La guerre civile russe : une analyse marxiste

par Megan Trudell

11 février 2010

Contre toute attente la révolution russe a eu le dessus sur la contre-révolution et l’intervention étrangère pendant trois ans d’une guerre civile meurtrière. 80 ans après la conclusion de cette guerre c’est encore un champ de battaile pour les révolutionnaires. Ce conflit reste une cible favorite pour les attaques de droite contre la révolution russe, et une question majeure pour les critiques de gauche qui étendent leur confusion idéologique après l’écroulement du stalinisme à la période révolutionnaire.

Les politiques associées au Communisme de Guerre – la fin du contrôle ouvrier des usines, la réquisition des céréales, et la restriction de la démocratie – sont considérées comme étant le terreau de l'industrialisation forcée, de la collectivisation, des procès de Moscou et du Goulag. Dans l'introduction d'un recueil de documents de la guerre civile on peut lire ceci : « Les événements de 1918-1922... annoncent toutes les horreurs de la période stalinienne. »1

Cependant, quand on évalue la trajectoire de la révolution, il est important de séparer les similarités de forme du contenu social et politique. Il est clair que le régime de Staline dans les années 1930 a bien utilisé des mesures introduites pendant le Communisme de Guerre dans son effort pour industrialiser l 'économie russe en compétition avec les pays occidentaux. Lénine et Trotsky allaient dans une direction différente dans l'espoir que certains développements - la révolution internationale surtout – auraient rendu réellement possibles l'élimination de ces mesures temporaires. Le fait que cela n'est pas arrivé n'était pas plus « inévitable » que la montée du fascisme en Allemagne n'était un résultat « inévitable » de la première guerre mondiale du fait que des économies de guerre existaient dans les deux pays.

La tragédie de la guerre civile est précisément que l'impact de la guerre et l'isolation de la société russe ont réduit de plus en plus le spectre des décisions politiques et des choix disponibles. La politique et l'organisation des bolcheviks, et la conviction de la masse des ouvriers et des paysans dans la société russe pour le projet dans lequel ils s'étaient engagés, leur a permis de continuer à se battre pour la survie de la révolution pendant une période extraordinairement longue. Mais en dernière analyse ils ne pouvaient pas s'échapper de la cage des circonstances matérielles, et ils ne pouvaient pas non plus ne pas être changés par la vie telle qu'elle était vraiment.

La guerre civile commence

Marx a écrit que les hommes font l'histoire « dans des conditions directement données et héritées du passé. »2 La mise en place du pouvoir des travailleurs en octobre 1917 a eu lieu dans des conditions héritées de crise profonde à tous les niveaux de la société russe.

En 1913, avant le début de la Première Guerre Mondiale, le revenu moyen en Russie était plus bas d'environ un cinquième que celui de la Grande-Bretagne à la fin du 17ème siècle. La guerre empira les choses. Le déclin de la production qui avait commencé en 1915 s'est accéléré à cause d'un manque de matières premières et de la dislocation des transports.3

En août 1917 l'usine Poutilov de Petrograd a reçu seulement 4% du fuel dont elle avait besoin pour maintenir la production en en octobre elle a dû fermer la plupart de ses ateliers.4 Les pénuries de vivres parmi les soldats étaient fréquentes dès avril 1917 et augmentèrent rapidement, de sorte qu'en septembre « les fronts, en particulier le front nord, étaient descendus à 10-20% des fournitures normales de nourriture », et la maladie et la démoralisation se répandaient.

La réquisition forcée dans les territoires les plus proches des fronts étaient chose commune. C'est là un point que la plupart des historiens omettent dans leurs récits, mais c'est un point important. Cela indique que les réquisitions durant la guerre civile par les bolcheviks avaient leur origine dans une réaction pragmatique, plutôt qu'idéologique, à la faim. Comme l'explique Marc Ferro : « L'économie russe s'effondrait avant la révolution d'octobre... le nouveau régime devait reconstruire sur des ruines ».5

La consolidation de la révolution dans tout le pays, et la reconstruction de l'économie à un niveau suffisant pour créer une augmentation du niveau de vie de la majorité et garantir la démocratie soviétique était une tâche herculéenne. La tenter dans le feu de la guerre, avec des forces fragiles, était presque impossible.

La guerre n'a pas été initiée par les bolcheviks. La révolution d'octobre avait commencé à ôter le pouvoir économique à l'ancienne classe dirigenate par des décrets sur la terre qui sanctionnaient la saisie des terres par les paysans, la nationalisation des banques et les débuts de contrôle ouvrier dans les usines. Le rapport de forces entre les classes dans la société russe avait changé de façon décisive, mais la lutte de classes n'était pas finie – elle était devenue plus âpre et plus polarisée. Morgan Phillips Price a décrit ainsi la situation dans le Manchester Guardian : « La démocratie a la grande majorité de son côté mais le petit groupe des chefs d'industrie et des banquiers mène, avec l'assistance étrangère, une bataille obstinée pour son existence en tant que classe »6. La guerre civile était donc une guerre de classes dans laquelle les deux côtés se battaient pour leur survie – cela, un grand nombre d'ouvriers et de paysans, pas seulement des membres du parti bolchevik, le reconnaissait.

La révolution n'est pas un événement ponctuel, mais un processus. L'approfondissement et l'extension de la révolutionnaire sont devenus complètement entrelacés avec la conduite d'une guerre de survie contre les reste de la classe renversée et leur soutiens. Comme l'écrit Christopher Read, l'auteur de From Tsar to Soviets, la guerre civile était un « processus complexe dans lequel les développements militaire et révolutionnaire allaient de pair »7.

Au début l'ancienne classe dominante était mise en état de choc et affaiblie par la révolution. Elle pouvait compter sur peu de forces, essentiellement des officiers tsaristes et des cadets dont le moral était brisé. Elle a néanmoins essayé de défier les forces fragiles du nouvel état ouvrier. A la fin de 1917 une révolte cosaque dirigée par le général Kalédine à Rostov-sur-le-Don devint un fanion de ralliement pour les contre-révolutionnaires et était soutenue par les forces de l'Arméee des Volontaires (Armée Blanche). Encore en formation sous les généraux Alekseïev, Kornilov et Dénikine, l'Armée des Volontaires ne comptait qu'entre 3000 et 4000 hommes, parmi lesquels les officier les plus inexpérimentés. Les bolcheviks eu-mêmes ne pouvaient mobiliser qu'entre 6000 et 7000 soldats inexpérimentés avec 12 mitrailleuses. Pourtant, comme en tant d'autres occasions durant la guerre civile, la politique joua un rôle décisif. Les troupes cosaques se divisèrent parce que ceux qui avaient combattu dans la première guerre mondiale montraient peu d'enthousiasme à combattre à nouveau, et les forces Rouges furent capable de prendre Rostov en février 1918. Kalédine, desespéré, se suicida, et les forces Blanches furent obligées de fuir. En avril ils subirent un nouveau revers quand Kornilov fut tué lors d'une attaque de l'artillerie Rouge sur son quartier général. Dénikine prit les commandes et mena une retraite vers la région du Don.

Dix jours après la mort de Kornilov Lénine put déclarer au Soviet de Moscou : « On peut dire avec certitude que, pour l'essentiel, la guerre civile est finie (...) il n'a aucun doute que sur le front interne la réaction a été définitivement écrasée ».8 Pourtant un an plus tard l'Armée des Volontaires comptait 100 000 soldats bien armés et entraînés, et faillit détruire la révolution. La contre-révolution russe a pu renaître de ses cendres comme conséquence directe de l'intervention dans la guerre civile des principales puissances impérialistes. Comme Lénine l'écrivit plus tard, « Après la marche triomphale d'octobre, novembre et décembre sur notre front intérieur, alors que nous combattions notre contre-révolution, (...) nous dûmes nous mesurer au véritable impérialisme mondial (...)une situation extrêmement difficile et ardue ».9

La contre-révolution « démocratique »

L'intercession des puissances étrangères dans la Russie se dissimulait à l'origine sous le soutien à une alternative « démocratique » à la fois aux bolcheviks et à l'ancien régime. Le processus révolutionnaire avait conduit les socialistes modérés, les mencheviks et les Socialistes Révolutionnaires de Droites (SRD)10, dans l'opposition. Ils défendaient l'idée que l'étape bourgeoise de la révolution – l'instauration de la démocratie parlementaire sous le capitalisme – devait être consolidée avant que la classe ouvrière puisse garder le pouvoir. Leur réaction à la réalité du pouvoir ouvrier fut d'appeler à la reconstitution de l'Assemblée Constituante.

L'Assemblée Constituante, à laquelle les révolutionnaires avaient appelé avant octobre, était devenue, dans un climat politique qui changeait rapidement, un fanion de ralliement pour l'opposition aux soviets. Après sa dissolution en janvier 1918 les dirigeants SRD fuirent pour Samara, à l'ouest de l'Oural sur la Volga, et tentèrent de rassembler suffisamment de forces pour reconstituer l'Assemblée et renverser les bolcheviks. L'occasion de le faire vint en mai avec la rébellion de 30 000 soldats tchécoslovaques qui s'allièrent avec les dirigeants SRD, balayèrent les fragile soviets et établirent une base pour un nouveau gouvernement russe sous le nom de Comité des Membres de l'Assemblée Constituante (Komoutch).

Le Komoutch voulait une démocratie non-bolchevik mais avait une base populaire très réduite et dépendait par conséquent du soutien des Alliés, et rejoignit de fait la contre-révolution. Il déclara « Le Komoutch inclut comme une des ses tâches primordiales la lutte sans pitié contre le bolchevisme par la formation de forces armées et l'armement du peuple lui-même... pour atteindre ces buts, le Komoutch formera un organe central de gouvernement panrusse dont le devoir sera de remplir toutes les fonctions exécutives et d'attirer à lui toutes les classes et les peuples de Russie (mes italiques) ».11

Le Komoutch fit rapidement savoir clairement que « toutes les classes » voulait dire les classes possédantes. Durant ses quatre mois de règne à Samara 4000 prisonniers politiques furent fait, la plupart des bolcheviks ; les soviets locaux (démocratiquement élus) étaient exclus de la vie politique ; les bolcheviks étaient exclus du gouvernement et l'industrie et les banques étaient rendus à leurs propriétaires antérieurs.

Les faiblesses du Komouthc devinrent rapidement apparentes quand les forces tchécoslovaques se retirèrent complètement du combat en octobre 1918. Le Komoutch forma l'Armée Populaire, mais seulement entre 8000 et 10 000 hommes se portèrent volontaires ce qui les obligea à utiliser la conscription. La mal nommée Armée Populaire comptait peut-être 30 000 soldats sans discipline à son apogée – malgré le fait que le Komoutch gouvernait un territoire avec une population de 12 millions. Le quartier général de l'armée « devint un bastion pour les officiers de droite et monarchistes, un cheval de Troie de la contre-révolution Blanche à l'intérieur de la citadelle démocratique ».12

Un autre gouvernement antibolchevik fut établi à Omsk en Sibérie. Plus à droite que le Komoutch et hostile mutuellement envers lui, il commandait une armée de 40 000 hommes qui passa rapidement sous l'influence d'officiers Blancs. Sous la pression des Alliés, le Komoutch et le gouvernement d'Omsk formèrent un gouvernement panrusse en septembre 1918. Il établit un directoire de cinq membres basé à Omsk, qui avait le pouvoir de nommer un Gouvernement Provisoire Panrusse sans contre-pouvoir. En seulement quelques mois, les grands idéaux d'une alternative démocratique aux bolcheviks avaient mené à un croupion non-démocratique, non-représentatif, de plus en plus dépendant des forces Blanches et des Alliés.

Les « démocrates » ont fait en sorte que les troupes des Alliés soient bien soignées : « Le Comité d'Industrie de Guerre d'Omsk a pris la charge d'équiper toutes les troupes Alliées qui sont déjà arrivées en Sibérie ».13 En août 1918 des logements furent fournies pour les forces britanniques qui débarquaient à Arkhangelsk, et en octobre le général britannique Knox arriva à Omsk en venant de Vladivostok où il avait entraîné les troupes du général Blanc Koltchak. Koltchak fut nommé ministre de la guerre et le 17 novembre, très probablement avec l'aide de Knox, il dirigea un putsch pour renverser le Directoire.

Ainsi les membres de la « contre-révolution démocratique » ouvrirent la porte à l'article authentique et le payèrent de leurs vies. Quand une insurrection bolchevik fut écrasée un mois après la prise du pouvoir par Koltchak, il y eut 400 tués. Quinze prisonniers politiques, tous membres des SR de droite et membres de l'Assemblée Constituante qui avaient été libérés par la révolte, se rendirent aux homes des Koltchak et furent fusillés sans procés. Le slogan des Socialistes Révolutionnaires et des Mencheviks dans les premiers mois de la révolution avait été « ni Lénine ni Dénikine (ou Koltchak) », mais comme le montre la trajectoire des gouvernements de Samara et d'Omsk, dans la guerre de classes qui faisait rage en Russie il n'y avait pas de lieu médian où se tenir. L'alliance des socialistes avec les Alliés et la bourgeoisie aidait la droite, et donna aux Alliés et à l'Allemagne une excuse pour intervenir en Russie.

