Révolution sur les rives du Nil

par Omar El-Shafei

9 mai 2011

Durant les 11 jours qui séparent la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011 et l’éruption de la révolution égyptienne le 25 janvier, le thème principal des médias officiels en Égypte fut le suivant : « l’Égypte n’est pas la Tunisie ». Tellement répété, il donnait plutôt signe de la peur des élites. Un intellectuel assez proche du pouvoir, Ahmed Kamal Aboul-Magd, chef du Conseil national des droits de l’homme (organe officiel) adresse une lettre ouverte au président Moubarak exigeant « une réforme dans la douceur » ; il demande « de répondre à cette étincelle en vue par des mesures rapides radicales et non-occasionnelles avant qu’il ne soit trop tard ».

Il était effectivement trop tard. C’était une sorte de prémonition, mais pas l’unique. Dans un livre publié en décembre dernier, l’écrivain Yasser Thabet écrit : « Messieurs les officiers ont-ils pensé aux conséquences de leur stratégie d’humiliation ? Ont-ils oublié les leçons du passé ? S’ils ont oublié, les Egyptiens se souviennent ». Il s’agit d’une expression directe de la colère qui quelques semaines après provoquera la révolution, puisque les jeunes internautes qui ont fait appel à une « journée de colère » ont choisi expressément cette date du 25 janvier pour coïncider avec la « fête de la police ».

Les 18 jours qui ont fait dégager Moubarak

Les jeunes internautes qui ont lancé sur facebook l’appel à la manifestation du 25 janvier n’auraient pas pu imaginer le succès qu’allait rencontrer leur initiative. Sur le mode de la révolte populaire tunisienne, des dizaines de milliers de personnes ont défié un impressionnant dispositif policier. La répression féroce de cette première journée a fait quatre morts, provoquant une immense mobilisation le vendredi 28 janvier.

Le gouvernement a pourtant tout fait pour empêcher cette mobilisation : coupure totale de l’accès à Internet depuis minuit (27-28 janvier), blocages de la téléphonie mobile, suspension du trafic ferroviaire et des transports publics, et arrestation de plusieurs centaines d’opposants. Il a aussi utilisé tout son arsenal traditionnel de répression : grenades lacrymogènes, canons à eau, charges à la matraque, etc. Au lieu de mater la révolte, la répression l’enflamme. L’ensemble du pays est touché. À l’issue de confrontations sanglantes, les forces de l’ordre sont dépassées. La police tant redoutée est humiliée. Des villes entières, dont Alexandrie et Suez, sont désormais libres de tout contrôle policier. Un couvre-feu est alors décrété. Il sera tout simplement systématiquement bravé par les manifestants. Les sièges du parti au pouvoir (Parti national démocratique, PND), ainsi que les stations de police sont partout incendiés.

À ce stade, déjà, Moubarak est fragilisé. Il envisage de suivre l’exemple de Ben Ali en fuyant le pays. La télévision égyptienne annonce vendredi soir que le chef du Parlement va faire une annonce très importante. Alors que tout le monde s’attend à la démission du dictateur, c’est Moubarak lui-même qui prend l’antenne promettant de poursuivre ses « réformes » sous un nouveau gouvernement. Le dictateur a vraisemblablement obtenu le feu vert de l’administration américaine qui ne veut pas lâcher un allié de taille dans une zone riche en enjeux stratégiques (le pétrole, Israël, etc.).

Ayant déployé l’armée dans les villes, Moubarak nomme le samedi 29 janvier deux généraux aux postes de vice-président (Omar Souleiman, chef des renseignements) et de premier ministre (Ahmad Chafic, ancien commandant de l’air et ministre de l’Aviation). L’armée égyptienne se trouve ainsi en première ligne. Elle tient un double jeu : d’un côté, elle indique lundi soir qu’elle estime « légitimes » les revendications des manifestants ; de l’autre côté, elle ne lâche pas Moubarak.

Suite à ses défaites du vendredi 28 janvier, la police disparait totalement des villes. Une stratégie de terreur et de pourrissement se met en œuvre. Des bandes composées de policiers en civil et d’hommes de main recrutés à bas pris sèment la terreur parmi la population, afin de désolidariser une partie du peuple prise par la panique. Le lundi 31 janvier, sur la Place Tahrir, une journaliste de Libération cite un jeune manifestant : « Si on arrive à tenir jusqu’à vendredi, Moubarak a perdu » [1].

