Le socialisme et la guerre

par John Rees

28 janvier 2011

Le capitalisme est sans conteste le système le plus sanguinaire et le plus belliqueux de toute l’histoire humaine. Les armées d’Alexandre le Grand comptaient bien moins d’hommes qu’il n’y a eu de morts dans la Guerre du Vietnam. Les armes brandies par les Croisés du Moyen-âge ne pouvaient, en une semaine, causer les destructions que provoque aujourd’hui une bombe à fragmentation en quelques secondes. Le nombre d’êtres humains tués par fait de guerre au cours du 20e siècle est équivalent à la population mondiale dans d’autres périodes.

Le capitalisme et la guerre

Le capitalisme, dès sa naissance, était un bébé tueur, et son appétit de boucher s’est fait plus vorace en grandissant. Le premier Etat capitaliste, l’Angleterre, aussitôt après avoir réglé ses comptes avec Charles 1er et l’ancien régime, s’employa à massacrer les habitants de ses premières colonies, l’Irlande et la Jamaïque. Les colons américains avaient à peine secoué le joug britannique qu’ils se consacraient à l’extermination des peaux rouges. Pendant ce temps, les Anglais avaient découvert du sang frais à répandre en Inde, en Afrique et ailleurs. La Révolution Française délivra le pays de l’oppression immémoriale du monarque et de ses nobles, mais dès que la classe capitaliste eût assuré sa position, les armées de Napoléon déferlèrent sur l’Europe pour créer un empire dont les forces armées françaises défendent encore aujourd’hui les derniers vestiges.

En même temps que l’industrie se développait sur la planète, ces premiers Etats capitalistes furent rejoints par des nouveaux – l’Allemagne, le Japon, l’Italie, la Russie – dans leur quête effrénée d’or et d’esclaves, de pétrole et d’opium, de marchés nouveaux, de main d’œuvre à bon marché et d’avantages stratégiques. La concurrence qu’ils se livraient provoqua la Première Guerre mondiale. Et le développement de l’industrie, qui poussait à la guerre les impérialismes rivaux, fit de ce conflit le plus sanglant jusque là.

Désormais, des armes de destruction massive, inimaginables avant l’essor industriel, tuaient des millions de personnes. L’emploi des tanks et des mitrailleuses, des gaz et de l’aviation fit de cette guerre la première dans laquelle la mortalité humaine globale était majoritairement le produit, non plus de la maladie, mais du meurtre d’un soldat par un autre. Les troupes britanniques perdirent 20.000 hommes en un seul jour sur la Somme, un million durant les quatre années de guerre (pour la France : 1 393 000 morts, 740 000 mutilés – chiffres donnés par J. Madaule). La militarisation du travail, la censure, la conscription et le bombardement des villes firent de cette guerre la première guerre totale, aussi bien à l’arrière que sur le champ de bataille.

La Première Guerre mondiale ne fit rien pour résoudre les crises qui l’avaient provoquée. Les spasmes économiques du capitalisme continuaient, et les derniers arrivés dans la compétition impérialiste se heurtaient aux limites posées par les puissances plus anciennes. La Deuxième Guerre mondiale éclata 20 ans après la conférence de paix qui était censée mettre en place un nouvel ordre international. Les progrès accomplis dans l’intervalle aggravèrent les horreurs qui avaient caractérisé la Première Guerre mondiale. Davantage de vies étaient dévorées par des armes encore plus redoutables, et le summum fut atteint dans l’usage par les Américains de la bombe atomique contre un Japon déjà vaincu. Les populations civiles étaient plus que jamais les cibles des opérations militaires, comme en atteste l’anéantissement par les Alliés de Dresde et d’autres villes allemandes sous un tapis de bombes. Il y eut dans la seule population russe 20 millions de morts.

À la fin de la guerre, les grandes puissances commencèrent immédiatement à préparer la suivante. Les dépenses militaires atteignirent des niveaux inégalés. Les savants de l’Allemagne nazie furent transportés en toute hâte aux USA et en Grande Bretagne pour y perfectionner les armes qu’ils avaient commencé à fabriquer sous Hitler. Dans les cinq années qui suivirent, la Guerre de Corée était déclenchée, au coût d’un million et demi de morts. Dix ans après, la Guerre du Vietnam avait commencé, dans laquelle 55.000 soldats américains devaient mourir. La lutte de libération des Vietnamiens dépensa deux millions et demi de vies, pour la plupart des paysans assassinés par des soldats US ou par des bombardements au cours desquels plus de projectiles furent utilisés que pendant toute la Deuxième Guerre mondiale.

Mais le Vietnam et la Corée sont seulement les guerres les plus célèbres qui ont suivi la célébration de la paix en 1945. En fait, le monde n’a pas connu la paix un seul jour depuis cette date. Plus de 80 guerres ont maintenu en activité les généraux et l’industrie d’armement, et leur coût en vies humaines se situe entre 15 et 20 millions. Aujourd’hui, près de 40 pays connaissent la guerre, la guerre civile ou la menace de l’intervention militaire de leurs voisins. Dans les années 90, le conflit en ex-Yougoslavie a vu le retour de la guerre en Europe pour la première fois depuis 1945.

De plus, les victimes ne peuvent pas être comptabilisées en dénombrant seulement ceux et celles qui ont été tués par des bombes et des fusils. Aujourd’hui, près de 13 millions de personnes ont fui leur pays d’origine, et 16 millions sont des réfugiés dans leur propre pays. C’est une migration plus importante que celle des hordes de sans logis qui ont traversé l’Europe à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Et même lorsque les canons sont au repos, les milliards qui sont déversés dans l’industrie d’armement causent chaque jour la mort de bébés et de vieillards, de malades et de SDF, de chômeurs et d’indigents, qui auraient pu être sauvés si l’argent n’avait pas été gaspillé dans la production d’armes.

Pourquoi notre système est-il aussi sanglant ? Pourquoi le carnage s’aggrave-t-il génération après génération ? Peut-il y avoir un système capitaliste sans guerres ? La clé de voûte du système capitaliste, comme nous le répètent constamment les gens de droite, c’est la concurrence. La concurrence laisse les moins doués sur le bas côté, nous dit-on, de telle sorte que seuls les meilleurs survivent. Les entreprises, que ce soit l’épicier du coin ou la multinationale Ford, sont en permanence à la recherche de nouveaux clients ou de nouveaux débouchés, de fournisseurs moins chers, et d’une main d’œuvre moins coûteuse que celle de leurs concurrents. L’ « intérêt national » est défini comme la défense de « nos » marchés et de « notre » industrie.