L'intervention étrangère

L'opinion standard des historiens sur l'intervention est que c'était intéressant pour la propagande des bolcheviks, et non un facteur central qui détermine le cours de la guerre. Christopher Read, par exemple, explique que le soutien des gouvernements étrangers pour les Blancs « était plus utile pour les Bolcheviks, qui peignaient la direction soviétique comme des dirigeants d'une lutte de libération nationale contre les impérialistes étrangers, que pour les Blancs, qui ne réussirent pas en tirer d'avantage militaire durable ».14 « L'intervention étrangère était irrésolue et inefficace »,15 selon la présentation de Documents from the Soviet Archives, une opinion qui est aussi celle de Richard Pipes, qui écrit qu' « il n'a jamais eu rien qui ressemble à une "intervention étrangère" au sens d'un effort concerté, résolu, des puissances occidentales pour écraser le régime communiste ».16

Mais les faits démentent complètement ces pieuses déclarations. Les hommes, les munitions, les fournitures et l'argent qui affluait vers les Blancs prolongèrent la guerre de façon incommensurable. Sans cette aide la contre-révolution aurait été écrasée de façon décisive dans la première au début de 1918. L'intervention étrangère est directement responsable de millions de morts du fait des combats, de la maladie et de la faim, exacerbés par les sanctions économiques, et a contribué substantiellement à l'échec des gouvernements révolutionnaires en Finlande, en Hongire et dans les états baltes.

Un historien de la guerre civile, Evan Mawdsley, écrit que les « opérations militaires des Pouvoirs Centraux de février à mai 1918 constiuèrent la plus importante intervention étrangère de la guerre civile. Des centaines de milliers de soldats allemands, autrichiens et turcs étaient impliqués ; 17 provinces russes (ainsi que la Pologne) furent occupées ».17 En Ukraine, l'Armée Rouge avait enlevé Kiev au Rada (conseil) nationaliste, dominé par les SR de droite en février 1918, mais en fut chassée par l'armée allemande qui mit en place un gouvernement fantoche dirigé par le cruel général Skoropadsky : « Une fois l'Ukraine complétement occupée par eux, les allemands se hâtèrent de faire tourner la roue de la révolution à l'envers ».18

La politique du régime consistant à rendre la terre à ses anciens propriétaires provoqua une résistance paysanne de masse, tout comme la large réquisition par les forces allemandes. D'après des chiffres offichiels, les Pouvoirs Centraux prirent 113 421 tonnes de céréales, d'oeufs, de beurre et de sucre en Ukraine avant novembre 1918 – ce qui illustre qu'on a recouru aux réquisitions dans la guerre civile d'un côté comme de l'autre. En plus de l'occupation de l'Ukraine, l'Allemagne a également aidé les Finlandais Blancs, en prenant Helsinki en avril, et déclenchèrent une terreur blanche brutale.19 Plus de 70 000 personnes furent internées dans des camps de concentration et entre 10 000 et 20 000 furent assassinées : « Il suffisait, dans la zone occupée par les blancs, pour être arrêté, d'appartenir à une organisation ouvrière et pour être fusillé, d'y avoir rempli une fonction. »20 En comparaison, la révolution soviétique en Finlande avait coûté moins de 1000 vies.21 L'Allemagne prêta également assistance à la formation d'unités Baltes Blanches, notamment de l'Armée du Nord basée à Pskov, qui allait être sur le point d'envahir Petrograd en 1919. Encore durant l'été 1919, des contre-révolutionnaires étaient recrutés en Allemagne et envoyés dans les provinces baltes en uniforme avec la promesse de « tout ce qu'ils peuvent obtenir de la population juive quand ils arriveront en Russie ».22

Accepter la culpabilité allemande est plus aisé pour Mawdsley que d'admettre le rôle des Alliés dans les affaires russes : « L'alliance anti-bolchevik des "quatorze puissances" qui figurait dans la propagande soviétique était un mythe ».23 Voilà une affirmation bien étonnante. L'intervention alliée en financement, espionnage, armes, entraînement et groupes militaires sur le sol russe était une composante du la guerre civile depuis le tout début. Dès novembre 1917 le général Lavergne, chef de la mission militaire française, et un officier supérieur américain avait donnée des encouragements officiels au général Doukhonine au quartier-général des armées en banlieue de Petrograd. La France reconnut l'indépendance de l'Ukraine sous la Rada anti-bolchevik en décembre 1917 et prêta 180 million de francs à la Rada.

Il y avait très peu de confrontation directe des troupes étrangères avec les forces Rouges. Le contexte de la guerre mondiale a aussi conditionné les attitudes des puissances étrangères envers l'intervention en Russie. Elles étaient unies contre les bolcheviks mais divisées entre elles. Non seulement chaque Etat avait ses propres intérêts économiques et territoriaux, mais le potentiel de troubles internes dans chaque pays faisait que les classes dominantes des différents pays étaient divisées.

La Grande Bretagne, le pays qui a fait la contribution la plus substantielle aux Blancs, voulait protéger le moyen orient de la Russie et craignait une Russie et une Allemagne unies, surtout après la révoltion allemande de novembre 1918. Churchill et Lord Curzon étaient les hommes politiques les plus vigoureusement anti-bolcheviks et voulaient une intervention majeure contre le gouvernement soviétique, tandis que d'autres, dont Lloyd George, hésitaient, d'autant plus que le niveau de la lutte des classes montait en Grande-Bretagne en 1919. Ce dernier facteur était décisif – pris en conjonction avec les troubles en Irlande, en Inde et en Egypte – pour le retrait britannique de Russie en 1919.

L'aide britannique incluait la fourniture aux Blancs d'armes et de matériel, l'entraînement des officiers Blancs, la mise à disposition d'espions et de l'assistance dans les communications, et l'envoi de contingents navals en mer Baltique et dans le Golfe de Finlande pour « défendre » l'Estonie et la Lettonie et assurer le blocus contre les bolcheviks. En juillet 1918 les britanniques débarquèrent à Arkhangelsk dans le nord et utilisèrent leurs positions stratégiques sur mer pour soutenir les forces anti-bolcheviks. La décision britannique d' « intervenir et d'exploiter la route de la Mer Noire, a été prise avant le putsch de Koltchak ; mais une fois prise cette décision au nom de la démocratie et de l'humanité, le gouvernement parut dans un premier temps parfaitement prêt à laisser ses forces être utilisées par les partisans de la dictature et de la réaction ».24 A la fin 1918 les britanniques reconnurent l'indépendance de l'Azerbaïdjan et de la Géorgie, tous deux hostiles aux bolcheviks, et envoya des troupes à Bakou pour protéger l'approvisionnement en pétrole et empêcher que le pétrole parvienne aux Rouges.

L'intervention française était guidée par le désir de récupérer des investissements perdus en Russie ainsi que par celui de créer des états-tampons contre des attaques allemandes. En mars 1919 entre 65 000 et 70 000 soldats français subirent une défaite cuisante aux mains de l'Armée Rouge et de la guerilla ukrainienne à Kherson et Odessa. Les soldats français se mutinèrent à Sébastopol en Crimée. « Pas un seul soldat français qui a sauvé sa peau à Verdun et dans les champs de la Marne ne consentira à la perdre dans les champs de Russie, » déclara l'un de leurs officiers.25 La France évacua ses troupes d'Odessa en avril, mais l'intervention ne s'arrêta pas là : l'attaque de l'Ukraine menée par le dirigeant polonais Pilsudski au printemps 1920 était aidée par le gouvernement français, qui lui accorda des crédits et des munitions en échange de l'objectif espéré d'une Pologne élargie pour menacer l'Allemagne depuis l'est.

Les Etats-Unis envoyèrent 7 000 soldats en Sibérie sous le prétexte de reconstruire le front anti-allemand, mais aussi en réaction à l'intervention de 70 000 soldats japonais. Les japonais étaient aidés par Semenov et Kalmykov, deux seigneurs de guerre cosaques, qui « sous la protection des troupes japonaises rôdaient dans le pays comme des bêtes sauvages, tuant et volant le peuple... Si des questions étaient posées sur ces meurtres brutaux, la réponse était que les assassinés étaient des bolcheviks ».26

L'intervention n'était pas un mythe : « A la fin 1918 les forces interventionnistes en Russie avaient un total de presque 300 000 hommes – français, britanniques, américains, italiens, japonais, baltes allemands, polonais, grecs, finlandais, tchèques, slovaques, estoniens et lettoniens – à Arkhangelsk, Murmansk, en Finlande, en Estonie, en Lettonie et en Pologne comme sur la Mer Noire, sur le chemin de fer transsibérein, et à Vladivostok ».27 Même ceux qui insistent que c'était un mythe sont clairs sur le fait que l'aide étrangère jouait un rôle crucial pour les Blancs. Richard Pipes écrit : « Les Blancs... devaient se contenter d'armes capturées à l'ennemi ou fournies de l'étranger. Sans ces dernières, les armées Blanches... n'auraient pas pu continuer ».28 Read est en accord : « Ce n'est que vers la fin 1918 et en 1919, quand une intervention étrangère substantielle, sous la forme de fournitures et de troupes, commença à arriver que l'affaiblissement des forces Blanches cessa et qu'elles purent partir à l'offensive de façon importante ».29

Après la signature du traité de Brest-Litovsk au printemps 1918, la Russie était sous blocus – blocus justifié par le besoin d'empêcher des fournitures d'atteindre l'Allemagne. D'après des historiens conservateurs la continuation du blocus après la signature de l'armistice par les allemands n'avait qu'une « importance symbolique »,30 et a eu « peu d'effet » puisque la Russie n'avait pas grand chose à vendre.31

Il y avait très peu de choses que la Russie pouvait exporter, mais cela était vrai avant la révolution. Même si en 1914 les exportations de la Russie dépassaient les importations, « la production considérablement réduite de la Russie... était absorbée dans son intégralité par l'effort de guerre, ne laissant rien de disponible pour l'exportation. Dans ces conditions, le commerce extérieur de la Russie était réduit en 1916 à des proportions limitées, et était largement constitué de fournitures envoyées à la Russie par ses alliés ».32 Le blocus empêchait l'influx d'aide non pour la Russie pour son entier, mais pour le côté bolchevik dans la guerre de classes. Les Blancs n'avaient rien à vendre non plus, et pourtant des fournitures affluaient pour Koltchak et Dénikine. Des témoignages de Sibérie alors qu'elle était encore sous le contrôle du Directoire détaillent les fournitures étrangères, dont 100 000 wagons de trains venus des Etats-Unis. Le commerce entre les Blancs et les puissances étrangères continuait malgré le blocus. Entre octobre 1918 et octobre 1919 la Grande-Bretagne a envoyé à Omsk 97 000 tonnes de fournitures, dont 600 000 fusils, 6 871 mitrailleuses et plus de 200 000 uniformes.33 Selon Pipes, « toutes les munitions de fusil tirées par les troupes [de Koltchak] étaient fabriquées en Grande-Bretagne ».34

Le total de l'aide des Alliés à Koltchak dans les premiers mois de 1919 se comptait à 1 million de fusils, 15 000 mitrailleuses, 800 million de bandes de munition, et des vêtements et de l'équipement pour 500 000 hommes, « équivalent en gros à la production soviétique de munitions pour toute l'année 1919 ».35 En août 1919 La Grande-Bretagne avait déjà dépensé 47,9 million de livres sterling pour aider les Blancs – somme qui allait monter à 100 million de livres à la fin de l'année, une some équivalente à approximativement 3,6 milliards d'euros aujourd'hui. La contribution française valait à peine moins, et les Etats-Unis ont permis à des « sommes considérables » qu'ils avaient octroyées au gouvernement de Kerensky d'être diverties pour la cause Blanche par l'ambassadeur du Gouvernement Provisoire.36 Les puissances impérialistes ont peut-être laissé le combat en première ligne aux Russes Blancs, mais des troupes tchécoslovaques, japonaises, britanniques, françaises, américaines, polonaises, roumaines et italiennes gardaient le chemin de fer transsibérien pour assurer que les fournitures de Vladivostok parviennent jusqu'à Koltchak. Une chanson sibérienne de l'époque du règne de Koltchak exprimait parfaitement la situation : « Uniforme, britannique; botte, française;baïonnette, japonaise; souverain, Omsk ».37

Dans un pays où les forces productives étaient déjà dévastées, le blocus, loin d'être symbolique, était un coup mortel. Le journaliste John Reed a écrit, « La politique consciente des Alliés d'imposer un blocus des médicaments à la Russie a tué des milliers et des milliers ».38 L'historein E H Carr pensait que le blocus était aussi un facteur central pour rendre nécessaire la continuation du Communisme de Guerre: « L'isolation économique complète de la Russie soviétique pendant cette période était un facteur contributif puissant pour des expériences économiques qui n'auraient pu être tentées ou dans lesquelles on n'aurait pu persister qu'avec de grandes difficultés excepté dans un système clos. »39

Même quand le blocus fut levé en janvier 1920, après la défaite de l'intervention étrangère en Russie, les Alliés refusèrent tout paiement en or soviétique. Le « blocus de l'or » avait comme effet que les importations vitales étaient déniées à la Russie. Sous le régime tsariste 58% des machines industrielles et 45% des machines agricoles avaient été importées. L'effondrement de la production industrielle et de la production de machines agricoles – par exemple la production de charrues en 1920 équivalait à 13% de la production de 1913 – devait absolument être remédiée, et le blocus aggravait la situation.