Face à la terreur organisée, la réaction populaire ne tarde pas. Des comités de défense populaire sont créés dans tous les quartiers. Parallèlement, le nombre des manifestants sur la Place Tahrir dépasse les 2 millions le mardi 1er février. On en compte plusieurs millions sur l’ensemble du pays. L’appel par des forces d’opposition à une grève générale a certes échoué : car à ce stade c’est le gouvernement et le patronat qui bloquent le pays, notamment avec la suspension des transports et la fermeture des banques (notamment pour empêcher les gens de toucher leurs salaires en ce début de moi, moyen de pression visant le retour à « l’ordre »). Mais les travailleurs sont d’ores et déjà au cœur de la révolution en tant que manifestants et membres des comités populaires.

Moubarak est alors poussé dans ses derniers retranchements. Ce mardi soir, il fait un discours conciliant, dans lequel il indique qu’il ne sera pas candidat aux prochaines présidentielles ; voulant émouvoir, il dit qu’il veut mourir sur le sol d’Égypte. Or, quelques heures après, les milices du dictateur tentent d’écraser la Place Tahrir dans un bain de sang.

La fraternité évidente des soldats de l’armée avec les manifestants excluait l’utilisation de l’armée dans la répression. « C’est la raison pour laquelle », comme l’explique Gilbert Achcar, « le régime a préféré organiser contre le mouvement de protestation des contre-manifestations et des attaques par des voyous, des nervis. Le régime a tenté de déclencher un semblant de conflit civil qui devait montrer l’Égypte comme étant déchirée entre deux camps, créant ainsi une justification pour l’intervention de l’armée en tant qu’ « arbitre » de la situation » [2]. Une blogueuse sur place explique bien ce qui c’est passé le 2 et le 3 février :

« Il est évident ici qu’il n’y a pas deux parties du peuple que l’on pourrait renvoyer dos à dos, comme le laissent entendre certains analystes internationaux. Il y a un mouvement citoyen qui s’est baptisé "révolution" et qui rassemble bien au-delà des quelques mouvements initiateurs, toutes les couches de la société... Et il y a d’autre part, une réaction sauvage entièrement organisée par le pouvoir, qui a mobilisé pour cela de véritables voyous, des dizaines de milliers de policiers en civil, et des mercenaires achetés 80 LE la journée pour aller casser de l’insurgé. La chaîne al-Jazeera a montré toutes les cartes militaires trouvées dans les poches de ceux que les jeunes ont réussi à arrêter cette nuit. Pendant ce temps la télévision égyptienne abreuve le pays d’informations mensongères, souffle sur les braises de la colère des plus pauvres qui ont encore plus faim qu’avant. Les forces armées envoient des messages politiques par sms : « ya chabab masr » (Jeunes d’Égypte) : « rentrez chez vous et écoutez la voix de la raison… » [3].

C’est grâce à une résistance héroïque des manifestants que ce plan diabolique a échoué. Le lendemain, le vendredi 4 février, le sentiment de triomphe est évident. Une manifestante confie à un journaliste de la BBC : « Bienvenue en terre de la liberté, nous faisons ici l’histoire ».

Complètement discrédité, le régime compte désormais sur l’essoufflement du mouvement. Il annonce le retour à la normalité avec la réouverture des banques et le fonctionnement des transports. Le premier ministre récemment nommé par Moubarak, Ahmed Chafik, se permet de se moquer des manifestants de la Place Tahrir, annonçant même que son gouvernement allait leur distribuer des bonbons. C’était sans compter sur une nouvelle donne qui s’avèrera décisive : le déclenchement d’un mouvement de grève.

Les grèves avaient commencé dès le début de la révolution à Suez, chez les ouvriers du ciment. Au 6 février, on compte déjà au moins « quatre foyers de lutte économique où les ouvriers déclarent qu’ils ne reprendront le travail qu’une fois le régime tombé » [4]. Deux jours après, le mouvement s’amplifie. Le jeudi 10, la convergence entre revendications économiques et la demande de la chute du régime est presque totale.

C’est à ce stade que l’armée est obligée de prendre des mesures décisives. Le Conseil suprême des forces armées se forme le soir même. Le lendemain, le vendredi 11, Moubarak est contraint de lâcher le pouvoir. L’armée le sacrifie pour freiner la radicalisation et essayer de sauver le régime.

Une révolution qui vient de loin

La révolution égyptienne est l’aboutissement d’une décennie de luttes : le mouvement de solidarité avec la seconde intifada palestinienne a donné lieu à deux journées de protestations massives contre l’invasion américaine de l’Irak. La confiance ainsi retrouvée par les opposants du régime a mené à une confrontation directe avec la dictature de Moubarak depuis 2004, notamment avec le mouvement kifaya (ça suffit). Depuis la fin de 2006, l’Égypte a connu prés de 16 mois de grèves sans précédent, culminant avec le soulèvement ouvrier de Mahallah en avril 2008.