Dans les manuels d’économie, cette concurrence est représentée comme totalement pacifique, matérialisée à travers les opérations impersonnelles du marché. En réalité, elle n’a jamais été pacifique. Les capitalistes n’ont jamais respecté les règles, aussi bien dans leurs rapports avec leurs salariés qu’avec leurs rivaux. Des hommes de main à gages dispersent les réunions syndicales et l’armée brise les grèves. La police et la loi, la presse et les tribunaux ont toujours été au service des employeurs pour veiller à ce que les salaires restent bas et les syndicats impuissants. Des Martyrs de Tolpuddle à la Grève Générale de 1926, de la grande Grève des Mineurs de 1984-85 à la Grève des Dockers de Liverpool dans les années 90, c’est une constante dans l’histoire de la lutte des classes en Grande Bretagne.

Les grands capitalistes ne font pas montre de davantage de scrupules dans leurs rapports entre eux. L’espionnage industriel, les ententes sur les prix, les trusts et les monopoles font partie du fonctionnement quotidien du système. Il en est de même de la violence. Au 17e siècle, des corsaires anglais attaquaient leurs concurrents hollandais et espagnols. Dès que les capitalistes anglais ont pris le contrôle de l’Etat, ils ont construit une marine pour faire le même travail de façon plus professionnelle. Au 18e siècle, les troupes de la Compagnie des Indes Orientales, soutenues à la fin par l’Etat, ont soumis l’Inde et chassé les rivaux du capitalisme britannique. Au 19e siècle l’armée et la marine anglaise ont étendu l’empire en Afrique, en Orient et dans les Caraïbes – tout cela pour fournir aux capitalistes britanniques un accès à des matières premières bon marché, à de nouveaux débouchés et à une main d’œuvre peu coûteuse.

Pendant toute cette période, particulièrement à la fin du 19e siècle, les troupes anglaises ont combattu à la fois les peuples des colonies et leurs rivales parmi les puissances capitalistes. Mais dans le même temps la compétition économique entre les différentes firmes capitalistes avait changé la nature du capitalisme. La concurrence poussait à la faillite les entreprises les moins profitables, et leurs marchés et leurs usines tombaient aux mains des compagnies les plus compétitives. En conséquence, la taille moyenne des firmes tendait à s’élever. Le capitalisme cessa alors de consister en un certain nombre d’entreprises concurrentes dans chaque sphère industrielle, et devint un système dans lequel une ou deux grandes sociétés dominaient chaque industrie. En fait, elles dominaient souvent plus d’un seul secteur industriel.

En grandissant, ces sociétés se répandaient de plus en plus au-delà des frontières nationales. Des monopoles internationaux ou des oligopoles prirent le contrôle du marché mondial. En grandissant encore, ils devinrent de plus en plus liés à l’Etat et à ses forces armées. Le capital multinational dépend des forces armées de l’Etat pour se défendre de ses rivaux et des révoltes populaires dans les pays où il fait des investissements fructueux, de la même manière qu’il dépend de la police pour le protéger de ses ouvriers chez lui.

En même temps que cette croissance de la dimension des grandes sociétés se confirmait, l’Etat en vint à prendre un plus grand intérêt à la manière dont elles étaient gérées. S’il y a dans un pays une douzaines de sociétés qui produisent des avions ou des automobiles, l’Etat ne s’inquiétera pas si l’une d’entre elles fait faillite. Mais s’il n’y a plus qu’un seul fabricant géant d’avions ou de voitures dans un pays, l’Etat ne peut rester passif si celui-ci connaît des difficultés. C’est particulièrement vrai de l’industrie d’armement. Les capitalistes ont souvent été favorables à la propriété étatique de l’industrie d’armement, en partie ou en totalité, de la même manière que les conservateurs sont partisans d’un contrôle gouvernemental rigoureux de la police. Leurs fonctions sont tout simplement trop vitales aux yeux des capitalistes pour être abandonnées aux errements du marché.

Ainsi, en cette fin du 19e siècle, les intérêts de l’Etat et du big business étaient plus étroitement connectés qu’ils ne l’avaient jamais été. La croissance dans l’industrie signifiait que de nouvelles armes, encore plus redoutables, étaient à la disposition de l’Etat. En même temps que les moyens de production se développaient, se multipliaient les moyens de destruction qu’ils étaient capables de produire. De plus, à la différence du 17e siècle, où la Hollande et l’Angleterre étaient les deux seuls Etats capitalistes en lutte pour la puissance coloniale, il y avait désormais toute une série de grandes puissances rivales – la Grande Bretagne, l’Allemagne, les USA, le Japon, l’Italie, la France et la Russie.

Les marxistes appellent ce système l’impérialisme. Il a scellé le destin du 20e siècle dans son ensemble, présidant à la division et à la redivision du globe entre les puissances concurrentes. L’Etat russe, aussi bien sous Staline et ses héritiers que sous le tsar, a été une puissance impérialiste majeure. Le bref moment de lumière que constitua la révolution de 1917 fut éteint par la compétition avec les autres puissances impérialistes. L’industrialisation de la Russie fut menée aux dépens de la paysannerie et de la classe ouvrière parce que Staline était déterminé à construire une machine économique et militaire capable de faire le poids face à l’Allemagne, l’Angleterre et les Etats-Unis. Rien ne peut mieux rendre compte de ce fait qu’une scène rapportée par Churchill à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Le dirigeant tory qui avait donné l’ordre de tirer sur les mineurs anglais tint conférence avec le boucher de la Révolution Russe pour régler le partage du butin. Churchill écrivit sur un papier que la Russie aurait 90% de l’influence sur la Roumanie, la Grande Bretagne 90% sur la Grèce, etc. « Je présentai ce papier à Staline », écrit-il. « Il prit son gros crayon bleu, inscrivit en marge un signe d’approbation, et me le rendit. Ce fut réglé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ».