En 1921 la sécheresse s'est ajoutée à la catastrophe et on estime que la famine qui suivit affecta 33 millions de personnes en en tua 5 millions, principalement dans les provinces de la Volga Kazan, Oufa, Samara et Orenbourg, dans des parties du sud de l'Ukraine et du bassin du Don. La production dans ces régions déclina de 85% par rapport aux chiffres d'avant la révolution, qui étaient déjà pitoyables. En juillet 1921 Lénine dit dans son rapport au troisième congrès de l'Internationale Communiste que « les privations des paysans sont devenues intenables. » La situation était si extrême qu'un article d'une revue soviétique officielle défendait en septembre 1920 le point de vue selon lequel « il va être nécessaire d'exporter ce dont nous avons besoins nous-mêmes simplement pour pouvoir acheter en échange ce dont nous avons besoin encore plus. Pour chaque locomotive, chaque charrue, nous serons obligés d'utiliser littéralement des morceaux arrachés du corps de notre économie nationale ».40

La seule aide étrangère qui parvenait en Russie venait de la non-officielle Administration Américaine de Secours mais elle fut retirée en 1922 par le futur président Herbert Hoover, qui était « outré » de « l'inhumanité d'une politique gouvernementale consistant à exporter de la nourriture de gens qui meurent de faim dans le but que par de tels exportations le gouvernement puisse acquérir des machines et des matières premières pour l'amélioration économique des survivants ».41 Pipes cache dans ses notes la critique de l'historien américain Arthur Schlesinger envers Hoover pour avoir eu la « conviction fantastique » que le gouvernement fédéral des Etats-Unis « ne devrait pas... nourrir des gens qui meurent de faim ».42 Les classes dominantes d'aucun autre pays n'ont contribué à apporter des secours aux victimes de la famine.

Christopher Read décrit la politique des Alliés en Russie en des termes familiers aujourd'hui : « La Russie était le premier théâtre d 'expérimentation de ce qui aller devenir la tactique contre-révolutionnaire occidentale (c'est à dire, au départ britannique et française, et plus tard dans le siècle, américaine) standard basée sur l'intervention armée directe là où c'est faisable, des financements généreux aux contras si ce ne l'est pas, et une guerre « de basse intensité » (si l'on est pas à l'autre bout), économique, dans tous les cas ».43

L'intervention étrangère a aussi joué un rôle dévastateur pour contenir la révolution à l'intérieur des frontières russes. La poussée de Koltchak vers la Volga au printemps 1919 mit fin au soutien de l'Armée Rouge aux nouveaux états soviétiques baltes, et la poussée de Dénikine à travers les lignes rouges pendant l'été s'empêchèrent l'Armée Rouge d'aller vers l'ouest pour faire la jonction avec la Hongrie soviétique. Sans le soutien de l'Armée Rouge, « les forces de sécurité locales et l'intervention étrangères écrasèrent les éléments soviétiques dans les révolutions d'Europe centrale ».44

Les bolcheviks comprenaient que la seule chance pour la révolution russe de d'atteindre son objectif de construction d'une société socialiste était en tant qu'étape dans une révolution internationale. Ceci protègerait l'état ouvrier de l'intervention étrangère et réconcilierait la paysannerie au pouvoir prolétarien, avec l'impact de forces productives accrues et des gains en machinerie, en techniques et en matières premières qui les lieraient à un état ouvrier. Lénine était convaincu que « il est absolument vrai que sans révolution allemande nous périrons ».

Les possibilités d'extension de la révolution était très réelles. Les années 1918-1919 furent marquées par de vastes mouvements sociaux dans toute l'Europe. Cependant, des dirigeants sociaux-démocrates occupèrent le vide dans chaque occasion. Le poids et la force subjectifs des organisations révolutionnaires en Europe en comparaison avec ceux des partis sociaux-démocrates était un facteur central dans l'échec des révolutions européennes, mais si le nouvel ouvrier en Russie n'avait pas été contenu pendant trois ans par l'impact de l'intervention il aurait pu aider des mouvements révolutionnaires dans d'autres pays auxquels manquait sa direction expérimentée. William Chamberlin a suggéré que « s'il n'y avait pas eu d'intervention, si l'aide Alliée aux Blancs s'était arrêtée après la fin de la [première] guerre [mondiale], la guerre civile russe se serait presque certainement terminée beaucoup plus rapidement par une victoire décisive des soviets. Alors une Russie révolutionnaire triomphante aurait fait face à une Europe qui était secouée par les troubles et les mouvements sociaux. »45

L'impact combiné de l'intervention sous toutes ses formes a eu une importance beaucoup plus grande pour la continuation de la guerre civile et pour les choix que les bolcheviks furent obligés de faire dans les domaines économique, politique, et militaire que celle que la plupart des historiens lui accordent. Au niveau psychologique, le soutien des Alliés donna aux Blancs une respectabilité et une importance nationale très éloignée du soutien réel qu'ils avaient dans le pays et augmenta le sentiment d'isolation des Rouges et, les historiens sont d'accord là-dessus, les Blancs ne pouvaient pas se maintenir sans aide externe. Les classes dominantes du monde entier se jetèrent derrière l'assortissement de monarchistes, d'hommes d'extrême-droite et d'officiers qui avaient été renversés, et leur permit de lancer une offensive contre-révolutionnaire. Ceci a eu pour effet de rendre la Russie soviétique incapable de recevoir de l'aide, l'a isolée des mouvements révolutionnaires d'autres pays. L'étranglement et l'isolation de la révolution était l'objectif, et le résultat final, de l'intervention étrangère.

Certaines histoires de la guerre civile non seulement sous-représentent l'étendue de l'intervention des classes dominantes étrangères mais tendent aussi à traiter l'intervention comme une chose entièrement distincte des choix et des décisions prises par la direction bolchevik pendant la guerre. Ceci contribue à l'analyse suivant laquelle les décisions des bolcheviks étaient prises principalement pour des raisons idéologiques. Ainsi Richard Pipes peut écrire : « La guerre civile n'a pas été imposée aux dirigeants communistes par la "bourgeoisie" étrangère et domestique ; elle était au coeur de leur programme politique ».46 Quelle que soit l'utilité de cette tactique pour donner du poids à un point de vue, un tel cloisonnement des facteurs pendant la guerre ne nous aide pas à comprendre mieux les choses. Notre but doit être de comprendre comment les facteurs matériels et idéologiques sont connectés.

J'espère que la section qui précède a illustré l'étendue de la responsabilité étrangère dans la guerre civile et a commencé à répondre à Pipes. L'impact de l'intervention sur les mesures prises par les bolcheviks qui suivirent ne peut pas, à mon avis, être sous-estimée. Sans souhaiter entreprendre une discussion sur des hypothèses, il est clair que la présence de forces hostiles sur le sol russe a eu un rôle décisif dans les politiques économique et militaire des bolcheviks. Pour comprendre comment, il est nécessaire d'examiner les détails de la guerre civile de plus près.

1918

En été 1918 « les obstacles auxquels le gouverement soviétique était confronté semblaient insurmontables ».47 En mai, des mineurs qui défendaient le gouvernement soviétique chancelant à Rostov furent vaincus alors que l'armée allemande fit son entrée aux côtés des Blancs sous le colonel Drovodsky et les Cosaques du Don. Les gouvernements anti-bolcheviks d'Omsk et de Samara étaient établis, et les troupes britanniques débarquèrent à Arkhangelsk, renversèrent le soviet et instaurèrent un gouvernement de la Russie du Nord. Bakou en Azerbaïdjan était aussi occupée par les britanniques. Au cours du même mois Dénikine prit possession de la région du Kouban au sud et l'armée japonaise débarqua à Vladivostok. Le gouvernement bolchevik, à présent basé à Moscou par sécurité, était encerclé par ses ennemis. Trotsky écrivit par la suite qu' « on avait la sensation que tout glissait, se pulvérisait, la sensation de ne pouvoir se raccrocher à rien, s'appuyer sur rien. On en arrivait à se demander si, d'une façon générale, ce pays épuisé, ruiné, réduit au désespoir, aurait assez de sève vitale pour soutenir le nouveau régime et sauver son indépendance. »48

Avec de grandes avancées allemandes au début de 1918 la pression sur le gouvernement soviétique s'intensfia, et la fragile coalition établie avec les Socialistes Révolutionnaires de Gauche commença à se fracturer. Poussés à bout par le besoin de créer un espace dans lequel construire une armée et consolider la révolution, Lénine défendit la paix avec les Puissances Centrales poru terminer l'engagement de la Russie dans la guerre impérialiste : « Nous sommes à présent sans défense. L'impérialisme allemand nous tient à la gorge, et à l'ouest je ne vois pas de poings prolétariens qui aillent nous délivrer des griffes de l'impérialisme allemand. Donnez-moi une armée de 100 000 hommes – mais il faut que ce soit une armée forte, solide qui ne tremble pas à la vue de l'ennemi – et je ne signerai pas le traité de paix ».49 Mettre fin de la guerre avait été une demande centrale qui avait attiré des soutiens aux bolcheviks et l'armée se désintégrait, mais signer le traité isolait les bolcheviks au gouvernment. Les SR de gauche refusaient de tolérer le traité et, en appelant au contraire à la guerre révolutionnaire contre l'Allemagne, quittèrent la coalition et commencèrent une campagne terroriste pour saper le pouvoir bolchevik. Un soulèvement à Moscou et une révolution militaire menée par l'officier SR de gauche Mouraviev échouèrent, mais ils constituaient des coups sévères pour les bolcheviks qui n'avaient encore qu'un squelette d'armée. En août Simbirsk et Kazan étaient prises par les forces du Komoutch et la moitié des réserves d'or du pays furent saisies.

Le traité de Brest-Litovsk arrêta l'avancée allemande, mais l'occupation allemande de l'Ukraine et de grandes parties de la Russie occidentale, ainsi que de la Pologne, de la Lituanie et de la Lettonie, privaient la Russie soviétique de près d'un tiers de sa population, 80% de sa production de fer, 90% de la production de charbon et environ 50% de tous les équipements et usines industriels. L'armée allemande occupait l'un des territoires les plus riches en grain du pays, coupant les lignes de ravitaillement. De plus, le système des chemins de fer était en ruines ; en janvier 1918, 48% du matériel roulant était hors service, ce qui affectait gravement le transport de la nourriture qui venait de Sibérie ou de la Volga. William Chamberlin écrit que « le combat pour le pain était le combat pour l'existence même du régime soviétique ».50

Le manque de carburant et de matières premières entraînèrent des fermetures d'usines et un chômage de masse, qui atteignait 80% à Petrograd. L'hyper-inflation et le rationnement entraînèrent le développement du marché noir. La malnutrition et la maladie étaient répandues : « Les épidémies les plus redoutées, le typhus et le choléra, marchaient main dans la main avec le friod et la faim dans les villes sombres et mornes de la Russie soviétique ».51 Beaucoup d'ouvriers fuirent pour la campagne à la recherche de nourriture – entre 1914 et 1920 la population de Petrograd chuta de 66%, celle de Moscou de 42% et celle de Kiev de 30%.52 Lénine écrit à cette époque : « La Russie est menacée d'une catastrophe certaine. Les transports ferroviaires sont incroyablement désorganisés... Un chômage massif pèse sur nous... Nous courons de plus en plus vite à la faillite, car la guerre n'attend pas et la désorganisation qu'elle entraîne dans toutes les branches de la vie nationale s'aggrave sans cesse. »53

Ces circonstances ont obligé les bolcheviks à prendre des décisions très éloignées de l'idéal socialiste. La nationalisation de l'industrie et l'introduction de la gestion par un seul homme ont remplacé l'autonomie des conseils d'usine – un pas en arrière mais une mesure cruciale alors que la compétition entre les usines rendait impossible une réponse coordonnée aux besoins de l'armée. De plus, les capitalistes et les cadres résistaient à la menace qui planait sur leurs possessions : « Le fait que de telles relations n'évoluent pas amena le retrait de cadres et de propriétaires et exacerba l'effondrement d'usines, d'industries et de secteurs économiques entiers qui, à leur tour, nécessitaient un prise de contrôle complète par les travailleurs et un rôle croissant pour l'Etat comme dernier ressort ».54 La dislocation de l'industrie a eu un impact direct sur la politique agraire. La réquisition des céréales en surplus prises aux paysans pour nourrir les troupes et la classe ouvrière était nécessaire étant donné l'effondrement du commerce et les barrières jumelles de l'occupation et du blocus. C'était aussi une mesure à laquelle toutes les armées sur le sol russe était amenée, les lignes de front se trouvant souvent à des kilomètres des bases de ravitaillement, et les moyens de transport étant gravement endommagés.

Mawdsley pense que l'idée suivant laquelle « les erreurs économiques de la première partie de 1918 ont conduit à la guerre civile... est certainement plus vraie que de dire que ce conflit a mené aux erreurs économiques »,55 mais dans le contexte de la menace envers la révolution les options étaient très limitées, conditionnées non seulement par les priorités de classe des bolcheviks mais aussi par la résistance de l'ordre ancien. Comme l'expliquait Lénine en 1921, « la guerre et la destruction nous ont imposé le "Communisme de Guerre". Cette politique n'était pas et ne pourrait jamais être en accord avec la mission économique du prolétariat. C'était simplement une mesure provisoire ».56 Il est indubitable que le Communisme de Guerre na pas permis une reconstruction économique cohérente en Russie, mais les choix de la révolution étant réduits à la survie à tout prix ou bien la décapitation par les mains de la réaction ces mesures ont permis d'assurer que l'armée pouvait continuer à se battre – il était répondu à la priorité absolue.

