce mouvement de grèves fut spontané et se choisit ses propres leaders, sans lien avec les partis politiques en place, ou avec le mouvement Kifaya. Tous les trois jours, une nouvelle grève se déclencha, avec de nouvelles revendications. Mardi 3 juillet, 27 000 travailleurs de l’usine de Mahala se remirent en grève pendant une demi-heure pour exiger que l’ensemble de leurs revendications soient satisfaites, sous peine de reconduire la grève le 21 juillet [1]. Les grèves se sont donc succédées du 7 décembre jusqu’à aujourd`hui. L’Égypte a connu deux grandes vagues de grèves ouvrières au cours de son histoire, l’une dans les années 1920, suite à la Première Guerre Mondiale et l’autre dans les années quarante, suite à la Seconde Guerre Mondiale. Nous assistons donc à la troisième vague de grèves, mais qui tire cette fois sa dynamique de la situation interne du pays plutôt qu’à des conditions extérieures comme par le passé. Il y aura certainement un second round de cette troisième vague, plus important encore que le premier, fort de l’expérience acquise ces derniers mois. En tant que socialistes, nous n’avons pas initié ces grèves, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui l’ont fait. Mais nous avons trois tâches : unifier et coordonner le mouvement, recruter et enfin le structurer [2]. Les travailleurs en lutte fondèrent un groupe appelé « Travailleurs pour le changement  ». Même si ce groupe n’est encore qu’embryonnaire, il montre la voie de ce qui est possible et il pourrait transformer la vie politique égyptienne. En effet, le mouvement « Kifaya » est composé essentiellement d’intellectuels, alors que ce nouveau groupe est composé d’ouvriers. Nous tentons, en tant que membres de « Kifaya », de nous ancrer davantage dans la classe ouvrière. Le mouvement démocratique « Kifaya » pourrait se transformer en changeant sa composition sociale.

Ce mouvement, essentiellement économique au départ, a-t-il évolué vers des revendications démocratiques, et donc plus politiques, telles que l’opposition à la police et à la répression en général ?

L’une des revendications du mouvement de Mahala exigeait la démission de l’ensemble du comité syndical (premier niveau de la bureaucratie syndicale composé essentiellement de permanents). Il faut comprendre que les syndicats sont incorporés à l’Etat égyptien, ce qui a poussé les grévistes à refuser tout contrôle de leur mouvement par les structures syndicales en place car ils les considèrent comme illégitimes. Depuis décembre, près de 250 000 travailleurs se sont mis en grève essentiellement pour des raisons économiques, mais ce n’est qu’un début ; ce n’est pas encore un mouvement politique. Cependant, le gouvernement n’a pas réagi comme à son habitude face à cette nouvelle vague de luttes. Et pour cause, il y a une nouvelle grève tous les trois jours ! En même temps, le gouvernement tente de réprimer l’organisation des Frères Musulmans. Mais il n’est pas suffisamment fort pour réprimer deux mouvements de masse simultanément.

Il parait que la police n’a pas réprimé ce mouvement comme à son habitude, pourquoi ?
Dans les années 1980, nous connaissions une grève à peu près tous les deux ans. Il était possible de réprimer plus facilement. Donc tous les deux ans, ils arrêtaient une cinquantaine de grévistes. Au cours des six derniers mois nous avons connu près de 220 grèves. Pour réprimer comme par le passé, il faudrait mettre en prison environ 50 000 grévistes. C’est intenable politiquement pour le gouvernement. Si tant de travailleurs étaient mis derrière les barreaux, les usines ne pourraient plus tourner normalement ! La première étape de ce mouvement est certes économique, mais la prochaine sera certainement politique.

Les Frères Musulmans ont gagné 88 sièges lors des élections parlementaires égyptiennes en novembre 2005. Ce fut un tremblement de terre politique dans le pays. Peut-on dire que cette organisation cristallise une large hostilité de la population égyptienne pour le gouvernement de Moubarak ?
Comment a-t-il réagi vis-à-vis des grèves ?

Les Frères Musulmans sont la plus grande force politique du pays. Vu la taille de l’organisation des Frères Musulmans, il est important de travailler avec eux. Car ils sont comme un éléphant, et nous ne sommes qu’une fourmi. Nous nous allions sur des questions défensives, comme contre la répression et pour les droits de l’homme, ce qui nous permet d’élargir notre audience. Nous sommes le seul groupe politique de gauche à travailler avec eux. En tant que socialistes révolutionnaires, nous sommes opposés à toute répression d’Etat, et celle-ci est actuellement principalement concentrée sur les islamistes. On soutient leur droit à se constituer en parti politique3. La gauche égyptienne nous a critiqués pour cela. Mais notre collaboration avec les Frères Musulmans a été constructive. Par exemple, les Frères Musulmans nous invitent à participer à leurs réunions publiques et à y intervenir au nom de notre organisation, pour y exprimer nos idées politiques. Nous pouvons donc défendre notre politique auprès de milliers de gens (et je peux vendre mon journal aux gens intéressés). Nous gardons toute notre indépendance politique et nous continuons par ailleurs à travailler avec les syndicats étudiants et ouvriers. Nous les invitons aussi à intervenir lors de nos meetings, mais notre capacité de rassemblement est plus faible que la leur. Le problème des Frères Musulmans, c’est qu’ils n’ont pas de revendications sociales. Nombreux sont les travailleurs dans leurs rangs, mais ces derniers ne trouvent pas de programme politique qui les concerne dans l’organisation. Dans l’usine de Mahala, il y a 27 000 travailleurs, avec parmi eux, quelque 300 ou 400 membres des Frères Musulmans ; or, pendant la grève, aucune revendication ne se référait à l’Islam. La fourmi a l’espoir et le potentiel de se transformer en éléphant si elle parvient à s’ancrer dans le mouvement de grèves. Car la fourmi, contrairement à l’éléphant, a un programme social.