Cette compétition entre les puissances n’a jamais cessé. Des traités et des accords de paix ont été rompus. La Société des Nations (SDN), mise en place pour préserver la paix après la Première Guerre mondiale, échoua à empêcher aussi bien la montée du fascisme que le déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale. L’ONU, constituée pour les mêmes raisons après la Deuxième Guerre mondiale, non seulement s’est montrée aussi impuissante que la SDN, mais s’est souvent comportée elle-même comme une arme de guerre. Quelle que soit la façon dont les grandes puissances impérialistes ont essayé de réguler la compétition militaire qui les opposait, elle a toujours tourné court.

La compétition, la force qui pousse à accumuler des usines, des banques et des moyens de transport plus vite que le concurrent, est à la racine de la guerre. Il en était ainsi quand le capitalisme est né et il en est toujours ainsi aujourd’hui, malgré le fait que les conséquences en soient plus ruineuses que jamais. Pour débarrasser la société de la guerre, nous devons nous défaire du système qui nourrit la guerre. Pour arrêter la compétition militaire, il nous faut mettre un terme à la concurrence économique qui la sous-tend. Pour expulser les généraux du champ de bataille, il nous faut virer des usines et des bureaux les capitalistes qui les arment et pour lesquels ils combattent.

Le réformisme et la guerre

Les faits ne sont pas contestables : le Parti Travailliste britannique a soutenu pratiquement toutes les guerres impliquant les puissances occidentales, petites ou grandes, depuis la fondation de ce parti en 1906. Le Labour a soutenu la Première Guerre mondiale en rentrant dans le gouvernement de Lloyd George. Le responsable national du Parti Travailliste et son équipe s’enrôlèrent dans les campagnes de recrutement qui envoyèrent des dizaines de milliers d’hommes à une mort affreuse dans les tranchées. Lloyd George fut soulagé, et dut admettre que « Si le Labour avait été hostile, la guerre n’aurait pas pu être menée efficacement ». Ramsay MacDonald, le dirigeant travailliste déposé pour son pacifisme pendant la Première Guerre mondiale, reconnut que « Quand cette guerre a commencé, les travailleurs organisés ont perdu l’initiative. Il sont devenus un simple écho de l’opinion des vieilles classes dirigeantes ».

Entre les deux guerres, au gouvernement ou dans l’opposition, le Parti travailliste continua à soutenir la répression dans les colonies, s’assurant qu’aucune d’entre elles n’accédât à l’indépendance. En fait, J.H. Thomas, le secrétaire aux colonies du gouvernement Labour de 1924, proclamait que le parti était «  soucieux et fier de l’empire, et prêt à le maintenir par tous les moyens ».

La déclaration de la Deuxième Guerre mondiale fut accueillie par le dirigeant adjoint du parti, Arthur Greenwood, par un serment de loyauté aux conservateurs : « Nous avons fait la preuve… que nous soutiendrons de tout notre cœur les mesures nécessaires pour donner à cet Etat les pouvoirs désirables… nous apporterons notre entière contribution à la cause nationale ». Le Parti Travailliste justifiait sa position en proclamant que la guerre défendait la démocratie contre l’impérialisme nazi. Ce qui ne l’empêcha pas de soutenir toutes les mesures antidémocratiques et impérialistes que devait prendre la coalition dirigée par les Tories et dont il faisait partie. Lorsque les grèves furent interdites, il approuva. Lorsque les réfugiés juifs qui avaient fuit Hitler furent internés, il approuva. Lorsque les mineurs de Betteshanger, dans le Kent, se mirent en grève, il s’opposa à eux. Lorsque les Indiens demandèrent l’indépendance, il la leur refusa. Quand la révolution menaça en Grèce à la fin de la guerre, le Labour soutint la répression brutale menée par les troupes britanniques.

À nouveau, la droite était reconnaissante. Comme disait le général Sir Henry Croft devant la Chambre des Communes : « Je suis convaincu que je parle au nom de tous ces vieux conservateurs qui, du fond du cœur, apprécient le discours et l’esprit de l’opposition dans cette Chambre et dans le pays. Nous sentons aujourd’hui que nous faisons partie de la même fraternité et nous prions pour que cette grande unité persiste ».

Après la guerre, le Parti Travailliste continua à soutenir l’impérialisme anglais dans toutes les petites guerres qu’il déclencha – à Aden, en Malaisie et surtout à Suez, bien que dans ce dernier cas les dirigeants du parti appelèrent, à retardement, à un cessez-le-feu lorsque les Américains manifestèrent leur mécontentement. Et, bien sûr, le gouvernement travailliste d’Harold Wilson soutint sans défaillir les USA pendant toute la durée de la guerre du Vietnam.

Plus récemment, Michael Foot, qui aime s’appeler lui-même un « pacifiste invétéré », à l’époque dirigeant du parti, réussit le tour de force de dépasser les Tories en chauvinisme lorsqu’éclata la Guerre des Malouines. Il exigea que le gouvernement « prouve par des actes » qu’il n’avait pas « trahi » les insulaires des Falklands. Une fois de plus, les conservateurs satisfaits jetèrent un os au chien fidèle. À la Chambre, des députés de droite dirent à Foot qu’il avait « parlé pour l’Angleterre ». Ceux qui rentrèrent mutilés avaient moins de raisons de remercier le dirigeant travailliste, du reste on les ignora et ils furent rapidement oubliés.

Au début de la Guerre du Golfe de 1991, le même scénario répugnant fut à nouveau mis en scène. Le dirigeant du Labour de l’époque, Neil Kinnock, fit écho aux déclarations les plus belliqueuses de George Bush (père), et, dans le débat à la Chambre des Communes, vint au secours d’un John Major, alors premier ministre, balbutiant et incompétent, en justifiant la guerre des Américains avec beaucoup plus de passion que n’en avait mise le dirigeant conservateur. Il répéta le même discours devant les caméras de télévision. Les Tories reprirent alors la tradition des générations précédentes en félicitant Kinnock pour son patriotisme et ses qualités d’homme d’Etat. Ils savaient que, comme le leur avait dit le Secrétaire au Foreign Office Douglas Hurd, «  le pays ne pouvait entrer en guerre divisé ».