Cependant si les bolcheviks avaient été confrontés à des protestations et des révoltes importantes de la part de la classe ouvrière par suite de ces mesures ils n'aurait pas pu continuer. La répression seule ne pouvait pas créer une base sociale pour combattre dans la guerre civile. La réaction des travailleurs à des privations très dures est instructive – il y a eu des protestations, mais là où elles se sont manifestées en ville les travailleurs avaient tendance à participer à des émeutes à cause de la faim que parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec les idées bolcheviks,57 pour deux raisons connexes : la grande majorité d'entre eux ne voulaient pas voir la victoire des Blancs et la restauration d'un système qui était presque universellement haï, et l'impact de l'expérience révolutionnaire avait changé fondamentalement la conscience politique des travailleurs. Comme l'écrit Chamberlin, « la révolution n'est pas une réaction automatique à une quantité donné de souffrances. L'esprit et le caractère du gouvernement au pouvoir, et des forces qui s'y opposent, peuvent être d'une importance décisive ».58 Les idées ne se transforment pas simplement selon des facteurs économiques et matériels – les objectifs et les motivations de la révolution continuaient à vivre intensément dans les conditions du combat et du sacrifice. Les bolcheviks ont conservé le soutien de la population au long de la guerre civile parce que les millions de personnes qui avaient combattu dans les rues pour la révolution, qui avaient à présent dans leur conscience la possibilité de la construction d'une société socialiste, allaient défendre cette vision et continuer à se battre au moins tant que le choix entre la révolution et la réaction se dessinait de manière aussi nette.

L'Armée Rouge

Les priorités de l'Etat soviétique étaient intimement liées à celle de son armée pendant le temps de la guerre civiel. La forme de l'Armée Rouge était déterminée pour une grande partie par la contradiction dans laquelle se trouvait la révolution – la nécessité de combattre un ennemi moderne, bien équipé voulait dire construire une force sérieuse de combat, et en même temps les idéaux socialistes devaient être enracinés dans les hommes et les femmes qui rejoignaient l'armée. L'histoire de l'armée, sa formation, son développement, et sa nature sont des exemples de la lutte pour étendre la révolution et combattre pour le socialisme dans une société assiégée et parcourue de crises.

Certains historiens ont pointé une continuité dans le militarisme de la société soviétique qui partirait de la guerre civile jusqu'au régime stalinien qui suivit. Mark von Hagen, par exemple, écrit que le « discours des procès de Moscou dans les années 30 est un exemple de la réorientation fondamentale de la culture politique qui avait lieu au moins depuis le milieu des années 20, on peut même dire depuis 1917 » [c'est moi qui souligne].59 Il est vrai que la taille massive et l'importance de l'armée ont distordu les idéaux de la révolution et que beaucoup de soldats de l'Armée Rouge allaient devenir des éléments-clés de la bureaucratie stalinienne. Cependant, il n'y a pas de connection ininterrompue entre l'armée construite pour défendre la révolution et celle qui combattit à Stalingrad en 1942 ou qui envahit la Hongrie en 1956. Léon Trotsky, en tant que Commissaire à la Guerre, était en charge de créer une force armée qui pourrait défendre la révolution. Selon lui, « l'armée n'est qu'un élément de la société et souffre de toutes les maladies de celle-ci; elle souffre surtout quand monte la température. »60, et même un bref examen de l'armée montre à quel point elle reflète les priorités de l'Etat. L'armée seule n'a pas dicté la trajectoire de l'Etat soviétique; il serait plus exact de dire que le destin de l'armée était intimement lié à l'étranglement de la révolution russe.

La première guerre mondiale avait laissé derrière elle environ 7 millions de morts, de blessés et de prisonniers russes sur 16 millions de mobilisés – 40% de la la population masculine âgée entre 15 et 49 ans. Les bolcheviks se sont rapidement rendus compte que l'ancienne armée ne pouvait pas être préservée et reconstruite dans les intérêts du nouvel Etat, et encouragèrent les soldats à baisser leurs armes et à rentrer chez eux. Même avant la révolution d'octobre l'armée tsariste était en voie de désintégration. Après la révolution elle fondit complètement. On peut lire dans les écrits militaires de Trotsky : « La révolution est née directement de la guerre, et l'un de ses slogans les plus importants était de réclamer la fin de la guerre... pourtant la révolution elle-même fit apparaître de nouveaux dangers de guerre, qui continuèrent à augmenter ».61 Mais l'armée ne voulait pas combattre : « Elle avait accompli une révolution sociale interne, en chassant les officiers des classes possédantes et bourgeoises et en instaurant des organes d'autogouvernement révolutionnaire...[des mesures] nécessaires et correctes du point de vue de la destruction de l'ancienne armée. Mais une nouvelle armée capable de combattre ne pouvait certainement pas en sortir ».62

La première défense organisée de la révolution était une armée de volontaires constituée par la milice ouvrière, les Gardes Rouges, qui comptait environ 40 000 membres en octobre 1917 – entre 3 000 et 4 000 d'entre eux armés – et environ 100 000 volontaires. La seule force substantielle était la Brigade des Tirailleurs Lettons. Ce n'était pas une armée normale; les Gardes Rouges étaient en service roulant et élisaient leurs officiers. Dans les unités de l'armée qui survivaient, les comités de soldats existaient toujours. Il est incroyable, et c'est un signe de l'importance des espoirs révolutionnaires parmi les soldats, qu'ils aient pu être convaincus de combattre face à la puissance organisée des allemands ou des tchécoslovaques. En février 1918 les Gardes Rouges et des unités survivantes de l'ancienne armée furent balayés par les allemands à Narva, ce qui rendit plus évident encore qu'une force plus centralisée et plus disciplinée allait être nécessaire pour que la révolution survive. C'était une tâche contradictoire; réinstaurer la discipline et construire l'armée d'en haut au moment où des sections de l'ancienne armée étaient encore en train de s'éloigner de ces éléments de leur vie passée. Sans surprise, la stratégie de Trotsky – la construction d'une armée régulière, le recrutement d'officiers de l'armée tsariste en tant que « spécialistes militaires », la dispersion des comités de soldats et l'absorption des Gardes Rouges dans l'Armée Rouge – provoqua la colère et la défiance de beaucoup de gens. L'idée d'une armée centralisée allait à contre-courant d'un mouvement révolutionnaire, et il y avait une intense hostilité de la base envers les anciens officiers. L'utilisation de « spécialistes militaires » posait évidemment problème, mais des efforts furent faits pour éviter des nominations impopulaires, ainsi que le décrit Iline-Jenevski, un bolchevik du Commissariat Militaire de Petrograd à cette époque : « Nous avons établi une liste de tous les anciens officiers qui souhaitaient servir dans l'Armée Rouge et nous l'avons publiée... Pendant une période de dix jours tout citoyen... avait le droit de s'opposer à la nomination proposée de n'importe lequel de ces anciens officiers ».63

La nécessité d'une telle armée était un recul par rapport à l'idéal socialiste de travailleurs armés comme force de défense, mais l'armée n'a pas retrouvé la nature de l'armée tsariste. L'armée ne devait pas être seulement une machine militaire, mais aussi une force politique. Organisée sur une base de classe, elle provoqua un « hurlement frénétique d'indignation de la presse bourgeoise »,64 qui dénonçait la désorganisation et la nature chaotique de l'armée à ses débuts. Pourtant un ancien général tsariste contrastait la nouvelle armée avec l'ancienne alors qu'elle se désintégrait : « De l'extérieur, les deux peuvent paraître identiques – habillement débraillé, manque de respect envers le rang, accomplissement sans soin des devoirs militaires – mais cela c'était le manque d'ordre d'un ordre qui se brisait, tandis que ceci c'est le manque d'ordre d'une structure qui n'a pas encore été assemblée. on sentait le déclin, on goûtait la mort : ici nous avons le chaos d'un processus nouveau, maladroit de construction et de formes incomplète, pas encore établies pour de bon ».65

Afin de préserver le caractère révolutionnaire de l'armée et de garder un contrôle serré sur l'appareil militaire, chaque officier était couplé à des commissaires politiques venus des organisations socialistes et anarchistes. Chaque armée – il y en avait 16 au plus fort de la guerre – avait un Conseil Militaire Révolutionnaire (section politique) comprenant habituellement deux commissaires qui travaillaient avec le commandant militaire, et qui contresignaient chaque ordre. Le commissaire politique était « le représentant direct du pouvoir des soviets dans l'armée ».66

L'Armée Rouge faisait face à un ennemi puissant. Pendant l'été 1918, alors que les tchécoslovaques et le Komoutch se déployaient en Sibérie, l'Armée blanche des Volontaires se renforçait jusqu'à compter entre 35 000 et 40 000 homes, 86 canons et 3 million de roubles volés aux paysans du Kouban. En août les Blancs occupaient la Sibérie, la Moyenne Volga et une grande partie de l'Oural, et l'Etat ouvrier était confronté à une force plus forte, mieux entraînée et mieux équipée qu'elle. Comme l'écrit Chamberlin, « Le conflit avec les tchécoslovaques et la montée de la contre-révolution russe qui l'a accompagné plaçaient les dirigeants bolcheviks devant une alternative déplaisante : créer sans trop de retard une armée qui se battrait et obéirait à des ordres au lieu d'en débattre, ou bien s'effondrer dans un tourbillon de défaite sanguinaire et de vengeance féroce de la part des classes qu'ils avaient écartées de la propriété et du pouvoir ».67

Avec la guerre civile à grande échelle qui s'abattait sur eux les bolcheviks n'avaient pas de choix autre que de mobiliser en plus grande quantité. La conscription commença dans les quartiers ouvriers et les territoires les plus menacés. Presque immédiatement il était clair qu'une mobilisation réussie allait de pair avec la garantie du ravitaillement des villes. Les protestations lors de la mobilisation étaient dans leur grande majorité liées à la faim – c'était un impératif militaire autant que politique de faire en sorte que l'armée et les villes fussent nourries.

Nonobstant la faim, la majorité des travailleurs de Moscou et de Petrograd répondirent à l'appel : « A la table où les conscrits s'inscrivaient de longues queues se formèrent bientôt. Mais il n'y avait pas de tumulte, pas d'esclandres. Nous avions le sentiment que les travailleurs étaient conscients de l'importance du devoir qu'ils accomplissaient. » se rappelle Iline-Jenevski.68 L'armée crût de 331 000 en août 1918 à entre 600 000 et 800 000. Les nombres des combattants dans les grandes batailles de la guerre civile étaient faibles à l'échelle de la Première Guerre Mondiale. Les deux parties comptaient au plus 100 000-150 000 combattants dans une bataille donnée, les blancs comptant 600 000 soldats distribués sur quatre fronts à leur summum pendant l'été 1919. Mais avec un meilleur équipement et une direction bien formée ils pouvaient vaincre les Rouges si ces derniers n'avaient qu'un nombre égal de soldats. Et à partir pratiquement de rien, comme en témoigne Iline-Jenevski, « Nous avons construit, imperceptiblement, pierre par pierre, une nouvelle force armée pour notre république. Tout comme une nouvelle fourrure pousse sur un animal affaibli et blessé pendant qu'il est en convalescence, nous nous sommes couverts de baïonnettes et sommes apparus de plus en plus terrifiants à nos adversaires. Le sang commençait à couler plus rapidement dans nos veines ».69

La situation militaire fut sérieusement exacerbée par l'insurrection SR de gauche à Moscou et la mutinerie de Mouraviev. Un nombre substantiel de SR de gauche occupaient des positions imporantes dans l'armée, aussi les événements de juillet menèrent-ils à un large appel des membres du Parti Communiste (nouvelle appellation des bolcheviks depuis mars 1919) pour renforcer la composition politique de l'armée. Le PC s'incorpora de manière organique dans l'armée. En octobre 1919 il y avait 180 000 membres du PC dans l'armée, et 278 000 en août 1920. De grands nombres de travailleurs qui rejoignaient le parti au cours de la guerre rejoignaient l'armée : « D'après des chiffres officiels pour les travailleurs de Moscou environ 70% des 20-24 ans, 55% des 25-29 ans et 35% des 30-35 ans ont rejoint l'Armée Rouge ».70 Ils formaient l'épine dorsale politique de l'armée : leur rôle en tant qu'organisateurs de l'armée et de révoltes locales dans des territoires tenus par les Blancs était absolument crucial – les révolutionnaires formaient le système nerveux de l'armée.