Quelle a été l’attitude des Frères Musulmans pendant les grèves ? Avez-vous réussi à gagner certains Frères Musulmans aux idées socialistes révolutionnaires ?

Leur position vis-à-vis des grèves n’était pas claire, d’où ces ouvriers n’usant pas de leur appartenance politique aux Frères Musulmans pendant la grève. Je vais vous donner un exemple. Dans l’usine textile d’Espania dans la ville de Mansura, menacée de privatisation, près de 300 ouvrières, portant toutes le foulard, déclarèrent qu’elles s’y opposaient. Elles nous ont raconté qu’elles étaient allées trouver le représentant parlementaire islamiste de la ville de Mansura (élu en 2005), mais il annonça qu’il soutenait la privatisation et la vente de l’usine, donc qu’il s’opposait à leur grève. Et même si elles portaient toutes le foulard, elles lui ont dit d’aller se faire voir ! Nous avons avec les Frères Musulmans une relation de solidarité (mouvement antiguerre, pour la démocratie, contre la répression, etc.). On les défend sur certains points, mais par ailleurs on s’oppose à leurs positions réactionnaires. On leur donne ainsi une image de la gauche qui est différente, et nous sommes de ce fait en position de dialoguer, de confronter nos idées, et concrètement, nous parvenons à influencer des membres des Frères Musulmans et à les gagner à nos positions. Ils ont leurs propres idées, comme nous avons les nôtres. Donc nous travaillons ensemble, nous débattons ensemble et nous nous invitons mutuellement lors de nos évènements publics. La grande différence, c’est qu’ils rassemblent des milliers de personnes, et nous beaucoup moins. Ils représentent la majorité et nous la minorité.

Que peut-il se passer maintenant, dans une telle situation de crise ? Quel sera l’impact du mouvement de grèves sur Moubarak et qu’en est-il de sa volonté de coopter les Frères Musulmans dans les structures de l’État ?

Moubarak a fait de l’Égypte son royaume. Il veut faire de son fils le nouveau président. S’il met en place des élections, il faut qu’il soit sûr de les gagner. Durant les dernières élections présidentielles, Moubarak a cru que son concurrent Ayman Nur pourrait à l’avenir être un concurrent de taille, c’est pourquoi ce dernier est maintenant en prison. Nous vivons sous une dictature, aucune démocratisation de l’Egypte ne sera possible sous Moubarak. L’état d’urgence (loi renouvelée tous les 3 ans) est appliqué en permanence depuis 26 ans. De plus, pour entériner les pouvoirs exceptionnels de la police, la constitution a été amendée pour inclure un article sur la lutte contre le terrorisme, en faisant ainsi un principe constitutionnel. Les pouvoirs exceptionnels sont donc devenus constitutionnels. Tout ceci se passe suite à la bonne performance des Frères Musulmans au Parlement ; ils ont maintenant 88 élus. Pour empêcher qu’une telle expression démocratique se reproduise, Moubarak a changé la loi. Ainsi, aux dernières élections récentes du conseil consultatif [3], les Frères Musulmans n’ont eu cette fois qu’un élu. Nous sommes bien face à un régime dictatorial. Les américains ont fait beaucoup de battage autour de la question de la démocratie en Égypte, mais l’objectif était de mettre davantage de pression sur Moubarak pour qu’il soit plus fidèle aux US, ce qu’il a fait, et depuis les US s’accommodent très bien de ce dictateur.

La dernière conférence du Caire s’est transformée en un festival de solidarité avec le mouvement de grèves égyptien. Comment le mouvement anti-guerre a-t-il influé sur cette nouvelle vague démocratique en Égypte ?

La conférence du Caire fut co-organisée par trois groupes distincts : les socialistes, les Frères Musulmans et les Nasséristes. La conférence fut organisée pour protester contre la guerre en Irak. En amont, il y avait eu de nombreuses autres conférences contre la guerre et l’impérialisme, pour les droits de l’homme et la démocratie. Le problème, selon moi, c’est qu’il n’y a pas assez de mobilisations et de travail unitaire d’une conférence à l’autre, pour connecter ces grands évènements entre eux. Symboliquement, la conférence du Caire était en effet un festival de résistance, mais il nous faut oeuvrer plus sérieusement dans le sens de l’unité au jour le jour.

Notes

[1La revendication principale du mouvement de décembre concernait des suppléments de salaire annuels (deux mois de salaires). Elle avait été en partie satisfaite suite au mouvement de décembre : le gouvernement avait promis de négocier moyennant un arrêt du mouvement.

[2L’organisation du mouvement à la base, par le biais de comités de grèves, permettrait de construire une alternative aux représentants.

[3L’une des deux chambres parlementaires, sans pouvoir, dont 40 % des membres sont désignés par le président. L’assemblée du Peuple (88 élus).


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