Bien sûr, le Parti Travailliste a rarement été unanimement partisan de la guerre. Des réserves émises par Keir Hardie sur la Première Guerre mondiale à l’opposition de Tony Benn à la Guerre du Golfe, il y a toujours eu quelques figures dirigeantes, sur la gauche du parti, pour refuser de s’aligner sur le chauvinisme. C’est à mettre à leur crédit. Mais ils n’ont jamais été capables de convaincre la direction du parti, ou même une majorité de parlementaires, de s’opposer aux guerres, même les plus injustes et les plus ouvertement barbares.

Par la suite, lorsque les guerres sont finies, beaucoup de députés et de dirigeants du parti exagèrent souvent leur pacifisme de l’époque. Aujourd’hui, par exemple, il serait difficile de trouver un porte-parole du Labour prêt à admettre de bon cœur que son parti a envoyé des adolescents se faire tuer en 14 sur la Somme ou à Ypres. Bien peu sont prêts à se rappeler le soutien total apporté à la politique américaine au Vietnam. En ce qui concerne la Guerre des Malouines, au fur et à mesure qu’elle s’estompe dans l’histoire, on trouve beaucoup plus de dirigeants travaillistes qui critiquent cette guerre qu’il n’y en avait en 1982. Il est clair que très peu d’entre eux ont envie de se rappeler que c’est l’attitude de Michael Foot et de Neil Kinnock, considérés à l’époque comme appartenant à l’aile gauche du parti, qui a rendu possible cette absurde effusion de sang.

Ce triste bilan ne concerne pas seulement le Labour Party britannique. De la Première Guerre mondiale à la sale guerre de George Bush Jr en Afghanistan, en passant par la guerre du Golfe et l’intervention « humanitaire » de l’OTAN dans les Balkans, les partis réformistes ont toujours été d’ardents défenseurs de la paix – jusqu’à ce qu’une guerre éclate. Ils ne rendent alors de points à personne dans leur soutien à « nos glorieux combattants », « nos braves poilus », « our boys  ». La plus infâme capitulation devant le chauvinisme fut la première. Les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale avaient assisté à une croissance sans précédent de la social-démocratie dans toute l’Europe. Le plus important de ses partis était le SPD allemand, avec ses millions de partisans, d’électeurs et de syndicalistes ou de membres d’associations sportives ou de loisirs. Le marxisme avait toujours eu beaucoup d’influence dans le SPD. Le parti allemand était associé à d’autres partis sociaux-démocrates dans la Deuxième Internationale.

L’Internationale prédisait la venue de la guerre et, au tournant du siècle, réaffirma conférence après congrès son opposition à la guerre. La conférence de Stuttgart, en 1907, vota une résolution dont beaucoup de révolutionnaires pourraient être fiers. Elle disait :

Les guerres entre Etats capitalistes sont régulièrement le résultat de leur rivalité pour les marchés mondiaux… De plus, ces guerres éclatent du fait de l’incessante course aux armements du militarisme, qui est un des éléments majeurs de la domination de classe bourgeoise et de l’asservissement politique de la classe ouvrière.

Les guerres… détournent la masse ouvrière de ses propres tâches de classe aussi bien que du devoir de solidarité internationale des travailleurs. Les guerres sont, par conséquent, inhérentes à la nature du capitalisme. Elles ne cesseront que lorsque le système capitaliste sera aboli.

En cas de menace de guerre, il est du devoir de la classe ouvrière et de ses représentants parlementaires… de tout faire pour prévenir l’éclatement de la guerre par tous les moyens qui leur semblent les plus efficaces. Si la guerre survenait malgré tout, il est de leur devoir d’intervenir pour qu’il y soit rapidement mis fin, et de s’efforcer de faire usage de la violente crise économique et politique apportée par la guerre pour soulever le peuple et par là même hâter l’abolition de la domination de classe capitaliste.

C’était une affirmation forte, sans compromis, de la position socialiste. Mais elle s’avéra lettre morte dès que la guerre éclata en août 1914. Le SPD, le Parti Socialiste français et la plupart des sociaux-démocrates russes (à part les Bolcheviks de Lénine) s’associèrent au Labour Party dans le soutien aux plans de guerre de leur gouvernement. Pour tous, la justification était que l’ennemi extérieur était pire que celui qu’ils combattaient dans leur pays. Le SPD allemand prétendait qu’il combattait le tsarisme russe autocratique. Les socialistes russes proclamaient qu’ils luttaient contre le militarisme prussien despotique – comme le Parti Travailliste en Angleterre et le Parti Socialiste en France, bien que leurs pays fussent alliés avec le Tsar autocrate. En fait, c’était une guerre impérialiste dans laquelle tous les participants se battaient pour les colonies et le profit.

Pourtant les dirigeants réformistes pouvaient difficilement prétendre que personne n’était prêt à soutenir une position anti-guerre. Dans les semaines qui avaient précédé la guerre, d’immenses rassemblements et manifestations organisés par le SPD avaient tellement effrayé le Kaiser qu’il avait déclaré : « Ces socialistes se livrent à une agitation antimilitariste dans les rues ; cela ne sera pas toléré, surtout maintenant. Si cela continue, je proclamerai la loi martiale et je jetterai les meneurs, toute leur bande, en prison ».

En France, des rassemblements de masse pour la paix se tinrent à la fin de juillet. Jean Jaurès, qui devait être assassiné peu après, y tint des discours enflammés. En Grande-Bretagne, le 2 août, Keir Hardie et George Lansbury participèrent à une immense manifestation antiguerre à Trafalgar Square. En Russie, un mouvement de grève qui avait commencé en 1912 avec la fusillade des mineurs de la Léna fut interrompu par la guerre.

Ce n’est pas l’absence d’un mouvement qui motiva la couardise des chefs sociaux-démocrates ; c’est bien plutôt la lâcheté des dirigeants ouvriers qui démobilisa le mouvement au moment où il faisait face à un test décisif. Bien sûr, il y avait un sentiment belliciste important lorsque la guerre éclata, comme le jour où s’engagea la Guerre du Golfe de 1991 (ou plus récemment avec la croisade anti-terroriste de Bush). Mais, comme le montrait l’existence d’un mouvement anti-guerre avant l’ouverture des hostilités, et l’opposition grandissante au cours de la guerre, la base de résistance avait toujours existé. Si les dirigeants des partis ouvriers européens s’en étaient tenus à leurs principes, ils auraient pu raccourcir, et peut-être même empêcher, l’effroyable boucherie au cours de laquelle des jeunes travailleurs des bords de la Tamise et de la Seine massacrèrent - et furent massacrés par - ceux des bords du Rhin.