Les sections politiques jouaient un rôle central pour l'élévation de la conscience politique et culturelle de l'armée. Un demi-million de soldats rejoignirent le parti pendant la guerre, et l'armée combattait pour en faire autant de révolutionnaires que possibles. Dans ce but, malgré le manque de ressources, les sections politiques imprimaient un grand nombre de pamphlets, de journaux, d'affiches et de tracts, et instaurèrent des cours d'alphabétisation et des bibliothèques mobiles pour combattre l'illettrisme afin que les soldats puissent lire des nouvelles des autres fronts et prendre une part active aux débats qui avaient lieu dans le nouvel Etat. Au printemps 1919 il y avait des cours quotidien de lecture et d'écriture. A la fin 1920 il y avait 3 000 écoles des l'Armée Rouge, 60 théâtres amateurs, et des bibliothèques avec des salles de lecture dans tous les clubs de soldats. L'attention portée à l'éducation politique dans l'armée est résumée par le premier emblème de l'armée : le marteau et la faucille avec un fusil et un livre. Comme l'écrit Trotsky dans son autobiographie, « Les tâches de l'éducation socialiste étaient étroitement rattachées par nous à celles de la guerre. Les idées dont on prend conscience sous le feu sont acquises fortement et pour toujours. ».71

John Reed a laissé un témoignage de l'ambiance des écoles :

Un de ces vieux professeurs donna une conférence sur « L'Art de la Guerre » dans laquelle il glorifiait le militarisme... Podvoisky, représentant du Parti Communiste et du Commissariat à la Guerre, se leva immédiatement. « Camarades étudiants ! »s'écria-t-il, « Je m'oppose à l'esprit du dernier discours. C'est vrai, il est nécessaire d'apprendre l'art de la guerre, mais seulement afin que la guerre puisse disparaître pour toujours. L'Armée Rouge est une armée de paix. Notre emblème, notre étoile rouge avec la charrue et le marteau, montre ce qui est notre but – la construction, pas la destruction. Nous ne faisons pas de soldats professionnels – nous n'en voulons pas dans notre Armée Rouge. Dès que nous aurons écrasé la contre-révolution – dès que la révolution internationale a mis fin pour toujours à l'impérialisme, alors nous jetterons nos fusils et nos épées, alors les frontières seront abolies, et nous oublierons l'art de la guerre ».72

Construire une armée dans un pays déjà dévasté par la guerre n'est pas chose facile. Les désertions étaient un problème chronique pour toutes les forces de la guerre civile. Dans l'Armée Rouge, c'est un facteur que beaucoup d'historiens citent pour illustrer la nature ténue de la loyauté envers le gouvernement soviétique. Il y eut beaucoup de désertions – 1 760 105 en 1919, l'année avec les chiffres les plus hauts – mais les chiffres ne nous disent rient des motivations des déserteurs. Les chiffres des désertions comprennent ceux qui n'ont pas répondu à l'appel. Le spécialiste de l'Armée Rouge sur la désertion, Olikov, donne pour ce chiffre 75% en 1919, avec 18-20% de déserteurs en chemin pour le front, et seulement 5-7% de déserteurs venant d'unités combattantes. Ces chiffres peuvent être comparés avec le taux d'enrôlement pour Komoutch en 1918 (30 000 sur une population de 12 millions) et le fait que les armées Blanches étaient elles aussi confrontées à un manque persistent de renforts.

Les conditions physiques, qui étaient atroces, étaient la cause principale de désertion, même si dans certains cas des soldats désertaient en direction du front, où la nourriture et l'équipement étaient meilleurs ! Von Hagen indique une étude de 1918 qui montre qu'un grand nombre désertait « non parce qu'ils étaient des ennemis implacables de la révolution, mais simplement parce qu'ils ne recevaient pas leurs rations. Beaucoup de ces soldats allaient revenir, après quelques jours d'absence, avec des provisions de pain ».73

Et en 1919 alors que la majorité de l'armée était constituée par des paysans, il y avait des désertions saisonnières – les soldats se battaient en hiver et moissonaient en été, surtout si le front se situait près de chez eux. C'est un phénomène qui est utilisé pour montrer l'opposition aux bolcheviks dans la paysannerie, mais qui peut tout aussi bien démontrer un haut niveau de motivation parmi les soldats. Pour allier aux problèmes spécifiques de la paysannerie les bolcheviks offraient des subventions et des exemptions d'impôts à ceux qui ne pouvaient pas aller moissonner. Ce type de mesures ont aidé à mettre fin aux désertions de masse et les chiffres ne grimpèrent plus jamais aussi haut.

Même si la désertion était traitée comme un crime très grave, la discipline « draconienne » des bolcheviks n'était pas aussi impitoyable qu'on ne le fait croire. Dans la deuxième moitié de 1919 – alors que le gouvernement soviétique était confronté aux plus graves dangers – 612 déserteurs furent exécutés sur 1 426 729. C'est à dire une écecution sur 2 231 déserteurs. On peut comparer cela aux chiffres pour l'armée britanniques pendant la Première Guerre Mondiale, où 278 exécutions eurent lieu sur 2 094 soldats accusés de désertion, d'avoir quitté leur poste, ou d'absence. Un déserteur sur sept a été exécuté. L'armée britannique a également limité ses exécutions presque exclusivement à l'infanterie – seuls trois officiers furent exécutés pour quoi que ce soit – tandis que dans l'Armée Rouge des commissaires et des commandants étaient tenus responsable si les soldats désertaient ou battaient en retraite. En général la désertion était punie par des amendes, la confiscation de propriété et du travail dans les unités de l'arrière. La grande majorité des déserteurs russes sont revenus vers l'armée volonairement quand on leur promettait une amnistie.74

Comme phénomène de masse, la désertion reçut comme réponse des aides matérielles aux soldats et à leurs familles, une expansion de l'éducation politique et la promotion des ouvriers et des paysans pour redresser l'équilibre dans l'armée – de sort qu'à la fin de la guerre civile seulement 34% des commandants étaient des spécialistes militaires, et plus de 65 000 ouvriers paysans et Communistes avaient pris leurs places. Les régiments et les brigades avec le plus grand nombre de membres du parti étaient presque uniformément ceux où le moral était au plus haut. Un rapport de la deuxième brigade sur le front du sud en été 1919 note que les « conscrits sont très peu fiables et leur moral est bas. Il y a des déserteurs. » La solution proposée n'était pas la répression : « Il est essentiel qu'un grand nombre de travailleurs politiques soient envoyés comme commissaires politiques pour effectuer du travail de parti ».75

L'attitude des bolcheviks envers la désertion était, comme tous les autres aspects du régime, intégrée dans une compréhension de ses racines sociales. Trotsky expliquait que tout régiment et toute unité de l'armée était composée d'une minorité d'hommes dévoués et prêts au sacrifice, une minorité de soldats démoralisés et hostiles, et « entre les deux minorités, un nombreux milieu d'incertains, d'hésitants. La débâcle se produit lorsque les meilleurs périssent ou sont réduits à s'effacer, lorsque ceux qui tiennent à leur peau ou les ennemis prennent le dessus. Ceux de la moyenne, en pareil cas, ne savent qui suivre et, à l'heure du danger, se laissent aller à la panique. »76 La répression contre cette vaste majorité ne pourrait que creuser un fossé entre la révolution et ses soldats. La solution de l'Armée Rouge – mettre en place de nouveaux dirigeants et une éducation révolutionnaire – servait l'objectif double d'élever le moral et de développer la conscience révolutionnaire pour un plus grand nombre de soldats.

Cette approche n'était pas celle de l'Armée Populaire ni celle des armées Blanches. Sous le Komoutch, des désertions de masse donnaient lieu à la répression : « Des dirigeants paysans étaient fouettés et pendus en public, des otages étaient pris pour obliger les déserteurs à sortir de leur cachette, et des villages entiers étaient complètement brûlés quand des soldats refusaient de se rendre ».77 Les autorités de Dénikine à Rostov « publiaient continuellement des listes de déserteurs cosaques, avec le nombre de coups de fouet qu'ils allaient recevoir ».78 Les déserteurs formaient souvent des bandes de partisans pour combattre le régime Blanc : « L'antagonisme suscité par bien des traits de la politique de Dénikine et par bien des actes des ses administrateurs locaux était si amer que les efforts pour effectuer des mobilisations en Ukraine étaient plutôt susceptibles d'amener des rébellions et de nouveaux "fronts internes" que des recrues fiables ».79

Même si l'on fait beaucoup de bruit autour des désertions paysannes de masse et la faiblesse relative de l'enracinement communiste dans la paysannerie, il est clair, comme Read le concède, que la paysannerie :

En dernière analys préférait les institutions soviétiques arbitraires et oppressives au retour des Blancs... Malgré les difficultésils ont fourni des recrues. 77% des 4 millions de soldats de l'Armée Rouge étaient composés de conscrits paysans en 1920. Ils ont doné de grandes quantités de céréales pour répondre aux besoins de l'armée et une proportion de ce dont la ville avait besoin. Plus symptomatique encore, les Blancs n'ont été soutenus par des nombres substantiels de paysans nulle part dans tout l'empire.80

1919 – le plus grand danger

La première fois que la nouvelle armée réussit à contrer de manière décisive les forces Blanches fut à Sviiajsk, une petite ville près de Kazan sur le front est, qui était tenue par les troupes tchécoslovaques en août 1918. Quand Trotsky arriva il fut accueilli par une scène de désespoir et de désordre dans les troupes. Comme il l'écrivit par la suite, « La panique sortait du sol même... Tout s'en allait en poussière, on ne savait à quoi se reprendre, la situation semblait irréparable. ».81 En quelques semaines Trotsky allait transformer une collection incohérente d'hommes effrayés et démoralisés en une vraie force de combat – l'épine dorsale de la Cinquième Armée. Les historiens voient souvent ce succès comme étant bâti sur la répression seule, mais la répression n'était pas le facteur décisif. Comme l'écrit Trotsky, « ce n'est pas par la terreur que l'on fait des armées. Ce n'est pas faute de répression que l'armée du tsar s'était décomposée... Pour notre armée, le ciment le plus fort, ce furent les idées d'Octobre. »82 Et on trouvait le ciment dans le train de Trotsky – deux locomotives qui transportaient une presse d'imprimerie, un télégraphe et des stations de radio, son propre générateur, une bibliothèque et un garage – dans lequel il vécut constamment pendant deux ans et demi, voyageant de front en front en amenant constamment propagande, arguments, et pression aux troupes.

Les efforts de Trotsky portèrent leur fruit quand la Cinquième Armée reprit Kazan en septembre 1918. A prèsent l'Armée Rouge avait une force de 70 000 soldats sur le front est, renforcée par un afflux de membres du parti, et elle reprit Simbirsk et Samara aux forces du Komoutch en octobre. Les forces Blanches désertaient en grands nombres, aussi démoralisés que l'avaient été les Rouges deux mois auparavant.

En novembre 1918 éclata la révolution allemande, qui balaya la monarchie et promettait d'accomplir les espoirs d'internationalisme. Iline-Jenevski apprit la nouvelle dans un théâtre : « L'annonce suscita une sorte de rugissement, et des applaudissements frénétiques faisaient trembler le théâtre pendant plusieurs minutes. Il y avait du bruit et du mouvement partout. On voulait parler et parler sans fin. Le voilà, il était venu, le soutien du prolétariat d'Europe de l'ouest ».83 Mais la perspective du retrait allemand de Russie signalait aussi le péril d'une invasion alliée. Lénine expliquait : « Premièrement, nous n'avons jamais été aussi proches de la révolution prolétarienne internationale qu'aujourd'hui. Deuxièmement, nous n'avaons jamais été dans une position aussi dangereuse qu'en ce moment ».84

Les Blancs virent dans l'effondrement allemand la possibilité d'une aide Alliée substantielle pour leur cause et, en possession de l'ouest du Kouban à la fin 1918, Dénikine fit une poussée vers le sud vers les montagnes du Caucase et la mer Caspienne, où ses forces prirent Stavropol à l'Armée Rouge de Taman. Les Blancs ouvrirent une brèche dans le front Rouge tenu par la onzième Arméee en janvier 1919. En février l'Armée Rouge du Nord Caucase n'existait plus. Les Blancs firent 50 000 prisonniers, et saisirent aussi des armes et des provisions, et les troupes Rouges qui avaient évité la capture fuirent à travers le désert vers Astrakhan, la onzième Arméee perdant à elle seule 25 000 hommes en chemin à cause du typhus. Sur le front est, Koltchak avait pris la ville de Perm en décembre 1918 et s'était déplacé vers l'ouest pour prendre Oufa dans les premiers mois de 1919 avant d'être repoussé au-delà des Ourals et hors de Sibérie à la fin de l'année, ses troupes fortes de 400 000 hommes étant décimées par les désertions et des combats de partisans à l'arrière.

En juin 1919 Dénikine fit une poussée vers le nord à partir du Don en prenant Kharkov, Iekaterinoslav et Tsaritsyne (appelée par la suite Stalingrad), Dénikine rédigea la Directive de Moscou, qui était censée être une attaque sur trois fronts du coeur du pouvoir soviétique. Les Blancs finirent par atteindre Orel, à seulement 400 kilomètres de Moscou. Les six mois de combat qui s'ensuivirent furent âpres, et les privations subies par la population étaient dévastatrices. John Reed écrivit :

L'hiver fut plus horrible qu'on ne peut l'imaginer. Personne ne saura jamais ce qu'a subi la Russie. Parfois les transports cessaient presque... Il y avait, et il y a, assez de céréales dans les greniers de province pour bien nourrir tout le pays pendant deux ans, mais on ne peut pas le transporter. Pendant des semaines entières, Petrograd était sans pain. De même pour le carburant – de même pour les matières premières. L'armée de Dénikine tenait les mines de charbon du Don et les puits de pétrole de Grozny et de Bakou...Dans les grandes villes comme Moscou et Petrograd le résultat était désastreux. Dans certaines maisons il n'y avait pas de chauffage du tout pendant tout l'hiver. Des trains remplis de passagers tombaient en panne dans des provinces reculées et les passagers mouraient de faim et de froid.85

Les Blancs avaient leurs propres problèmes. Étirés sur plus de 1 500 kilomètres de front avec peu de réserves, avec les mêmes problèmes de révoltes de partisans à l'arrière et de manque de soutien populaire qui avaient tourmenté Koltchak, ils perdaient peu à peu du terrain à Orel. La prise de Voronej par la cavalerie Rouge marqua un tournant sur le front du sud. A la fin novembre l'armée de Dénikine était en train de s'effondrer, en perpetrant d'horribles pogroms contre les juifs d'Ukraine au cours de sa retraite.