Cette révolution confirme en même temps le bien-fondé de ces mots écrits Par Marx et Engels il y a 165 ans. « …[L]a révolution est… nécessaire, non seulement parce qu’il est impossible de renverser autrement la classe dominante, mais encore parce que seule une révolution permet à la classe qui renverse de balayer la vieille saleté et de devenir capable de fonder la société sur des bases nouvelles ».

En effet, les premières minutes de 2011 ont été témoins d’un attentat odieux contre l’église des Saints à Alexandrie, sur fond de vives tensions accumulées entre musulmans et chrétiens. Or, depuis le début de la révolution, la solidarité musulmano-chrétienne dans la lutte héroïque d’un peuple pour sa liberté et sa dignité rappelle les slogans de la révolte patriotique de 1919 contre l’occupation britannique : « La religion pour Dieu, et la patrie pour tous » ; « Vive le croissant avec la croix »... De même, on constate que dans une société où les harcèlements sexuels subis par les femmes dans la rue s’étaient banalisés, des manifestations de masse se déroulent un peu partout en Égypte sans le moindre incident de harcèlement. Il s’agit bel et bien d’un festival des opprimés.

La dynamique du processus révolutionnaire

En Égypte, comme en Tunisie un mois avant, le dictateur a chuté, pas encore la dictature. Un processus révolutionnaire complexe et contradictoire est en cours. Depuis la chute de Moubarak, le pouvoir est dans les mains du Conseil suprême des forces armées. Ce dernier gère une « transition » dans laquelle il essaye d’assurer la plus grande continuité avec le passé, tout en faisant des concessions symboliques aux revendications révolutionnaires. Le premier ministre nommé par Moubarak quelques jours avant sa chute garde son poste. Plusieurs ministres particulièrement haïs par l’opinion sont toujours là, notamment aux affaires étrangères et à la justice. L’état d’urgence est maintenu… Sur la revendication démocratique principale de la révolution, à savoir l’élection d’une assemblée constituante pour écrire une nouvelle constitution, l’armée fait la sourde oreille. Elle a plutôt choisi de nommer une commission constitutionnelle chargée d’amender quelques articles de la Constitution actuelle. Il s’agit d’un véritable rafistolage. Par ailleurs, les militaires insistent sur le maintient des accords de paix avec Israël.

Pour autant, les masses égyptiennes ne sont pas prêtes à se faire confisquer leur révolution. Le mouvement de grève qui fut décisif dans la chute de Moubarak s’est amplifié depuis. La victoire politique des travailleurs a favorisé leur mobilisation pour satisfaire leurs revendications économiques : hausse de salaires, établissement d’un salaire minimum, des CDI pour les travailleurs intérimaires, la démission des patrons corrompus, etc. À ces demandes, s’ajoute la revendication de syndicats indépendants. Car en Égypte, la bureaucratie syndicale est totalement inféodée au pouvoir ; elle a clairement condamné la révolution jusqu’au bout. Ces luttes ont le potentiel de converger une fois de plus vers la revendication politique d’éliminer l’ensemble du régime. Il n’est donc pas étonnant que le Conseil suprême des forces armées s’oppose ouvertement, mais sans grande efficacité, aux grèves.

L’hostilité de la direction de l’armée envers la révolution n’a rien de surprenant car l’institution militaire égyptienne, avec sa gestion d’un énorme complexe militaro-industriel, appartient de manière inextricable au capitalisme égyptien. De plus, cette institution est devenue depuis quatre décennies un élément fondamental des organes d’hégémonie impérialiste sur la région. Cette armée, équipée, entrainée et formée par les États Unis, ne peut être qu’un ennemi de la quête de liberté, de justice et de dignité qui fait trembler aujourd’hui les tyrans en Égypte et partout dans monde arabe.

La révolution égyptienne est loin d’être terminée…

Notes

[1Elodie Aufray, «  Si on arrive à tenir jusqu’à vendredi, Moubarak a perdu  », Libération, 31 janvier 2011. http://www.labreche.ch/print/ÉgypteAufray01_11.html.

[2Farooq Sulehria, «  Où va l’Égypte  ?  », Entretien avec Gilbert Achcar conduit le 4 février 2011. http://www.labreche.ch/print/ÉgypteAchcar02_11.html.

[3Blog publié par Sylvie Nony sur Mediapart. http://www.labreche.ch/Ecran/ÉgypteMassacre.html.

[4Mélanie Souad et Kevin Vay, «  Entretien avec Hossam al-Hamalawy  », Tout est à nous  !, n°89, 10 février 2011.

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