Ce n’était pas le manque de soutien qui empêchait les dirigeants socialistes de se battre pour arrêter la guerre – et même si cela avait été le cas, quelle sorte de socialiste est celui qui échange des millions de vies humaines contre un gain de quelques points dans les sondages d’opinion ? La même chose n’a cessé de se répéter depuis. Le soutien du Labour Party à la Guerre du Vietnam, même quand une majorité de ses partisans y étaient opposés, n’a jamais vacillé. Même chose pour le soutien inconditionnel des socialistes français (et de façon plus nuancée des communistes) à la Guerre d’Algérie, etc.

Le même paradoxe existe sur d’autres questions. Le Parti Travailliste a accepté le maintien des missiles de croisière sur le sol anglais dans les années 80 malgré des sondages qui montraient que 60% de la population y étaient opposée. Il a soutenu la poll tax malgré son immense impopularité. Aujourd’hui Tony Blair et ses ministres mettent en place des réformes libérales auxquelles résiste la majorité de ceux qui les ont élus.

Bien sûr, c’est l’électoralisme qui guide les réformistes. Et leur recherche désespérée de suffrages explique beaucoup de choses. Mais, comme le montrent les exemples ci-dessus, le réformisme ne suit pas l’opinion publique – particulièrement lorsque cette opinion est sur sa gauche dans les problèmes importants du moment. Il doit y avoir une autre raison à la capitulation éhontée de la social-démocratie.

La raison en est que les réformistes sont convaincus que le capitalisme durera toujours, et que, bien qu’il soit ouvert à des réformes partielles, il ne l’est jamais à une transformation totale du système. Et y compris ces changements partiels ne devraient pas être imposés à une classe capitaliste qui n’en veut pas par des grèves et des manifestations. Ils ne peuvent venir que d’un processus légal, démocratiquement mis en œuvre par le parlement. La machine d’Etat est l’outil de choix des réformistes dans le sens du changement social, et toute menace que subirait cet Etat, que ce soit de l’intérieur ou de l’extérieur, doit nécessairement être combattue.

Une telle perspective considère toute menace contre la propriété ou l’Etat comme illégitime. Elle accepte les termes de la compétition entre les nations, de la même manière qu’elle accepte la concurrence entre les firmes et les multinationales. Lorsque des heurts se produisent avec d’autres blocs nationaux de capital, les réformistes soutiennent inévitablement « notre » propriété et « notre » Etat. Tout aussi inévitablement, la nation passe avant la classe sociale. Le socialiste fabien (et humoriste) George Bernard Shaw a exprimé de façon typique ce sentiment juste avant la Première Guerre mondiale : « La guerre entre pays est une mauvaise chose, mais si une telle guerre se produit toute tentative de grève générale pour empêcher les gens de défendre leur pays déboucherait sur une guerre civile qui serait dix fois pire que la guerre entre nations ». Matériellement, une grève générale n’aurait certainement pas pu causer dix fois le nombre de morts de la Première Guerre mondiale. Malgré tout le dirigeant du Labour Party de l’époque, Arthur Henderson, proclama qu’il était « essentiellement d’accord avec M. Shaw ».

L’idée que les riches et les puissants puissent faire une guerre dans laquelle les travailleurs ne peuvent que perdre, ou que « notre » pays puisse conduire une guerre pour opprimer un autre peuple, n’a jamais eu beaucoup de poids dans les cercles dirigeants réformistes. Pourtant il existe des exemples de situations dans lesquelles des masses de travailleurs sont arrivés à cette conclusion malgré l’influence de ces dirigeants.

Dans le cas le plus célèbre, les travailleurs russes comprirent que leur participation à la Première Guerre mondiale signifiait non seulement le massacre au front, mais fournissait aussi une excuse à leurs maîtres pour refuser la terre aux paysans et pour aggraver l’exploitation et l’oppression d’une main d’œuvre déjà particulièrement misérable. La Révolution d’Octobre 1917 est le mouvement anti-guerre le plus réussi de l’histoire. Sous le slogan bolchevik « la paix, le pain, la terre », elle retira la Russie de la guerre. La montée de mouvements anti-guerre et révolutionnaires dans d’autres pays – notamment l’Allemagne - amena toute la guerre à son terme alors qu’elle aurait pu durer encore des années.

De la même manière, la guerre des USA au Vietnam fut arrêtée par la combinaison de la ténacité de la lutte de libération nationale des Vietnamiens et d’un mouvement anti-guerre grandissant et de plus en plus militant à l’arrière. En particulier, ce qui effraya la classe dirigeante américaine fut le lien qui s’établissait entre le mouvement anti-guerre et d’autres luttes, comme celle des Noirs. Comme disait le champion de boxe Muhammad Ali : « Jamais un Vietnamien ne m’a traité de sale nègre ».

Pourtant de telles luttes ont émergé malgré l’opposition des politiciens bourgeois de toutes nuances. Elles ont souvent commencé spontanément, ou sous l’influence de tout petits groupes de militants anti-guerre. Mais lorsque ces luttes ont cherché des idées pour les guider, elles ne se sont pas tournées vers la tradition réformiste mais vers une autre, toute différente : la tradition révolutionnaire et son analyse des relations entre le socialisme et la guerre.

Les révolutionnaires et la guerre

Beaucoup de gens qui, opposés à la guerre, sont révoltés par le chauvinisme des dirigeants sociaux-démocrates, pensent que la démarche pacifiste est dans ce domaine la plus efficace. D’autres, qui ne sont pas pacifistes par principe, disent qu’une fois que la guerre est engagée, la seule chose que l’on peut espérer est un cessez-le-feu suivi de négociations entre les belligérants. Les révolutionnaires doivent prêter une attention bienveillante à cette forme d’opposition à la guerre lorsqu’elle provient de travailleurs et d’étudiants qui sont horrifiés par la barbarie de la société dans laquelle ils vivent. Une telle colère a toujours été une puissante force de motivation dans les mouvements anti-guerre. Nous devrions, par contre, nous méfier de ces sentiments lorsqu’ils sortent des lèvres de politiciens ou de dirigeants syndicaux.