Au plus fort des combats sur le front du sud, le général Blanc Ioudénitch, un homme décrit par Victor Serge comme « le bourreau parfait », lança une attaque sur Petrograd à partir de sa base en Estonie. Réorienter des troupes occupées à combattre Dénikine s'avérant impossible, la défense de Petrograd fut assurée par la population du berceau de la révolution. Trotsky se dépêcha de revenir à Petrograd pour prendre les commandes. Il renforça la septième Armée qui défendait la ville et prépara les ouvriers à des combats de maison en maison si nécessaire. Serge était témoin des événements :

En quatre jours, des secours sont venus de tous les points de la Russie. Au radio lancé par Zinoviev et qui disait simplement : « Pétrograd en danger ! », on a répondu de partout. Les trains de ravitaillement, qui se dirigeaient vers différents points du pays, sont venus - sans attendre d'instructions spéciales - décharger leurs stocks de vivres à la gare de Nikolas...Tout Pétrograd donne une impression d'intense labeur. Redoutes et barricades sortent de terre... les tranchées sont prêtes... A quelques mètres au-devant, des ouvrières tendent des fils de fer barbelés.86

La ville était prête, mais n'a pas eu besoin de combattre. Les lignes Rouges tinrent, et Ioudénitch fut repoussé aux alentours de la ville à la fin octobre et complètement refoulé en novembre. Les dernières forces Blanches restantes se replièrent en Crimée, à présent sous les ordres du général Wrangel.

Pensant la guerre finie, les bolcheviks se mirent à démobiliser d'importantes parties de l'Armée Rouge à la fin 1919. La situation intérieure était une situation de crise profonde. La population civile souffrait de privations abominables – la malnutrition chronique, les épidémies et le froid tuèrent des milliers de personnes. La situation sanitaire était minimale. Des patients mouraient de froid sur leur lit d'hôpital. Des unités de l'Armée Rouge étaient employées comme armées du travail pour reconstruire le réseau ferré et tenter de réparer l'infrastructure en miettes de la Russie.

Mais après trois mois de calme, en avril et en mai 1920 les troupes polonaises commandées par Pilsudski envahirent la Lithuanie et la Galicie orientale, qui faisait partie de l'Ukraine indépendante sous le dirigeant nationaliste Petlioura. Avec les partisans de Petlioura, et soutenue par les français, l'armée polonaise forte de 738 000 hommes attaqua le front sud ouest de l'Armée Rouge. Elle était épuisée, avec 30% de malades du typhus. Le gouvernement soviétique lança une nouvelle campagne de recrutement pour contrer la menace.

Après avoir d'abord réussi à repousser l'armée polonaise, l'Armée Rouge alla plus loin et lança une attaque sur Varsovie dans l'idée que les travailleurs polonais allaient se soulever contre Pilsudski. Quels qu'aient été les mérites de cette stratégie d'un point de vue militaire, ce fut un désastre d'un point de vue politique. Avançant vers Varsovie avec l'objectif d'amener la révolution en Pologne, l'armée fut repoussée, sans le moindre signe d'un soulèvement ouvrier pour l'accueillir. Trotsky raconte que la profondeur du sentiment révolutionnaire parmi les travaileurs de Pologne n'était pas claire pour la direction soviétique. De fait, expliqua-t-il, les occasions de faire de la guerre de défense une guerre offensive révolutionnaire avaient échoué parce que le mouvement en Pologne n'avait pas mûri quand l'Armée Rouge entra dans Varsovie : « Là, où les armées en action comptent par journées et semaines, le mouvement des masses populaires se calcule d'ordinaire par mois et années. Si l'on ne tient pas compte exactement de cette différence des vitesses, les roues dentées de la guerre ne peuvent que casser les roues dentées de la révolution, et non pas les mettre en mouvement ».87 L'invasion de la Pologne est considérée comme une preuve que les bolcheviks ont toujours eu l'intention d'exporter le « socialisme » par la force. Il est clair que la tentative d'étendre la révolution par la force était une tentative erronée de trouver un raccourci au pouvoir ouvrier en Pologne – mais ce n'était pas une prémonition du « socialisme » imposé par Staline.

Il y a un monde entre l'invasion d'un pays dans l'espoir de stimuler la révolution et le faire afin de l'écraser, comme le fit la Russie stalinienne en Hongrie en 1956, par exemple. Ce que les bolcheviks désiraient par dessus tout à ce moment, et depuis 1917, c'était l'internationalisation de la révolution et l'instauration d'un authentique socialisme démocratique ouvrier.

De plus la direction bolchevik n'était pas unanime sur la question de la Pologne. Trotsky était en désaccord avec Lénine, car il n'était pas satisfait du projet d'amener la révolution à la classe ouvrière polonaise, « à la pointe de la baïonnette ». Mais plutôt que d'exprimer le désir de dictature de Lénine, l'invasion de la Pologne illustre ce qui est la thèse centrale de cet article – à quel point les bolcheviks étaient affectés par les impératifs imposés par trois années de guerre durant laquelle toute la société a été tournée vers l'effort de guerre, et étaient prêts à tout pour mettre fin à leur propre isolement. En absence de révolution ailleurs la direction savait très bien que la révolution russe ne pourrait pas survivre. La tentative de stimuler la révolution par un pur effort de volonté fut un échec, mais découlait de la situation difficile dans laquelle ils se trouvaient.

La guerre avec la Pologne redonna aussi un dernier souffle aux derniers reliquats des armées Blanches. Tous les yeux étant tournés vers l'ouest, Wrangel saisit sa chance de faire une poussée hors de Crimée – à présent le dernier refuge de centaines de milliers de partisans des Blancs – vers la Tauride du nord et dans le Kouban. C'était une dernière tentative de rallier des forces qui échoua sur le même écueil de législation répressive sur la terre et de nationalisme grand-russe qui avaient contribué aux échecs de Koltchak et de Dénikine avant lui. Pour le troisième anniversaire de la révolution l'Armée Rouge, ayant repoussé Wrangel en Crimée, mit en déroute son armée et il fut forcé d'évacuer 145 000 partisans des Blancs dans des navires de guerre français et britanniques.

Pourquoi les Blancs ont perdu

Malgrè les immenses privations des années de guerre les bolcheviks réussirent à vaincre les forces immenses qui s'étaient dressées contre eux. Pour Richard Pipes, qui est prêt à attribuer le début de la guerre à l'idéologie bolchevik, les « facteurs décisifs » pour l'issue de la guerre « sont d'une nature objective ».88 Par « objective », il entend la taille géographique de la Russie, le contrôle bolchevik d'un territoire avec une population plus nombreuse, et la plus grande quantité d'armes du côté Rouge.

Il est certain que les bolcheviks étaient plus forts dans les bastions urbains, relativement protégés de l'intervention Allié directe dans le nord, la Sibérie et la Crimée. La taille du pays et la location des ennemis de la révolution à ses périphéries, où ils avaient été poussés dans les premiers mois de la guerre, laissa d'abord au gouvernement soviétique le temps de construire une armée. Cependant, les distances immenses posaient aussi des problèmes énormes pour le mouvement et le ravitaillement des troupes – avec des fronts en mouvement constant l'Armée Rouge a dû s'étirer sur un vaste territoire afin de protéger le centre. La dislocation des transports, y compris le contrôle Allié du chemin de fer Transsibérien et les combats continus dans la région de la Volga, ont annulé beaucoup des avantages potentiels qu'il y avait à être au centre d'un réseau ferré, en rendant difficile le transports des ravitaillements et en nécessitant la réquisition de nourriture par les soldats du front.

Selon les chiffres de Pipes, les bolcheviks contrôlaient les territoires avec la plus haute concentration d'industries de guerre, avec 46,3% à Moscou et Petrograd, 38,6% dans les Ourals sous occupation Blanche, et 25,1% en Pologne et dans les territoires occupés par les allemands à l'ouest. Cependant, comme le reconnaît Pipes lui-même, cet « avantage » douteux était une abstraction, car « en 1918 les industries de défense russes avaient pratiquement cessé de fonctionner » et ne redémarrèrent pas avant la fin de cette année.89 Même quand la production recommença il y avait des problèmes énormes pour réapprovisonner l'armée. Le déclin massif de la production industrielle, couplé aux dysfonctionnements des transports et à la séparation d'avec les régions contenant des matières premières, signifièrent que les bolcheviks se contentaient de stocks de l'armée tsariste. Même s'il y a avait des stocks importants (2,5 millions de fusils, 12 000 canons, 2,8 million d'obus d'artillerie), Trotsky décrivit l'héritage tsariste comme étant chaotique: « Il y avait trop de certaines choses, pas assez d'autres choses, et, par ailleurs, nous ne savions tout simplement pas ce que nous possédions. »

Le blocus des Alliés aggrava encore la situation, en empêchant tout fourniture de matériel militaire aux bolcheviks depuis l'étranger – un problème dont les Blancs ne souffraient pas. En conséquence, un rapport de la Cinquième Armée sur le front de l'est note que « 50% des hommes de l'Armée Rouge n'ont pas de chaussures, de manteaux ou de sous-vêtements. Quand les nuits deviennent froides, les maladies causées par le froid augmentent tous les jours. »90 Même quand des fournitures étaient envoyées elles n'arrivaient pas toujours jusqu'aux fronts: « En été 1919 il y avait une pénurie aiguë de balles ; les armées sur le front sud, où les combats à ce moment étaient particulièrement âpres, étaient obligés de vivre au jour le jour, avec des stocks de balles qui n'auraient pas été considérés suffisants pour un régiment pour une seule journée de combat intensif pendant la Première Guerre Mondiale ».91

En 1920, après que la production de guerre ait été remise sur pieds, Trotsky pouvait écrire : « Nous n'avions pas de réserves. Chaque fusil, chaque cartouche, chaque paire de bottes étaient envoyée, directement de la machine ou du tour qui l'avait produit, vers le front. » Les avancées de l'Armée Rouge en était souvent affecté : « La fourniture en munitions et fusils donna toujours bien du fil à retordre. Parfois, le fil cassait. Alors, nous perdions des hommes et du terrain. ».92

Les circonstances objectives prises isolément ne signifiaient par conséquent pas que la victoire de l'Armée Rouge était inévitable. Si les bolcheviks n'avaient pas pu compter sur un soutien politique plus grand que pour leurs ennemis les avantages offerts par leurs circonstances objectives auraient été beaucoup moins décisifs. De même, des facteurs considérés comme « objectifs » du côté Blanc – les difficultés de recrutement, la dépendance envers des armées non fiables comme les Cosaques, les hésitations des puissances Alliées et le manque de coopération entre armées – sont tous influencés par les choix politiques fait par eux et par d'autres groupes de la société.

Les régimes Blancs rendait les terres et les usines aux propriétaires, déniaient aux travailleurs leurs droits syndicaux, et se caractérisaient par la corruption, la décadence, la spéculation et une âpre répression de la population. La classe au nom de laquelle les Blancs combattaient était faible et déclinante, et donnait dans son agonie de sauvages coups de griffes. Dans les centres industriels contrôlés par les Blancs un règne de terreur envers les ouvriers était habituel.

Dans le Donbass, un ouvrier sur dix était exécuté si la production de charbon baissait, et « certains ouvriers étaient tués simplement parce qu'ils étaient ouvriers, avec le slogan "Mort aux mains calleuses".93

Koltchak tout autant que Dénikine considéraient que leur mission étai la restauration d'une « Russie grande et indivisible », une politique qui rebutait leurs alliés potentiels parmi les Cosaques – dont beaucoup refusèrent de combattre dans les dernières batailles de la guerre civile. Une grande partie de la population sous le règne de Dénikine était composée de non-russes qui n'avaient aucun intérêt à faire revenir l'oppression de la « prison des peuples » tsariste.

Le refus de Koltchak de tolérer l'indépendance de la Finlande causa le refus de la Finlande de soutenir la marche de Ioudénitch sur Petrograd pendant l'hiver 1919.

Les régimes Blancs ne réussirent pas à mobiliser des grands nombres de gens. Les classes qui s'identifiaient à eux – les officiers, les propriétaires terriens, les propriétaires d'usines, la classe moyenne et l'intelligentsia – suffisaient sans doute pour construire une armée forte et attirer l'aide extérieure, mais les soulèvements plus larges contre les bolcheviks qu'ils espéraient ne survinrent pas. Dénikine fit de grands efforts pour baser l'idéologie Blanche « sur des symboles simples, incontestables », mais comme il le recconnut lui-même, « Ceci s'avéra extraordinairement difficile. "La politique" fit irruption dans notre travail. Dans la vie de l'armée aussi, elle fit spontanément irruption ».94

Décrit par l'un des généraux de Koltchak comme « Dans l'armée, la décadence ; chez les officiers, l'ignorance et l'incompétence ; dans le gouvernement, le pourrissement moral, la discorde et les intrigues d'ambitieux égotistes ; dans le pays, les soulévements et l'anarchie ; dans la vie publique, la panique, l'égoïsme, les pots-de-vin et toutes les espèces de scélératesse »95 le régime Blanc d'Omsk était une dictature brutale et arbitraire. Il liquida les syndicats et procéda à des représailles féroces contre les paysans qui abritaient des partisans – représailles qui révoltaient la population et en poussèrent beaucoup vers le bolchevisme. Quand Omsk fut prise par l'Armée Rouge en novembre 1919, ce fut avec la participation volontaire d'un grand nombre de recrues paysannes. Dans beaucoup de villes de Sibérie les travailleurs renversèrent le régime de Koltchak avant que les troupes Rouges n'arrivent. A Irkoutsk un Centre Politique fut établi pour gouverner à la place des Blancs, qui fut à son tour remplacé par un comité révolutionnaire essentiellement bolchevik mis en place par les travailleurs en janvier 1920, auquel Koltchak fut livré après sa capture.

Les Blancs ont perdu parce qu'ils étaient moins populaires dans les classes majoritaires en Russie, un facteur qui gêna leurs capacités militaires quand il devint nécessaire de construire une vaste armée de conscrits. Comme le nota Lénine en juillet 1919, « c'est précisément cette mobilisation générale qui perdrait Dénikine comme elle a perdu Koltchak. Tant que son armée était une armée de classe, tant qu'elle était composée de volontaires, ennemis du socialisme, elle était stable et forte. Mais dès qu'il a imposé le service obligatoire, il pu, évidemment, mettre promptement sur pied des troupes. mais plus elles sont nombreuses, moins c'est une armée de classe et plus elle est faible. »96 C'est précisément ce qui arriva – des révoltes à l'arrière de l'armée de Dénikine le forcèrent à y renvoyer des troupes du front, et le fait assurer la conscription d'une population hostile augmenta ses difficultés, en affaiblissant sa capacité d'avancer sur Moscou.

Un autre « facteur objectif » cité par Pipes est le « sens peu développé du patriotisme dans la population russe »,97 une position qui correspond à l'analyse menchevik de cette époque du peuple russe comme un ensemble de masses immatures, turbulentes, sans conscience de ce que signifiaient la révolution et la guerre. Mais le patriotisme n'était pas peu développé au début de la Première Guerre Mondiale – même si 1 million de déserteurs avaient été attendus, seuls quelques milliers sur 15 millions répondirent à la mobilisation. Ce qui arriva par la suite fut l'effondrement du nationalisme et de la loyauté envers la vieille classe dominante, et pas en avant fantastique de la conscience collective. Il serait plus juste d'attribuer le manque de popularité des Blancs au changement généralisé des attitudes au-delà du nationalisme russe vers le gouvernement autonome et la liberté nationale, un objectif incarné par le parti bolchevik et que les Blancs menaçaient d'anéantir.

Pipes explique que la prétention bolchevik à un soutien de masse est « entièrement inapplicable » alors qu' « il est assuré et maintenu par la force ».98 Il est clair que la répression était une composante de la guerre civile. Renverser l'ancienne classe dominante et lui mener la guerre ne peut être qu'autoritaire et répressif. Friedrich Engels a écrit : « Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit, c'est l'acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l'autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s'il en est ».99 Il pointait la simple réalité qu'afin d'être victorieuse la révolution doit être préparée à se montrer sans merci avec ses ennemis, internes et externes.

Pourtant, la répression n'était pas le facteur décisif pour la conservation du pouvoir par les bolcheviks. La classe ouvrière et la paysannerie russes avaient fait la révolution pour terminer une guerre et s'étaient retirés des tranchées malgré les menaces de répression. Ce serait défier la logique que de prétendre que les bolcheviks auraient pu construire et maintenir une armée de 3 millions d'hommes et les mobiliser pour de nouveaux combats simplement par la force. La meilleure forme de recrutement était l'enthousiasme. Alors que les Blancs ne pouvaient proposer que le monde ancien ou pire, les bolcheviks avaient – malgré les privations – pris le pouvoir aux exploiteurs, donné la terre aux paysans et établi le contrôle ouvrier. Les choix politiques ne peuvent pas être réduits simplement à des réactions à des circonstances « objectives ». Ceux qui soutenaient les bolcheviks défendaient les avancées de la révolution afin de les étendre, et étaient donc motivés par des émotions beaucoup plus positives que la peur.

Ceci est un fait qui échappe peut-être aux historiens contemporains, qui n'a pas échappé à l'attention des Blancs. L'un de leurs espions à Petrograd en 1919 nota dans un rapport que « les éléments ouvriers, au moins une grande partie d'entre eux, ont toujours des inclinations bolcheviks... Du point de vue psychologique, ils identifient le présent avec l'égalité et le pouvoir des soviets et les Blancs avec l'ancien régime et son mépris pour les masses ».100 Au plus fort de la poussée de Koltchak vers l'ouest au printemps 1919 les ouvriers d'Orenbourg organisèrent la défense de leur ville en en empêchèrent la prise par les Blancs, et quand Dénikine menaça Toula, la principale base d'armements des Rouges, 250 000 déserteurs affluèrent à nouveau vers l'Armée Rouge simplement d'Orel et de Moscou. Le prix de la victoire Blanche aurait été l'annihilation des avancées d'Octobre, et la majorité de la population ne voulait pas du tsarisme ou de la dictature.

En fait, si les blancs avaient gagné, l'alternative aurait été bien pire que la restauration de l'ancien régime. A mesure que la guerre balayait le centre, l'alternative était de plus en plus claire. Comme le plastronnait depuis l'exil en Allemagne après la prise du pouvoir par Mussolini l'un des généraux de Koltchak, Sakharov, « Le mouvement Blanc était dans son essence la première manifestation du fascisme ».101

Les puissances impérialistes étaient tout aussi conscientes de la solidité de la popularité des bolcheviks. Un memo pour le ministère britannique de la guerre en juillet 1919 illustre ceci : « Il est impossible d'expliquer la stabilité du gouvernement bolchevik par le seul terrorisme... Quand les fortunes bolcheviks semblaient au plus bas, une offensive des plus vigoureuses fut lancée devant laquelle les forces de Koltchak sont encore en cours de retraite. Non pas le terrorisme, ni même un patient acquiescement, mais quelque chose comme l'enthousiasme est nécessaire pour cela. Nous devons admettre que l'actuel gouvernement russe est accepté par le gros du peuple russe ».102

Le débat récent

Ces dernières années le débat sur la révolution russe a changé. L'effondrement du stalinisme a amené un renforcement de la position d'historiens conservateurs comme Richard Pipes selon laquelle la révolution d'octobre était un coup d'état, le totalitarisme était une caractéristique du parti bolchevik depuis le début, et la guerre civile a permis l'accomplissement des objectifs dictatoriaux des bolcheviks.

Bien qu'écrite au milieu des années 70, la phrase du socio-historien Roger Pethybridge, « La violence de la guerre civile était un résultat de la prise du pouvoir par Lénine sans un mandat général »,103 trouve son écho dans la formulation plus récente d'Evan Mawdsley : « La guerre civile et le stalinisme étaient des conséquences probables de la prise de pouvoir ».104 Une approche de la révolution et de ses suites peut être observée dans des textes se basant sur l'histoire sociale, sur la perspective de la classe ouvrière et de la paysannerie, mais qui arrivent à des conclusions qui sont le miroir de l'approche conservatrice. La conclusion du livre d'Orlando Figes, La Tragédie d'un Peuple, et que le destin de la révolution était inévitable, car la population était trop arriérée et immature pour empêcher les bolcheviks d'utiliser la révolution à ses propres fins.

Ces deux courants historiques sur la Russie sont en partie alimentés par un découragement envers le projet révolutionnaire après l'effondrement du stalinisme. Cependant, autant la résurgence des attitudes conservatrices de la Guerre Froide que l'émergence de livres pessimistes, quoique plus libéraux, sont liées aux faiblesses de l'approche d'authentiques socio-historiens durant les deux dernières décennies.105 Ces historiens, parmi lesquels Diane Koenker, William Rosenberg, Daniel Kaiser et Steve Smith, ont écrit de bons textes, montrant une sympathie globale pour le projet révolutionnaire. Cependant, un manque de clarté sur la nature de l'Union Soviétique après la montée du pouvoir de Staline a amené uen confusion généralisée depuis l'effondrement du stalinisme. Sheila Fitzpatrick l'a résumée ainsi : « Tous les chercheurs sérieux sur l'ex-Union Soviétique sont en cours de réajustement conceptuel, tout comme les physiciens et les biologistes le feraient s'ils étaient confrontés à un afflux soudain de nouvelles données expérimentales, pour ne pas mentionner un nouveau mode d'expérimentation ».106

L'approche de l'histoire par en bas adoptée par ces historiens a également souffert de sa concentration sur le mouvement populaire à l'exclusion des autres forces de classes de la société russe – une faiblesse qui contribue à une croyance selon laquelle les options des bolcheviks pendant la période de la guerre civile étaient déterminées exclusivement par les demandes et les aspirations des ouvriers et des paysans, et non pas formés également par le rôle des autres classes à la fois en Russie qu'à l'étranger.

La question de l'idéologie et de la conscience de classe est aussi importante ici. L'approche de l'historie par en bas accepte qu'il y avait un soutien du mouvement populaire aux bolcheviks, mais elle tend à voir cette connection comme étant une coïncidence, les idées politiques des travailleurs étant un résultat direct des changements sociaux qui avaient lieu, de sorte qu'ils s'éloignèrent des bolcheviks à mesure que les circonstances sociales changeaient. Une analyse équilibrée du champ politique durant la guerre civile doit cependant prendre en compte non seulement l'impact des circonstances sociales sur les idées politiques et les identifications partidaires, mais aussi la façon dont le processus de la révolution a immensément transformé la politique, et la force de l'ancrage de ces idées pendant la guerre civile. Si l'on ne comprend pas à quel point les conceptions sur la société ont été transformées, il est impossible de comprendre pleinement comment la guerre civile a été menée, et encore moins comment elle a été gagnée. Comme l'a écrit Mike Haynes, ne pas intégrer le rôle de la politique dans l'histoire sociale amène les historiens à prendre une position qui :

...considère en même temps la divergence [entre les bolcheviks et le mouvement populaire] comme étant inévitable et qui s'approche de la position défendue par beaucoup de mencheviks après octobre 1917... selon laquelle les bolcheviks chevauchaient la crête d'une vague momentanée et auraient dû avoir le bon sens de se rendre compte que cela ne pouvait pas durer et par conséquent refusé le pouvoir. Cela absout également, bien sûr, les autres partis de toute responsabilité pour les développements de la révolution qui suivirent et affaiblit l'analyse des choix qu'ils ont fait.107

Les faiblesses de la socio-histoire peuvent être vues dans le livre de Christopher Read From Tsar to Soviets. En cherchant à replacer le mouvement populaire au coeur de la révolution et de la guerre civile, Read accepte néanmoins le lien Lénine-Staline, en prétendant que ce furent « les bolcheviks, et non la contre-révolution, qui écrasèrent le mouvement populaires – pendant la guerre civile, au moment de Tambov et Cronstadt et, pour finir, à travers la collectivisation et la Grande Terreur qui ont semblé l'avoir extirpé pour de bon ».108

L'interrelation entre politique et circonstances matérilles est particulièrement évidente pendant la période de la guerre civile : le processus révolution a transformé les idées politiques, et les impératifs politiques ont donné leurs formes aux mesures politiques et militaires. Cependant une analyse qui comprend l'indépendance relative de la conscience perd de sa puissance si l'idéologie est ensuite vue comme le moteur du changement historique. Ainsi Read, en insistant que « chose ironique, une raison, peut-être la raison-clé de l'échec du "scénario de rêve" ne se trouvait pas parmi les ennemis de la révolution sur la droite... mais parmi ses "amis" bolcheviks, »109 arrive à une conclusion proche de l'opinion conservatrice selon laquelle l'idéologie bolchevik, et non les circonstances matérielles, étaient à la base de la dégénérescence de la révolution.

L'héritage

La révolution emporta la victoire dans la guerre civile, mais en payant un prix immense.