Les grandes puissances n’oppriment pas toujours les autres par l’emploi de la force armée – souvent, la simple menace « pacifique » de ruiner leur économie est suffisante. Nous ne devons pas croire que, simplement parce que les canons se sont tus, les grandes puissances n’ont pas recours à d’autres formes de violence, plus subtiles, ou que l’exploitation et l’oppression que les guerres défendent ne sont pas poursuivies par d’autres moyens. Les sanctions économiques contre l’Irak, mises en place après la Guerre du Golfe de 1991, ont tué, par la maladie et les privations, près d’un million d’Irakiens ordinaires aussi sûrement que s’ils l’avaient été par des armes de guerre.

« Paix », cela a toujours été le mot d’ordre favori du politicien ou du dirigeant syndical lorsqu’il a le dos au mur. Confronté à la défaite, chez lui ou à l’étranger, un foudre de guerre en difficulté essayera toujours de sauver ce qui peut l’être en se convertissant soudain à une « paix juste et négociée ». C’était précisément la réaction de beaucoup de gouvernements européens pendant la Première Guerre mondiale alors qu’ils voyaient le mouvement anti-guerre se développer parmi les classes ouvrières du continent. C’est la même réaction qu’a eue, bien des années plus tard, Richard Nixon vers la fin de la Guerre du Vietnam. La plupart du temps, de telles proclamations sont combinées, comme dans ces deux cas, avec l’affirmation qu’il faut continuer à combattre jusqu’à ce que l’autre camp consente à une « juste » paix.

Mais il y a une raison plus fondamentale pour laquelle les révolutionnaires rejettent l’argument pacifiste, c’est qu’une telle stratégie laisse intactes les causes de la guerre. Aussi longtemps que nous nous bornons à essayer de mettre un terme à la dernière en date des barbaries dans laquelle nos dirigeants nous plongent, nous leur laissons la liberté de préparer une nouvelle guerre. Nous avons vu que la tendance à la guerre est inhérente à la façon dont le capitalisme fonctionne.

L’histoire du 20e siècle corrobore surabondamment cette analyse. Les guerres coloniales des premières années du siècle ont préparé la Première Guerre mondiale, et la fin de celle-ci a semé les germes de la Deuxième Guerre mondiale. Les rivalités impérialistes à l’œuvre entre les vainqueurs de cette dernière ont produit la Guerre Froide, la Guerre de Corée et la Guerre du Vietnam. Une nouvelle crise mondiale, et l’éclatement du schéma de compétition impérialiste représenté par la Guerre Froide, nous ont donné la Guerre du Golfe, dans laquelle les armées alignées l’une contre l’autre possédaient les proportions de celles de la Deuxième Guerre mondiale.

De simples appels à la paix sont insuffisants parce qu’ils ne se soucient pas de la façon dont nous pouvons nous débarrasser du système qui produit la guerre. Mais ils sont également incapables de faire face à la connexion entre la guerre et la politique intérieure de la classe dirigeante. La guerre et l’oppression au dehors des frontières vont toujours de pair avec la répression et l’exploitation à l’intérieur.

Dans toutes les guerres, les travailleurs se voient infliger tout ou partie de ce qui suit : les grèves sont interdites ; les révolutionnaires, les manifestants anti-guerre et les étrangers sont emprisonnés ou internés ; les impôts augmentent et la protection sociale est réduite ; la presse est censurée ; la conscription est introduite ; les salaires sont abaissés et les heures de travail allongées ; et le chauvinisme et le racisme tiennent le haut du pavé. Inévitablement, toutes sortes d’autres conflits s’exacerbent en temps de guerre, à un degré qui dépend de l’échelle de la guerre, de l’équilibre des forces entre les principales classes, de l’état de l’économie du pays concerné et de celle du monde. Malgré tout, les luttes contre la conscription, contre l’augmentation des impôts, contre l’interdiction des grèves ou contre l’aggravation des conditions de travail seront intimement connectées avec la guerre en cours. Si le mouvement pour la paix n’intègre pas ces luttes, s’il se limite à revendiquer la paix sans élargir le combat à la lutte des classes, il se privera de la meilleure chance de mettre un terme à la guerre et de développer un mouvement capable d’arracher pour toujours le pouvoir de faire la guerre des mains de nos dirigeants.

C’est la raison pour laquelle les révolutionnaires ne sont pas pacifistes. Nous ne renoncerons pas à l’arme de la grève alors qu’elle peut priver nos dirigeants des impôts ou des baisses de salaires dont ils ont besoin pour faire la guerre. Nous ne nous refusons pas l’arme de la grève générale si elle peut renverser un gouvernement prêt à faire la guerre. Et nous ne nous priverons pas de la révolution si elle peut mettre fin une fois pour toutes à la boucherie insensée.
Lénine résumait ces arguments au cours de la Première Guerre mondiale :

Nous différons des pacifistes en ce sens que nous comprenons la connexion inévitable entre les guerres et la lutte de classe à l’intérieur d’un pays ; nous comprenons que les guerres ne peuvent être abolies sans que les classes sociales soient abolies et le socialisme instauré ; nous sommes également différents en ceci que nous considérons les guerres civiles, c’est-à-dire les guerres menées par une classe opprimée contre une classe oppressive, par les esclaves contre les maîtres, par les serfs contre les seigneurs, et par les travailleurs salariés contre la bourgeoisie, comme totalement légitimes, progressives et nécessaires.

Partant de cette analyse, Lénine tira la conclusion que la façon la plus efficace de lutter contre la guerre consistait à intensifier la lutte contre sa propre classe dirigeante. Chaque manifestation affaiblissait la prétention du gouvernement selon laquelle la population soutenait la guerre ; chaque grève rendait plus difficile au gouvernement la conduite de la guerre ; chaque révolte des peuples des colonies, comme le Soulèvement de Pâques de 1916 en Irlande, était une épine dans le pied des fauteurs de guerre.