La guerre civile a dévasté la production industrielle : la production industrielle totale chuta de 18% à partir de son niveau déjà extrêmement bas d'avant-guerre. En 1920 la production de fonte n'était que de 2,4% de son niveau d'avant-guerre, le chiffre équivalent pour le charbon étant de 27%, pour le sucre de 6,7%, pour les machines de génie électrique 5,4% et pour les biens en coton 5,1%.110

Le blocus étranger a réduit les importations et les exportations à une fraction minuscule de leur niveaux de 1917, avec comme conséquences l'extension de la faim et de la maladie. A la fin de la guerre 350 00 personnes étaient mortes sur le champ de bataille et 450 000 de maladie. Entre la fin 1918 et la fin 1920 la faim, le froid et la maladie ont tué 9 millions de personnes – le typhus a tué un million de perssones durant la seule année 1920. L'effort de guerre avait « pillé toute la Russie » et détruit une grande partie de ses industries. Les courroies de ventilateur étaient arrachées des machines pour faire des bottes pour l'armée ; 64 des plus grandes usines de Petrograd ont dû fermer par manque de carburant. Selon l'historien de l'économie Kritsman, « Une telle chute des forces productives... d'une société immense de 100 millions de personnes... est sans exemple dans l'historie de l'humanité ».111 Il est difficile d'exprimer toute l'ampleur du cataclysme pour la société russe. Read la résume bien : « Des termes tels que crise et effondrement sont utilisés fréquemment aujourd'hui, même pour décrire des situations où la croissance économique chute au-dessous de 2%. Il n'y a pas de mot assez fort quand on parle de la situation de la Russie pendant ces années ».112

L'impact de la guerre n'était pas seulement économique. Toutes les grandes classes sont passés par des changements gigantesques :

La structure sociale de la Russie n'avait pas été simplement renversée; elle était brisée et détruite. Les classes sociales qui s'étaient battues si implacablement et furieusement au cours de la guerre civile étaient toutes, avec l'exception partielle de la paysannerie, soit épuisées et prostrées ou pulverisées. L'aristocratie terrienne avait péri dans ses maisons en flammes et sur les champs de bataille de la guerre civile; les survivants s'étaient échappés à l'étranger avec les restes des armées Blanches qui se dispersaient selon les vents. De la bourgeoisie, jamais très nombreuse et n'ayant jamais eu vraiment confiance en elle au point de vue politique, beaucoup périrent aussi ou émigrèrent. Ce qui avaient sauvé leurs peaux.... étaient simplement l'épave de leur classe ».113

Quoique victorieux contre leurs ennemis de classe, la classe ouvrière était dévastée elle aussi. Dans la Russie globalement elle était réduite à 43% de ses anciens effectifs. La population de Petrograd a chuté de 2,4 millions en 1917 à 574 000 en 1920 – une chute de 76% par rapport à octobre 1917. Ceux qui travaillaient dans les usines étaient souvent d'autres ouvriers que ceux qui avaient fait la révolution. L'armée avait asseché les centres urbains des travailleurs les plus militants, qui étaient remplacés dansles usines par des paysans qui souvent n'avaient pas le même enthousiasme révolutionnaire. A la fin de la guerre, les bolcheviks dirigeaient au nom d'une classe qui était au mieux l'ombre de ce qu'elle avait été : « Le premier gouvernement prolétarien dans le monde a dû regarder la classe sur laquelle elle prétendait se baser diminuer à partir d'une position minoritaire déjà faible ».114

Naturellement, le parti lui-même changeait à mesure que la classe ouvrière se désintégrait. Les distorsions parmi les bolcheviks n'avaient pas de motivations idéologiques. Un parti révolutionnaire dépend de ses liens et de ses racines dans la classe ouvrière, en apprenant de la classe comme en la dirigeant. Sans cette classe, le parti devient isolé – le sang dont il a besoin pour maintenir sa santé est réduit dramatiquement. De plus, formant les troupes d'élite de l'Armée Rouge, 50% des membres du Parti Communiste qui ont combattu dans la guerre civiel ont été tués, blessés ou sont tombés malades après les grandes batailles, estime-t-on. Les cellules du parti en-dehors de l'armée ont aussi été frappées durement par la guerre. La composante ouvrière du parti s'est érodée. En 1917 les ouvriers avaient formé 60% du parti ; en 1920-1921 cette proportion était tombée à 41%, dont le gros travaillait pour l'Etat ou pour l'armée plutôt que dans les usines. Des carriéristes adhérèrent en grands nombres, diluant encore plus la composition du parti. En même temps, le gouvernement soviétique règnait sur une majorité paysanne de plus en plus hostile. Il y eut des grèves à Petrograd, des révoltes à la campagne, et la garnison de Cronstadt se mutina en mars 1921. Une fois les ennemis immédiats vaincus, les privations que la population avaient endurées pendant trois ans devinrent la cause de conflits dramatiques avec le gouvernement.

Pour comprendre les changements dans le parti il est essentiel de comprendre l'impact de la dégénérescence social et du désastre économique sur les principes et l'idéologie politique. La distance entre les rêves et la réalité s'était agrandie considérablement au cours de la guerre, amenant parfois les bolcheviks à chanter les louanges de mesures mises en oeuvre du fait d'une terrible nécessité. Il y eut des mouvements politiques profonds dans ces circonstances – il aurait été incroyable qu'il n'y eut point. Mais ceci ne signifie pas que le stalinisme était le résultat inévitable de la politique bolchevik, ou que le léninisme révolutionnaire contenait en lui-même les germes de sa propre destruction. Comme l'écrivit Victor Serge, « On dit souvent que ‘le germe du stalinisme dans son entier était dans le bolchevisme à ses débuts’. Et bien, je n’ai pas d’objections. Seulement, le bolchevisme contenait beaucoup d’autres germes, une masse d’autres germes, et ceux qui ont vécu l’enthousiasme des premières années de la première révolution socialiste feraient mieux de ne pas l’oublier. Juger un homme vivant d'après les germes mortels que l'autopsie révèle dans un cadavre – et qu'il a pu porter en lui depuis sa naissance – est-ce bien raisonnable ? »115

La volonté politique et l'enthousiasme révolutionnaire accomplirent des miracles au cours de la guerre civile, dans un contexte de conditions sociales désastreuses. Mais les bolcheviks ne pouvaient pas construire une société socialiste par la simple force de la volonté. Il est remarquable que les bolcheviks ait tenu aussi longtemps, et c'est un signe de l'organisation et de la discipline du parti, et de l'impulsion puissante que la révolution avait donné à la créativité et à l'engagement, que même en 1928, lors de la consolidation du pouvoir de Staline, il a été obligé de balayer physiquement ses derniers vestiges en assassinant ou en exilant les vieux bolcheviks.

Il est à regretter que tant d'historiens, manquant d'idées claires sur la nature du régime qui a fini par décapiter la révolution, ont fait des concessions à la théorie d'une connection inévitable entre la Russie révolutionnaire et la Russie stalinienne. En replaçant la période de la guerre civile dans son contexte historique, en essayant de déterminer le poids relatif des circonstances objectives et de l'idéologie dans la période la plus dramatique de l'histoire de la révolution, il est possible de contrer ces arguments avec une analyse plus complète.

Heureusement, le stalinisme est mort maintenant, et dans le contexte du brouhaha idéologique qui en résulte, il y a un potentiel énorme pour qu'une lecture authentique de la révolution russe soit adoptée plus largement, non comme une leçon d'histoire, mais comme un guide pour les révolutionnaires d'aujourd'hui.

Notes

1V P Butt, A B Murphy, N A Myshov and G R Swain (eds), The Russian Civil War: Documents from the Soviet Archives (Macmillan, 1996), pviii.

3 M Ferro, October 1917 (Routledge, 1980), p161.

4 Ibid, p162.

5 Ibid, p164.

7 C Read, From Tsar to Soviets (UCL, 1996), p191.

8 E Mawdsley, The Russian Civil War (Allen & Unwin, 1987), p22.

10 Le Parti Socialiste Révolutionnaire, dont la base était essentiellement paysanne, avait scissionné en Gauche et Droite en novembre 1917, les SR de gauche participant à un gouvernement de coalition avec les bolcheviks.

11 V P Butt et al, op cit, p8.

12 O Figes, A People's Tragedy (Pimlico, 1996), p582.

13 V P Butt et al, op cit, p33.

14 M von Hagen, The Soldier in the Proletarian Dictatorship (Cornell University, 1990), p125.

15 V P Butt et al, op cit, pvii.

16 R Pipes, op cit, p63.

17 E Mawdsley, op cit, p43.

18 W Chamberlin, The Russian Revolution, vol 1 (Princeton, 1987), pp409-410.

19 Ibid, p411.

20 Cité in V Serge, L'an un de la révolution russe,  (La Découverte, 1997), p.225

21 Ibid

22 M Phillips Price, Dispatches from the Weimar Republic (Pluto, 1999), p47.

23 E Mawdsley, op cit, p283.

24 V P Butt et al, op cit, p43.

25 R Pipes, op cit, p74.

26 Cité ibid, p46.

27 J F C Fuller, The Decisive Battles of the Western World (Paladin, 1970), p403.

28 R Pipes, op cit, p12.

29 C Read, op cit, p184.

30 R Pipes, op cit, p74.

31 E Mawdsley, op cit, p283.

32 E H Carr, The Bolshevik Revolution 1917-1923, vol 2 (Pelican, 1971), p130.

33 R Pipes, op cit, p79.

34 Ibid, p79.

35 O Figes, op cit, p652.

36 W Chamberlin, op cit, vol 2, p170.

37 Ibid, p162.

38 J Reed, Shaking the World: Revolutionary Journalism (Bookmarks, 1998), p246.

39 E H Carr, op cit, p245.

40 E H Carr, op cit, p246.

41 Cité in Pipes, op cit, p419.

42 Note Ibid p419.

43 C Read, p292.

44 J Jacobson, When the Soviet Union Entered World Politics (University of California, 1994), p13.

45 W Chamberlin, op cit, vol 2, p171.

46 R Pipes, op cit, p6.

47 C Read, op cit, p193.

48 Léon Trotsky, Ma Vie, chapitre 33

49 Cité in E Wollenberg, The Red Army

50 W Chamberlin, op cit, vol 1, p425.

51 Ibid, p106.

52 M Haynes, 'Social History and the Russian Revolution', in Essays on Historical Materialism (Bookmarks, 1998), p69.

54 C Read, op cit, p239.

55 E Mawdsley, op cit, p75.

56 Cité dans E Wollenberg, op cit, p12.

57 W Chamberlin, op cit, vol 1, p420.

58 Ibid.

59 M von Hagen, op cit, p334. chapitre VIII

61 L Trotsky, How the Revolution Armed: Military Writings (New Park, 1979), vol 1, p4.

63 A F Ilyin-Zhenevsky, The Bolsheviks in Power (New Park, 1984), p70.

64 Ibid, p14.

65 Quoted ibid, p34.

67 W Chamberlin, op cit, vol 2, p23.

68 A F Ilyin-Zhenevsky, op cit, p118.

69 Ibid.

70 Cité in C Read, op cit, p254.

71 Léon Trotsky, Ma Vie, chapitre 35

72 John Reed, Soviet Russia now

73 John Reed, Shaking the World: Revolutionary Journalism (Bookmarks, 1998), p46.

74 E Wollenberg, op cit, p43.

75 V P Butt et al, op cit, p98.

76 Léon Trotsky, Ma Vie, chapitre 34

77 O Figes, op cit, p583.

78 W Chamberlin, op cit, vol 2, p265.

79 Ibid.

80 C Read, op cit, p237.

81 L Trotsky, Ma Vie, chapitre 33

82 L Trotsky, Ma Vie, chapitre 34

83 A F Ilyin-Zhenevsky, op cit, p128.

84 Cité par W Chamberlin, op cit, vol 2, p121.

85 J Reed, op cit, p243.

86 Victor Serge, La Ville en Danger, Pétrograd, L'an II de la révolution russe, in l'An I de la Révolution Russe (La Découverte, 1997), pp. 500-501 

87 L Trotsky, Ma Vie, chapitre 37

88 R Pipes, op cit, p9.

89 Ibid, p12.

90 V P Butt et al, op cit, p99.

91 W Chamberlin, op cit, vol 2, p35.

92 L Trotsky, Ma Vie, chapitre 34

93 O Figes, op cit, p665.

94 Cité par R Pipes, op cit, p14.

95 Ibid, p195.

96 Lénine, La Situation Actuelle et les Tâches Immédiates du Pouvoir des Soviets, Oeuvres Complètes, tome 29,  (Editions Sociales, 1962), p.464

97 R Pipes, op cit, p135.

98 Ibid, p136.

99 F Engels, De l'autorité

100 Cité par O Figes, p674.

101 C Read, op cit, p198.

102 Cité par R Pipes, op cit, p97.

103 R Pethybridge, The Social Prelude to Stalinism (Macmillan, 1977), p79.

104 E Mawdsley, op cit, p289.

105 Ma compréhension des débats actuels sur la révolution doit beaucoup à Mike Haynes. Pour une discussion plus complète et plus pointue, voir son texte Social History and the Russian Revolution, in Essays on Historical Materialism, op cit; 'The Debate on Popular Violence and the Popular Movement in the Russian Revolution', in Historical Materialism 2 (Summer 1998); et 'The Return of the Mob', in Journal of Area Studies 13, 1998.

106 S Fitzpatrick, 'Better To Bend the Stick too Far', London Review of Books, 4 February 1999.

107 M Haynes, 'The Return of the Mob', op cit.

108 C Read, op cit, p293.

109 Ibid, pp292-293.

110 Voir T Cliff, Lenin, vol 3, (Bookmarks, 1987), pp86-87.

111 Cité par E Mawdsley, op cit, p288.

112 C Read, op cit, p192.

114 C Read, op cit, p193.

Voir en ligne : source : numéro 86 de la revue INTERNATIONAL SOCIALISM JOURNAL, été 2000 Copyright © International Socialism

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