Le grand révolutionnaire allemand Karl Liebknecht, un des rares à s’opposer à la Première Guerre mondiale dès le départ, exprima une vue similaire dans une phrase célèbre : « L’ennemi principal est dans le pays ». Lénine pensait que dans une guerre impérialiste tous les socialistes devaient être partisans de la défaite de leurs propres dirigeants. Les socialistes allemands devaient être pour la défaite des dirigeants allemands, les travailleurs français pour la défaite du gouvernement français, les socialistes britanniques pour la défaite de l’Angleterre, etc. Ses détracteurs l’accusèrent d’être illogique. Vous vous rendez sûrement compte que quelqu’un doit gagner la guerre, lui objectèrent-ils.

La réponse de Lénine comportait deux aspects. D’abord, il insistait sur le fait que si vous n’êtes pas désireux d’appeler à la défaite de votre propre gouvernement vous finirez par dénoncer toute grève ou toute manifestation. Les hommes de droite diront, et ils auront raison, que les grèves et les protestations affaiblissent l’effort de guerre et par conséquent mènent à la défaite. Si les socialistes ne répondent pas qu’ils font grève et qu’ils manifestent précisément parce qu’ils veulent affaiblir l’effort de guerre, ils seront sans arguments face à la classe dirigeante. Les conservateurs vont sans doute se mettre à hurler : «  Mais cela signifie que nous allons perdre la guerre ! » Et nous devons leur répondre que s’il faut que « notre » côté soit vaincu pour arrêter la guerre, ce sera le moindre mal.
Le second argument de Lénine était que seuls les gens qui ont perdu l’espoir que les travailleurs peuvent changer la société pourront prétendre qu’une classe dominante ou une autre doit vaincre finalement. Il insista sur le fait qu’une guerre qui commence comme guerre entre nations ne doit pas nécessairement finir comme telle. La lutte des classes peut se développer au cours de la guerre de telle façon que la guerre est arrêtée par la lutte de la classe ouvrière contre les diverses classes dirigeantes des grandes puissances.

C’est précisément ainsi que s’est terminée la Première Guerre mondiale. La révolution s’est répandue non seulement en Russie mais aussi en Allemagne. De gigantesques luttes de classes secouèrent l’Italie, la France et l’Angleterre. Le slogan de Lénine, «  transformer la guerre impérialiste en guerre civile », devint une réalité. Par conséquent l’appel de Lénine à la défaite de la Russie n’était pas « illogique », pas davantage que celui de l’écrivain et révolutionnaire américain John Reed à la défaite des Etats-Unis. Le souhait de Liebknecht d’une défaite de l’Allemagne, celui du marxiste britannique John MacLean de voir l’Angleterre vaincue, n’étaient pas plus « illogiques ». C’était le seul moyen d’unir les travailleurs internationalement contre la guerre et contre toutes leurs classes dirigeantes.

Evidemment, toutes les guerres ne sont pas à l’échelle de la Première Guerre mondiale, et elles ne créent donc pas toutes les conditions qui permettent de les transformer en révolutions. Mais l’approche générale reste pertinente. Que nous parlions d’une grève de protestation symbolique ou d’une grève générale insurrectionnelle, la classe dirigeante nous accusera toujours de saboter l’effort de guerre. Nous ne pouvons lutter avec efficacité pour arrêter une guerre qui si nous répondons clairement que nous plaçons en premier les intérêts de notre classe, et ne voyons aucun intérêt à participer au massacre d’autres travailleurs pour sauvegarder les profits de ceux qui nous oppriment chez nous.

Il y a une autre distinction importante qui doit être faite entre les deux principales sortes de guerres qui se sont produites dans la période impérialiste. D’abord, il y a eu les guerres entre grandes puissances impérialistes, comme la Première et la Deuxième Guerre mondiales. Ensuite, il y a eu les guerres conduites par les puissances majeures contre des mouvements de libération nationale, ou dont le but était de conquérir des nations dont l’indépendance menaçait l’ordre impérialiste. Un exemple du second cas est constitué par la guerre du Vietnam.

Ces deux cas ne sont pas très différents en ce qui concerne l’attitude que les révolutionnaires doivent avoir à l’égard des grandes puissances. Dans chacun d’eux, c’est leurs propres dirigeants qui sont l’ennemi principal. Mais il y aura une différence dans la façon de considérer, par exemple, le Kaiser allemand, ou Hitler, d’un côté, et, de l’autre, Ho Chi Minh. Dans une guerre entre grandes puissances, appeler à la défaite de ses propres dirigeants n’implique pas que l’on souhaite la victoire des dirigeants d’en face. « Les révolutionnaires doivent profiter de la lutte entre les brigands pour les renverser tous », disait Lénine. Nous nous rendons compte que pour que la classe ouvrière remporte la victoire sur les brigands, nous devons commencer la lutte là où nous sommes, dans notre propre pays, en faisant de nos dirigeants notre ennemi principal, quelles qu’en soient les conséquences sur le plan militaire.

Lorsque les puissances impérialistes s’engagent dans des guerres coloniales, nous espérons qu’elles seront battues. De tels revers ne peuvent qu’affaiblir la classe dirigeante chez elle et par conséquent accroître les possibilités d’arrêter la guerre et d’obtenir des gains pour la classe ouvrière dans le pays. Pendant la Guerre du Vietnam, chaque victoire du Front National de Libération vietnamien rapprochait la guerre de sa fin et facilitait la tâche du mouvement pacifiste. Chaque victoire du FNL rendait plus difficile pour Nixon la répression du mouvement anti-guerre, des protestations étudiantes ou des luttes pour la libération des Noirs. A la fin, la victoire du FNL devait affaiblir sérieusement l’impérialisme américain pendant 20 ans. Le sacrifice de ses combattants épargna des dizaines de milliers de vies dans d’autres pays du tiers monde, comme le Nicaragua ou l’Iran, dans lesquels, malgré toutes les manœuvres de la CIA, les USA ne se sentaient pas assez assurés pour livrer une guerre ouverte.

Comme disait Lénine, ceux qui souhaitent une révolution sans révoltes nationales dans les pays opprimés ne verront jamais la révolution. De telles révoltes peuvent manifester toutes sortes de préjugés nationaux ou religieux. Et là, Lénine ajoutait que la teinte politique des dirigeants des petites nations – qu’ils soient nationalistes, fondamentalistes, dictateurs ou démocrates – ne devait pas conditionner le soutien que leur apportent les révolutionnaires des grands pays impérialistes. Il suffit qu’une victoire de l’impérialisme menace de faire reculer la cause des nations opprimées partout dans le monde pour que les révolutionnaires s’engagent aux côtés des mouvements de libération nationale.

Que les dirigeants de ces nations soient des despotes ou des « démocrates » meurtriers à la sauce Clinton, c’est la tâche de leur classe ouvrière de régler ses comptes avec eux. Toute intervention des puissances impérialistes ne vise qu’à assurer les profits ou des intérêts stratégiques. Mais les révolutionnaires ne devraient pas se sentir tenus au silence, du fait de leur opposition à l’impérialisme, lorsque les classes ouvrières et les opprimés entrent en lutte contre les classes dirigeantes du tiers monde. Nous devons soutenir leurs luttes et affirmer que si des socialistes révolutionnaires menaient ces pays dans leur lutte contre l’impérialisme, elle n’en serait que plus efficace. Nous ne devons pas parer les dirigeants des luttes nationales d’une « coloration communiste », disait Lénine.

Bien que les révolutionnaires fussent aussi opposés à l’impérialisme américain que l’était Ho Chi Minh, ils ne lui épargnaient pas leurs critiques lorsqu’il exécutait des trotskystes vietnamiens ou lorsque son régime répressif affaiblissait la lutte contre les USA en attaquant le niveau de vie des travailleurs ou leur droit à s’organiser. De la même manière, notre désir de voir les forces impérialistes défaites dans le Golfe persique ne signifiait pas que nous devions nous taire face à la répression des travailleurs organisée par le régime de Saddam Hussein, ou devant son refus d’accorder l’indépendance à la minorité kurde. Agir autrement aurait signifié renforcer le gouvernement de Saddam tout en affaiblissant la capacité des travailleurs irakiens à lutter contre l’impérialisme.

En fait, ce type de critique est encore plus justifié dans le cas de Saddam Hussein que dans celui d’Ho Chi Minh. Ce dernier était au moins un anti-impérialiste conséquent. Saddam, lui, a mené une guerre impérialiste pour le compte des Etats-Unis contre l’Iran dans les années 80. Si les USA l’avaient laissé faire, il n’aurait pas hésité à recommencer.

En 1991, les Etats-Unis et l’Angleterre sont entrés en guerre pour vaincre Saddam Hussein et la classe ouvrière irakienne. C’est pour cela qu’ils ont refusé de soutenir des tentatives de minorités arabes dans le sud et kurdes dans le nord de renverser Saddam Hussein à la fin de la guerre. En ce qui le concerne, Saddam Hussein voulait la défaite des forces impérialistes. Mais il voulait aussi la défaite de la classe ouvrière irakienne. Il était opposé aux USA malgré sa politique et non à cause d’elle.

Les révolutionnaires veulent la défaite de l’impérialisme et la victoire de la classe ouvrière irakienne. Nous nous opposons à nos gouvernements impérialistes, souhaitant leur défaite. Si cette défaite venait de Saddam, nous nous en réjouirions malgré tout. Mais nous espérons qu’elle sera le fait des travailleurs irakiens, qui peuvent à la fois renverser Saddam Hussein et se montrer de bien meilleurs opposants à l’impérialisme.

Guerre à la guerre !

Il ne peut y avoir d’accusation plus sévère, pour notre système, que celle qui met en évidence la disparité entre la technologie guerrière et la science qui sauve des vies. La technologie la plus coûteuse et la plus avancée dans le monde d’aujourd’hui est au service des militaires. Mais pour celles de ses victimes qui survivent, ayant perdu un bras ou une jambe, il y aura des béquilles et des jambes de bois qui ne seront pas très différentes de celles utilisées par les vétérans de Waterloo.

Bien sûr, les très riches parmi eux pourront se permettre la microchirurgie ou des prothèses comportant des circuits électroniques connectés aux terminaisons nerveuses du corps. Mais de tels équipements ne seront pas à la portée de la majorité des soldats pauvres – pour la simple raison que ce ne serait pas rentable. Soigner les victimes du syndrome de la Guerre du Golfe n’est certes pas aussi profitable que de préparer une nouvelle guerre.

Changer un tel système mettra en œuvre une lutte titanesque. Mais la guerre, du fait qu’elle provoque le chaos aussi bien à l’arrière que sur le front, crée les conditions dans lesquelles les gens ordinaires s’engagent dans la lutte. Les conseils d’ouvriers et de soldats qui ont fait les Révolutions Russe et Allemande pendant et après la Première Guerre mondiale en sont les meilleurs exemples, mais non les seuls. Les conseils de marins et de soldats, les grèves de la police, la guerre civile irlandaise, les grandes vagues de grèves et la lutte des femmes pour le droit de vote, qui ont secoué la Grande Bretagne immédiatement après la Première Guerre mondiale, étaient une grande opportunité de changement qui tourna court du fait de la trahison de la grève générale de 1926 par les dirigeants travaillistes. De nouvelles mutineries éclatèrent à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et l’immense désir populaire de changement fut l’occasion de l’avertissement de Lord Hailsham : « Donnez-leur la réforme sociale ou ils vous donneront la révolution sociale  ».

L’opposition à la Guerre du Vietnam façonna une génération et nourrit le réveil de la pensée révolutionnaire et de la résistance des travailleurs qui dominèrent le début des années 70. Aujourd’hui nous voyons un nouveau mouvement anti-guerre se développer dans le monde, au moment même où l’économie mondiale fait face à une nouvelle crise. La plupart des protestataires seront révoltés par la barbarie qu’ils voient se déployer sous leurs yeux, sans nécessairement partager toutes les idées contenues dans cette brochure. Si ceux qui les partagent travaillent de façon résolue et conséquente aux côtés de ceux qui ne les partagent pas, ces idées peuvent avec le temps être acceptées comme le moyen le plus efficace de lutter contre la guerre.

Alors, nous aurons vraiment l’occasion de construire la lutte, non pas seulement contre une guerre ou l’autre, mais contre la société qui produit la guerre. Nous pouvons relier la lutte contre la guerre à la lutte contre les bas salaires, le démantèlement de la protection sociale et le chômage. Nous mènerons alors une guerre de classe, la seule qui peut mettre fin à la guerre.


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